Par la vitre de la voiture, Morgana ne voyait qu'un chemin de boue entre deux rangées de haies derrière un portail dont le métal avait rouillé. Elle échangea un regard entendu avec Arthur. Ces vacances ne promettaient rien qui vaille.

« On descend », ordonna le chauffeur d'une voix bourrue.

«Je vous demande pardon ? » répliqua Arthur qui n'avait pas l'habitude qu'on lui parle sur ce ton.

« C'est la fin de la route, jeune homme, la voiture ne peut pas aller plus loin. Alors on descend. »

« Mais, demanda Morgana qui pensait qu'ils auraient plus de succès en faisant appel à la raison de ce grossier personnage qu'en tapant des poings, comment allons-nous amener nos bagages jusqu'à la maison ?

- Ça c'est pas mon problème. »

Quelques instants plus tard, la voiture et leur odieux chauffeur faisaient demi tour, laissant les deux enfants à la barrière, une douzaine de valises à leur pieds.

« Mon père en entendra parler ! » hurla Arthur au véhicule qui s'éloignait. Morgana s'assit sur une des valises et sortit un de ses romans.

Ces vacances seraient sans aucun doute les pires de toute leur vie.

Après ce qui leur parut des heures, les enfants virent arriver une petite carriole tirée par un âne.

« Un âne. Sérieusement ! » s'écria Arthur. Morgana était d'accord. Ils venaient de traverser le pays dans un véhicule archaïque en très mauvaise compagnie, et maintenant ils devaient monter dans une charrette comme de vulgaires campagnards ? Comme elle semblait loin la Daimler Fifteen de l'Oncle Uther, avec sa banquette en cuir rembourrée, ses repose-pieds et les sucreries dans le mini-bar... La vieille femme qui menait l'âne descendit pour ouvrir le lourd portail. Ni Morgana ni Arthur ne levèrent le petit doigt pour l'aider. Aussitôt la barrière ouverte, la vieille femme remonta sur sa carriole avant de les dévisager.

« Vous êtes Arthur et Morgana Pendragon ? » demanda-t-elle d'un ton sec.

Les enfants acquiescèrent, se demandant un instant s'il n'aurait pas mieux valu mentir et rester au milieu du chemin.

« Et bien, jappa la vieille, qu'est-ce vous attendez ? Chargez vos valises ! »

Déjà la poitrine d'Arthur se gonflait d'indignation. Morgana essaya de lui faire comprendre silencieusement que protester n'arrangerait pas leurs affaires. Arthur ravala ses plaintes, mais pendant tout le trajet qui les séparait de la demeure de Jenkins, il resta dans un coin de la charrette, la mâchoire serrée, les sourcils froncés, à bouder comme le petit garçon qu'il restait bien malgré lui.

Le professeur Jenkins vivait loin de tout, dans un petit manoir en pleine cambrousse. Jusqu'ici, Morgana et Arthur n'avait jamais entendu parler de ce prétendu ami de la famille, mais la guerre avait éclaté, la mère d'Arthur était morte, et il avait paru bon de les envoyer tous deux le plus loin possible des bombardements. Arthur avait supplié son père de le garder auprès de lui, après tout il avait douze ans, il était presque un homme. Morgana avait jeté un regard assassin à son oncle, mais cela n'avait pas empêché Uther Pendragon de les renvoyer tous deux dans leur chambre sans leur accorder la moindre importance.

Morgana détesta l'endroit au moment où elle y posa le pied. Le manoir, quoique plus grand que leur habitation de Londres, semblait à l'abandon. Les bois étaient humides, les rideaux défraichis, les pièces sombres et irrespirables. Le parquet et les marches de l'escalier grinçaient, il y avait de la poussière sur les meubles et des araignées dans les coins. On aurait pu croire que personne n'avait vécu là depuis des siècles.

« Le docteur Jenkins sera absent jusqu'à la fin de la semaine, expliqua Miss Macready d'une voix sèche. Les mêmes interdictions s'appliqueront, que le professeur soit présent ou non au manoir. »

Aux mot « interdictions », Morgana et Arthur échangèrent un regard entendu que tous les employés de la famille Pendragon connaissaient et redoutaient : c'était le regard du complot.

