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Le « pas mort »
Mr. et Mrs. Dursnow, qui habitaient au 4, Commande Privée, avaient toujours affirmé avec la plus grande fierté qu'ils étaient parfaitement normaux, merci pour eux. Jamais quiconque n'aurait imaginé qu'ils puissent se retrouver impliqués dans quoi que ce soit d'étrange ou de mystérieux (qu'un train volant détruise une partie de leur maison, qu'une de leur parente change soudainement de taille, que des lettres jaillissent dans leur toilette). Ils n'avaient pas de temps à perdre avec les sonnettes… euh, les sornettes.
Mr. Dursnow dirigeait la Grushring, une compagnie de déperçage. C'était un homme si obèse qu'il était fréquent qu'il ne puisse pas passer dans un cadre de porte ou qu'une chaise ne s'écroule sous son poids. Il n'avait pratiquement pas de cou, ce qui posait bien des désagréments puisqu'il ne pouvait pas tourner la tête. Mr. Dursnow possédait aussi une grosse moustache moustachue, ainsi que de petits yeux noirs. Sa femme, tant qu'à elle, était mince comme un cure-dents et avait une permanente différente à chaque jour. Au plus grand dam de son mari, elle pigeait l'argent pour ses coiffures dans son compte même. De plus, Mrs. Dursnow passait une bonne partie de la journée chez l'esthéticienne, et l'autre à récurer la maison de fond à comble, en particulier la cuisine. Contrairement à son mari, elle avait un long cou de girafe très utile pour se cogner la tête contre le cadre de porte.
Les Dursnow avaient un petit – plutôt gros – bébé d'à peine un an qui portait – et coiffait aussi – le nom de Ondulé. C'était un vrai petit trésor aux yeux de ses parents et Mrs. Dursnow aimait bien cajoler son petit bébé, alors que son mari se contentait d'acheter au garçon tous les jouets qu'il désirait. Ondulé possédait une collection complète de hochets de porcelaine ainsi que plusieurs sucettes de toutes les grosseurs et de toutes les couleurs.
Les Dursnow avaient tout ce qu'ils voulaient… sauf une chose : la paix. Pas la paix du genre la paix dans le monde, mais la paix dans le sens, vivre sa petite vie tranquille. Toutefois, ce n'était pas possible avec eux. Ce qu'ils désiraient, c'était de ne pas entendre parler des Potdebeur, chose qu'ils avaient réussi jusque là. Depuis quelques temps, le nom n'était pas parvenu à leurs oreilles, et ils croyaient que si jamais quelqu'un viendrait à le prononcer, ils ne s'en remettraient jamais. Mrs. Potdebeur était la sœur de Mrs. Dursnow, mais toutes deux ne s'étaient pas vues depuis des années. En fait, cette dernière racontait à tous ceux qui voulaient l'entendre que sa sœur avait implosé après avoir marché sur une boite en conserve, et qu'elle était maintenant enfant unique.
Ce qui faisait le plus trembler d'épouvante les Dursnow, c'était que les Potdebeur se montrent dans leur rue, parés de leurs étranges habits et de leurs coutumes biscornues. Ils savaient que les Potdebeur avaient un petit garçon eux aussi, du même âge que le leur, mais ils ne l'avaient jamais vu. Il n'était cependant pas question que le petit Ondulé rencontre cet enfant, il y avait trop de risques que ce dernier déteigne sur leur petit fils chéri.
Lorsque Mr. et Mrs. Dursnow s'éveillèrent, au matin du mardi où commence cette histoire, il faisait sombre et rien ne laissait prévoir dans le ciel orageux que, dans la soirée, un vieil homme courbaturé et amnésique et une femme si ridée qu'elle ressemblait à un tapisserie qui décollait, viendraient se rencontrer dans la rue Commande Privée. Mr. Dursnow fredonnait une chanson country en laçant ses bottes de cow-boy et en ajustant sa cravate tapissée de cactus, se préparant pour se rendre au travail, alors que Mrs. Dursnow nourrissait son fils de hambourgeois, de frites, et de hot-dog, tout en se demandant pourquoi il était si gros.
Ondulé passait pratiquement tout son temps à pleurer et à gémir à tue-tête, si bien que son père était à bout de nerfs, et si bien qu'il ne restait guère longtemps le matin et préférait laisser le sale boulot à sa femme. Mr. Dursnow s'approchait de sa femme pour l'embrasser avant de se rendre à son entreprise lorsqu'un lapin s'écrasa dans la fenêtre de la salle à manger. Mais personne, sur le coup, ne se rendit compte qu'il n'était pas normal qu'un lapin blanc soit perché sur le cadre de la fenêtre.
Vers huit heures et demie, Mr. Dursnow prit son attaché-case en patchwork et sorti dans la maison, refermant la porte derrière lui, ayant pour effet d'étouffer les cris de son fils.
Ce fut au coin de la rue qu'il remarqua pour la première fois un détail insolite et même trèssolite : un babouin qui lisait une carte routière. Pendant un instant, Mr. Dursnow ne comprit pas très bien ce qu'il venait de voir car il était fréquent que sa grosseur lui donne des problèmes de vision (N.d.l.A. : je sais, ce n'est pas parce que tu es gros que tu as des problèmes de vision mais lui ne le savait pas !). Il se frotta les yeux et releva la tête. Il y avait bien un babouin à fesses rouges, assis au coin de la rue Commande Privée, mais la carte routière avait disparue.
Qu'est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Il avait dû se laisser abuser par un reflet du soleil sur le trottoir (ou par sa grosseur). Mr. Dursnow cligna des yeux et fixa fixement le babouin. Celui-ci soutint son regard. Tandis qu'il embarquait dans sa voiture et prenait le chemin de l'autoroute, Mr. Dursnow continua de regarder le primate. On aurait dit que ce dernier était en train de lire la plaque indiquant : « Commande Privée » - mais non, voyons, il ne lisait pas, il regardait la plaque. Les babouins ne lisent pas les cartes routières ! Alors qu'il s'engageait sur l'autoroute, essayant de se persuader que l'animal dans sa rue ne lisait pas, Mr. Dursnow ne se rendit pas compte qu'il était déjà étrange qu'il y est un babouin au coin d'une rue, mais il était trop absorbé par ses réflexions pour y penser.
Lorsqu'il arriva aux abords de la ville, quelque chose d'étrange – encore plus étrange – chassa les déperceuses de sa tête. Des gens vêtus de vêtements qui marchaient en marchant parmi les voitures immobilisées par le trafic, passèrent devant l'automobile de Mr. Dursnow. Cependant, les gens vêtus de vêtements avaient des vêtements peu singuliers – pas sanglier, j'ai dit singuliers -, car ils portaient des capes. Ce n'étaient pas les capes colorées des super héros, c'étaient des capes aux couleurs sombres : noires, mauves, bleues, vertes. Mr. Dursnow ne supportait pas ses gens qui s'habillaient pareillement dépareillé. Il pianota impatiemment sur le volant de sa voiture et son regard croisa celui d'un des colibris – ou olibrius, le terme m'échappe – qui se chuchotaient des oreilles à la chose d'une surexcitation d'air… euh, des choses à l'oreille d'un air surexcité.
Tout à coup, la file de voiture se remit en mouvement et quelques minutes plus tard, Mr. Dursnow s'engeait dans le parking de son entreprise. En entrant, il oublia ces gens qui, l'avait-il décidé, ne faisaient que collecter de l'argent, accoutrés d'une nouvelle mode excentrique. Les déperceuses revinrent dans sa tête et, lorsqu'il atteint son bureau, au huitième étage, il s'empressa de s'asseoir à son pupitre, devant la fenêtre. Absorbé par son boulot, il ne vit pas les lapins malins qui volaient à tire-de-queue en plein jour. Mais en bas, dans la rue, les passants, eux, les voyaient bel et bien. Bouche bée, ils pointaient le doigt vers le ciel, tandis que les animaux volaient au-dessus de leur tête. La plupart d'entre eux n'avaient jamais vu des lapins voler en plein jour, d'ailleurs, la plupart n'avaient jamais vu un lapin voler, peu importe le moment de la journée.
Mr. Dursnow, cependant, ne remarqua rien d'anormal et aucun lapin ne vint troubler sa matinée en venant s'écraser dans sa face joufflue. Il lança quelques déperceuses à travers la tête d'une demi-douzaine d'employés qu'il jugeait fainéants et poussa quelques hurlements pour rajouter de l'effet. En fin de matinée, se sentant d'excellente humeur, il décida d'aller se dégourdir les jambes à l'extérieur. Il traversa alors la rue et se rendit à la boulangerie qui se trouvait en face.