« Il est interdit de courir... »

En dehors des attentes non négociables d'Uther, les enfants Pendragon n'avaient jamais reçu de discipline.

« De crier... »

Enfin il aurait été plus juste de dire qu'ils ne s'y étaient jamais vraiment soumis.

« D'utiliser le monte-charge à mauvais escient... »

Si le caractère infect d'Arthur s'accompagnait toujours d'une certaine franchise, Morgana de son côté était passée maître dans l'art de contourner toute forme de règlement. Qui avait-il d'amusant à se faire prendre quand il était possible d'éviter la punition ?

« De toucher les œuvres d'arts et les artéfacts historiques... »

Chacun de leur côté, les enfants Pendragon pouvaient se montrer parfaitement insupportables, il arrivait d'ailleurs souvent qu'ils tournent leur tempérament belliqueux l'un contre l'autre. Quand ils décidaient d'oublier leurs différents, ils devenaient infernaux.

« Et surtout, il est absolument interdit de déranger le professeur. »

Morgana aurait pu faire remarquer à l'austère gouvernante que sa liste d'interdictions étaient bien courte et énumérer un nombre incalculable de bêtises qu'elle avait omis d'interdire, par exemple, « brûler les rideaux ». Mais il serait bien plus drôle de le lui rappeler une fois le fait accompli.

La jeune fille se promit de mettre en œuvre un de ses plans quand elle vit l'aspect de sa chambre.

Pour elle, qui était habituée aux sols cirés et aux tapis moelleux, aux fauteuils élégants, aux doubles-rideaux de soie, aux coussins brodés et aux édredons en plumes, la chambre était aussi austère que les cellules des couvents où l'on enfermait les héroïnes de ses livres.

« Ne retroussez pas le nez ainsi, la réprimanda Miss Macready, estimez-vous plutôt heureuse d'avoir une chambre pour vous seule. »

Maigre consolation, se dit Morgana alors que la vieille harpie emmenait Arthur à l'autre bout du couloir. Comment pourrait-elle faire sans secrétaire et sans coiffeuse, avec une seule armoire et aucune étagère pour ses livres ? Le parquet grinçait, les draps étaient rêches et les couvertures en laine brune grossière.

Rien d'insurmontable, se dit-elle, il suffirait de ne pas dormir de tout l'été.

« Vous déchargerez vos valises avant le souper, et vous me retrouverez à la cuisine à 19h précises »fit la voix de Miss Macready qui passa dans le couloir et descendit les escalier sans lui accorder un regard.

Aussitôt, Arthur déboula dans la chambre et s'assit sur le lit.

« J'appelle père ce soir, dit-il plein d'assurance, il ne nous laissera pas moisir ici quand il saura comment on nous traite.

- Je ne pense pas qu'ils aient le téléphone, répondit Morgana les mains sur les hanches. Descends de mon lit immédiatement.

- Sinon quoi ?

Morgana croisa les bras. « Tu n'a pas envie de le savoir. »

Arthur, absolument pas impressionné, s'allongea de tout son long sur le lit. « Vraiment ? dit-il avec un sourire condescendant, et bien j'ai décidé que ce serait ma chambre. Tu n'as qu'à prendre l'autre. »

Morgana ne répondit pas à la provocation, elle attrapa un des oreillers en plume et l'abattit d'un grand coup sur le visage de son cousin. Il y eut un moment de silence, puis Arthur grogna de sous le coussin.

« ça fait mal ! se plaignit-il.

- Sors de ma chambre », ordonna Morgana.

Arthur bondit sur ses pied et défia Morgana du regard, mais elle ne cilla pas. Elle n'était pas une vulgaire enfant des rues que sa brute de cousin pouvait effrayer à l'envie. Et qu'il essaye une fois de lever la main sur elle, pour voir. Le garçon quitta la pièce en marmonnant que de toute façon sa chambre était mieux et que si elle n'avait pas été sa cousine...