Les passants vêtus de capes lui étaient complètement sortis de la tête, mais lorsqu'il en vit à nouveau quelques-uns à proximité de la boulangerie, il passa devant eux en leur lançant un regard de hibou. Mr. Dursnow ignorait pourquoi, mais il se sentait mal à l'aise. Il ne comprit pourquoi que lorsqu'il remarqua qu'un caniche léchait son derrière volumineux. Il s'éloigna du chien, ayant effet de le rapprocher des gens bizarres. Ceux-ci chuchotaient entre eux d'un air surexcité et il ne vit pas la moindre boîte destinée à collecter de l'argent. Quand il sorti de la boulangerie, quelques minutes plus tard, avec un gros beignet enveloppé dans un sac, il entendit quelques mots de leur conversation.
Les Potdebeur, c'est ça, c'est ce que j'ai entendu dire…
Oui, leur fils, Yarry…
Mr. Dursnow s'immobilisa si brusquement que les touristes qui le suivaient s'encastrèrent un après l'autre dans son dos. Il fut envahi par une peur soudaine, non pas que l'appareil photo d'un des touristes reste coincé dans sa graisse, mais que… que ce qu'il désirait le moins… non, ce n'était pas possible.
Il traversa la rue en toute hâte et s'empressa de remonter à son bureau. Il ferma la porte derrière lui et se barricada. Il saisit son téléphone et avait presque fini de composer le numéro de sa maison lorsqu'il changea d'avis. Il reposa le combiné et se caressa la moustache. Il réfléchissait… non, décidément, il était incapable de le faire. C'était un idiot… euh, c'était idiot. Il n'y avait pas de risques que… Potdebeur n'était pas un nom si rare, même qu'il était très populaire, tout comme Potdemiel. On pouvait être sur qu'un grand nombre de Potdebeur avaient un fils prénommé Yarry. Et quand il y repensait, il n'était même pas certain que son neveu porte vraiment ce nom. Mrs. Dursnow avait peut-être dit que le fils de sa sœur s'appelait « Xylophone » ou encore « Xavier-Charles Jean-Marie Pierre ». Il était possible qu'il ait mal entendu (vraiment mal entendu), car son obésité le rendait parfois sourd, aussi. De toute façon, il était inutile d'inquiéter sa femme pour rien…
Cet après-midi là, il lui fut beaucoup plus difficile de se concentrer sur ses déperceuses et lorsqu'il quitta les bureaux à cinq heures, il était encore si préoccupé qu'il heurta quelqu'un devant la porte.
Navré, grommela Mr. Dursnow au vieil homme minuscule qu'il avait manqué de faire tomber dans un ravin énorme et rempli de lave.
Il se passa quelques secondes avant qu'il se rende compte que l'homme portait une cape violette. Toutefois, malgré le fait qu'il venait de se faire basculer, il semblait absolument de bonne humeur. Un énorme sourire fendait son visage, tellement qu'il risquait de se déchirer les joues, et lorsqu'il leva les yeux vers Mr. Dursnow, il ressemblait au chat dans Alice au pays de Merveilles.
Ne soyez pas navré, mon cher Monsieur ! Rien aujourd'hui ne saurait me mettre en colère. Réjouissez-vous, puisque Vous-ne-savez-pas-qui a enfin disparu. Même les Moulus comme vous devraient fêter cet heureux, très heureux jour !
Et si je vous roule dessus avec ma voiture, serez vous toujours souriant ? s'écria Mr. Dursnow avant de pousser l'homme violement, ce demandant que diable pouvaient bien avoir les gens aujourd'hui.
Lorsqu'il claqua la portière de sa voiture, sa colère baissa et il se rendit compte de « l'étrangeté » des paroles de cet inconnu. Cet homme l'avait appelé « Moulu », ce qui n'avait aucun sens. Une personne ne pouvait pas être moulue, à moins qu'elle soit rapetissée et poussée de force dans un malaxeur, ce qui était impossible. Mr. Dursnow prit le chemin de sa maison en espérant qu'il avait été victime de son imagination. C'était bien la première fois qu'il espérait une chose pareille, car il détestait tout ce qui avait trait à l'imagination – et c'était pourquoi il était rare qu'il utilisait son cerveau.
Lorsqu'il s'engagea dans l'allée du numéro 4 de sa rue, la première chose qu'il vit – après avoir remarqué qu'il avait une tache sur sa superbe chemise de cow-boy – ce fut le babouin à fesses rouges qu'il avait remarqué le matin même. À présent, il était assis sur le muret du jardin, et ne lisait non pas une carte routière mais plutôt une revue de potins.
Allez, ouste ! s'exclama Mr. Dursnow en agitant les bras en tout sens et en courant de long en large de son jardin.
Le babouin ne bougea pas. Il se contenta de le regarder d'un air sévère. Mr. Dursnow se demanda si c'était un comportement normal pour un primate que de lire une revue de potins à des milliers de kilomètres de son milieu de vie habituel. Essayant de reprendre contenance, il entra dans la maison, toujours décidé à ne rien dévoiler à sa femme.
Mrs. Dursnow avait passé une journée agréable et parfaitement normale : elle avait récuré l'intérieur des murs de la cuisine, nourrit son fils chéri de fast-food, astiqué ses précieuses assiettes en porcelaine devant son programme préféré : Les brasiers de la passion et enlevé à coups de tisonnier les lapins malins qui étaient perchés sur sa fenêtre. Au cours du dîner, elle raconta à son mari tous les problèmes de la voisine d'à côté avec sa fille et lui signala que Ondulé avait appris un nouveau mot : « Si-tu-ne-m'en-donne-pas-je-vais-appeler-la-D.P.J ! ». Mr. Dursnow s'efforça de se conduire le plus normalement possible - soit en mastiquant bruyamment sa viande et en écrasant son énorme derrière dans sa pauvre chaise – et après que Ondulé eut été mit au lit, il s'installa dans le salon pour regarder la fin du journal télévisé :
D'après des témoignages venus de diverses régions, il semblerait que les lapins se soient comportés d'une bien étrange manière au cours de la journée, dit le présentateur. Normalement, les lapins sont de petits animaux gentils qui passent leur temps à paître dans les champs. Il est rare d'en voir un en plein ciel. Or, aujourd'hui, des centaines de témoins on vu des lapins voler un peu partout depuis le lever du soleil. Les experts interrogés ont été incapables d'expliquer les raisons de ce changement de comportement pour le moins étonnant. Voilà qui est bien mystérieux, conclut le présentateur en s'autorisant un sourire. Et maintenant, voici venue l'heure de la météo, avec les prévisions de Colette Vraimenlette. Alors, Colette, est-ce qu'on doit s'attendre à des chutes de lapins au cours de la nuit prochaine ?
Je le sais tu, moi ? demanda la femme de la météo en mâchant une gomme. J'suis pas une devine ! Et vous, en êtes vous un ?
Devine ! s'exclama le présentateur.
Je suis toute mélangée alors je vais sourire et hocher de la tête comme si j'avais compris, dit Colette. En tout cas, sachez que les lapins ne sont pas les seuls à se comporter bizarrement. Des téléspectateurs qui habitent à un endroit sur la Terre m'ont téléphoné sur mon téléphone pour me dire avec leurs voix qu'ils avaient vus avec leurs yeux une véritable pluie de vélos stationnaires. Pas besoin de vous dire que la chanson « Il pleut, il mouille, c'est la fête à la grenouille » perd ici tout son sens, ajouta-t-elle. Il faudra maintenant chanter « Il pleut des vélos stationnaires, il mouille des vélos stationnaires, c'est la fête à la grenouille », et laisser moi vous dire que ça ne rime pas du tout ! Quel scandale ! Imaginez tous ces petits enfants qui devront réapprendre leur comptine préférée ! Quoi qu'il en soit, la nuit prochaine sera très humide et il faut prévoir une dépression saisonnière – je ne sais pas du tout ce que ça veut dire mais ça fait professionnel !
Mr. Dursnow se figea dans son fauteuil. Des pluies de vélos stationnaires ? Des lapins qui volent ? Des gens bizarres vêtus de capes ? Et le pire, une réédition de la chanson « Il pleut, il mouille, c'est la fête à la grenouille », ce grand hit depuis longtemps chez les enfants de la maternelle ? Décidément, il y avait quelque chose qui n'allait pas. Lorsque Mrs. Dursnow entra avec deux tasses de thé dans le living room, Mr. Dursnow s'éclaircit la gorge.