Morgana monta ses affaires le sourire aux lèvres. Tourner Arthur en ridicule était un petit plaisir qu'heureusement elle n'avait pas eu à abandonner en quittant la maison de l'oncle Uther.

Le repas ne dura pas longtemps, et il fut à la hauteur du reste de la journée : incroyablement décevant. Les enfants, fatigués du voyage et lassés d'avoir dû transporter et défaire seuls leurs valises avaient tacitement décidés de ne pas commencer leurs manigances avant le lendemain. Ils ne s'étaient pas attendus à ce que la gouvernante lance les hostilités d'elle-même. Pour commencer, il n'y avait ni viande, ni œufs, ni pain, ni fruit et ni dessert. Ce qu'on leur servait à manger ne pouvait s'apparenter qu'à une chose : des racines. C'était un affront délibéré, ce qu'Arthur fit remarquer. La gouvernante déclara d'un air pincé que c'était du panais et qu'en temps de guerre le rationnement valait pour tout le monde. Morgana rétorqua que même le rationnement n'empêchait pas le cuisinier de l'oncle Uther de faire des repas convenables. Mrs Macready se récria, bégaya et s'empourpra, ce qui fit glousser les enfants. Mais ils ne purent pas profiter longtemps de leur victoire. Quand ils eurent attendu presque une heure qu'on leur prépare autre chose, et que, vaincus par la faim, ils se résignèrent finalement à finir leur assiette sous le regard indifférent de la gouvernante, Morgana et Arthur se sentir plus humiliés qu'ils ne l'avaient jamais été.

Le soir, Morgana lisait tranquillement un de ses romans préférés à la lumière de la bougie quand on frappa à la porte.

« Entrez » dit-elle.

C'était Arthur, en pyjama et robe de chambre. Cette fois-ci, Morgana se réinstalla pour qu'il puisse s'assoir à côté d'elle sur le lit. Ils restèrent un moment sans rien dire à regarder sombrement le sol, sachant tout deux à quoi pensait l'autre et ne voulant pas être le premier à mentionner à haute voix leur misérable situation.

« Ce n'est que pour deux mois » finit par dire Morgana.

Arthur hocha vigoureusement la tête. Deux petits mois, et ils seraient de retour dans leurs internats respectifs, où on ne leur laissait peut-être pas faire ce qu'ils voulaient mais où au moins ils étaient traités selon leur rang.

« Tu crois qu'on pourra voir Gwen ? » demanda Arthur pour parler d'autre chose

« Aucune idée. Je ne sais même pas si le professeur à reçu ma lettre... »

Malgré leurs efforts, la froide indifférence de la Macready pendant le repas, tout comme la grossièreté du chauffeur et l'obligation de porter eux-mêmes leurs valises planaient au-dessus de leur tête, leur rappelant que, cette fois, ils n'avaient pas eu le dernier mot.

« Elle va payer. » murmura Arthur sombrement.

Et ce fut au tour de Morgana d'acquiescer.

Mais le lendemain matin, la gouvernante n'était nulle part dans la maison. Les enfants comprirent avec horreur qu'elle les avait encore doublés : elle était parti faire une course en ville et ne leur avait rien laissé pour déjeuner. Pour se venger, Arthur et Morgana arpentèrent le manoir en long et en large, veillant à poser les doigts sur absolument tous les bibelots, déplaçant quelques meubles et jetant la réserve de légume dans le monte charge. La Macready répliqua par un coup bas. Elle oublia purement et simplement de les appeler pour le repas du midi, et Arthur et Morgana durent voler des pommes de terre crues pour ne pas mourir de faim à l'heure du goûter. Le soir, ils se présentèrent en avance au dîner, et mangèrent sans prononcer un seul mot.

Seuls à leur étage, Arthur tempêta et se plaignit beaucoup, Morgana rumina de nombreux plans machiavéliques, mais ce la ne changeait rien : la Macready avait gagné, et plus rien ne pouvait empêcher que cet été soit le plus abominable de leur existence toute entière.