Euh… Pétulance, ma chérie, dit-il, tu n'as pas eu de nouvelles de ta sœur récemment ?
Mrs. Dursnow poussa un cri de stupeur et échappa les deux tasses de thé qu'elle tenait dans ses mains. Les récipients de porcelaine se cassèrent en morceaux et le liquide bouillant se répandit sur le tapis que Pétulance avait récuré la semaine dernière. Elle poussa un nouveau cri, de consternation cette fois-ci, et s'empressa de ramasser le tout. Lorsqu'elle eu fini, elle revint dans le salon et s'assit froidement à côté de son mari.
Non, répondit-elle sèchement. Pourquoi ?
Ils ont dit un truc bizarre à la télé, grommela Mr. Dursnow. Des histoires de lapins… de vélos stationnaires … et il y a un tas de gens qui avaient un drôle d'air aujourd'hui.
Et alors ? lança Mrs. Dursnow.
Rien, je me disais que… peut-être… ça avait quelque chose à voir avec… sa bande d'hurluberlus imberbes.
Mrs. Dursnow mâchouilla ses lèvres tapissées de rouge à lèvre violet, tellement qu'elle ressembla bientôt à une vache anorexique qui ruminait avec vigueur. Son mari se demanda s'il allait oser lui raconter qu'il avait entendu prononcer le nom de « Potdebeur ». Il préféra s'abstenir. D'un air aussi détaché que possible, il dit :
Leur fils… Il a à peu près le même âge que notre Ondulé-chéri, non ?
J'imagine, répliqua Mrs. Dursnow ave raideur.
Comment s'appelle-t-il, déjà ? Roger, c'est ça ?
Yarry. Un nom très ordinaire, très désagréable, si tu veux mon avis.
Ah oui, répondit Mr. Dursnow en sentant son cœur arrêter. Oui, je suis d'accord avec toi.
Il ne dit pas un mot de plus à ce sujet tandis qu'il montait l'escalier pour aller se coucher. Pendant que Mrs. Dursnow était dans la salle de bains, Mr. Dursnow se glissa vers la fenêtre de la chambre et jeta un coup d'œil dans le jardin. Le babouin était toujours là. Il regardait la rue comme s'il attendait quelqu'un… Peut-être sa babouine…
Mr Dursnow imaginait-il des choses ? Tout cela avait-il un lien avec les Potdebeur ? Si c'était le cas… S'il s'avérait qu'ils étaient parents des… Non, il ne pourrait jamais le supporter.
Les Dursnow se mirent au lit. Mrs. Dursnow s'endormit très vite mais son mari resta éveillé, retournant dans sa tête les événements de la journée. La seule pensée qui le consola avant de sombrer enfin dans le sommeil, ce fut que même si les Potdebeur avaient vraiment quelque chose à voir avec ce qui s'était passé, il n'y avait aucune raison pour que lui et sa femme en subissent les conséquences. Les Potdebeur savaient parfaitement ce que Pétulance et lui pensaient des gens de leur espèce. Et il ne voyait pas comment tous deux pourraient être mêlés à ces histoires. Il bâilla et se retourna. Rien de tout cela ne pouvait les affecter.
Et il avait grand tort de penser ainsi.
Tandis que Mr. Dursnow se laisser emporter dans un sommeil quelque peu agité, le babouin sur la clôture du jardin, lui, ne montrait aucun signe de somnolence. Il restait assis, immobile, comme une statue quelque peu disgracieuse, fixant de ses yeux grands ouverts le coin de Commande Privée. Il n'eu pas la moindre réaction lorsqu'une portière de voiture claqua dans la rue voisine, ni quand deux lapins malins passèrent au-dessus de sa tête. Il était presque minuit quand il bougea enfin.
Un homme apparut à l'angle de la rue que le babouin avait observé pendant tout ce temps. Il apparut si soudainement et dans un tel silence qu'il semblait avoir jaillit du sol. Il dû même exécuter une petite danse pour garder son équilibre.
On n'avait encore jamais vu dans Commande Privée quelque chose qui ressemblât à cet homme. Il était grand – mais ça ne paraissait pas puisqu'il était beaucoup courbé -, mince et très, très vieux, à en juger par la couleur argentée de ses cheveux et par sa barbe qui lui descendait jusqu'aux pieds. Il était vêtu d'une longue robe, d'une cape jaune canari qui balayait le sol – et effectuait plusieurs autres tâches ménagères – et était chaussé de bottes à talons munies de cravates. Ses yeux bleus et brillants étincelaient derrière des lunettes en pleine-lune et son long nez crochu donnait l'impression d'avoir été cassé au moins deux cent fois. Cet homme s'appelait Arbuste Hommedehors.
Arbuste Hommedehors n'avait pas l'air de se rendre compte qu'il venait d'arriver dans une rue où tout en lui, depuis son nom jusqu'à ses bottes et la marque de ses sous-vêtements, ne pouvait être qu'indésirable – pourtant, il avait de très beaux sous-vêtements. Il était occupé à chercher quelque chose dans sa longue cape, mais sembla s'apercevoir qu'il était observé, car il leva brusquement les yeux vers le babouin qui avait toujours le regard fixé sur lui à l'autre bout de la rue. Pour un raison quelconque, la vue du babouin parut l'amuser. Il eut un petit gloussement et marmonna :
J'aurais dû m'en douter.
Il avait trouvé ce qu'il cherchait dans une poche intérieure. Apparemment, il s'agissait d'une boîte d'allumettes. Il ouvrit la boîte, prit une allumette et l'alluma en la frottant contre sa joue rugueuse. Puis, il la tendit au-dessus de sa tête. Le réverbère le plus proche explosa alors avec un bruit sourd. L'homme répéta son manège une seconde fois – le réverbère suivant explosa à son tour. Douze fois, il leva ainsi l'allumette jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucune lumière dans la rue, à part deux points minuscules qui brillaient au loin : c'étaient les yeux du babouin, toujours fixés sur lui. Quiconque aurait regardé par une fenêtre en cet instant, même Mrs. Dursnow et ses petits yeux perçants, aurait été incapable de voir le moindre détail de ce qui se passait dans la rue. Hommedehors, avant de se brûler les doigts, éteignit l'allumette en sautillant dessus puis marcha vers le numéro 4 de la rue. Lorsqu'il atteignit le muret du jardin, il s'arrêta à côté du babouin et lui parla :
C'est amusant de vous voir ici, professeur McDonall, dit-il.
Il tourna la tête pour adresser un sourire au babouin à fesses rouges, mais celui-ci avait disparu. Hommedehors souriait à présent à une vieille femme affreusement ridée, très petite, et portant des lunettes carrées qui lui couvraient a moitié du visage. Elle portait une robe en patchwork extrêmement usée ainsi qu'une cape d'un vert douteux. Ses cheveux étaient tirés en un champignon – euh, chignon – serré et elle avait l'air singulièrement agacée.
Comment avez-vous su que c'était moi ? demanda-t-elle.
Hommedehors sorti un gigantesque cornet acoustique de sa robe et le cola sur son oreille.
Pardon ?
Comment avez-vous su que c'était moi ? répéta McDonall.
Mon cher professeur, comme je le dis souvent : « N'habille pas le moine ! ». Vous avez déjà vu un babouin avec des lunettes ?
Oh, j'ai oublié de les enlever après les avoir mises pour lire ma revue de potins. Voyez-vous, je devais bien m'occuper pendant la journée que j'ai passée ici.
Vous êtes restée toute la journée ? Alors que vous auriez pu célébrer l'événement avec les autres ? En venant ici, j'ai dû voir une bonne douzaine de fêtes et de banquets.
Le professeur McDonall renifla d'un air courroucé.
Oui, oui, je sais, tout le monde fait la fête, dit-elle avec agacement. On aurait pu penser qu'ils seraient plus prudents, mais non, pas du tout ! Même les Moulus ont remarqué qu'il se passait quelque chose. Ils en ont parlé aux nouvelles !
Elle montra d'un signe de tête la fenêtre du salon des Dursnow, plongé dans l'obscurité.
Je l'ai entendu moi-même. Ils ont signalé des vols de lapins… des pluies de vélos stationnaires… Les Moulus ne sont pas si idiots – en fait, si, ils le sont, mais bon. Il était inévitable qu'ils s'en aperçoivent ! Des vélos stationnaires ! Je parie que c'est encore un coup de Dédale Dingole ! Il n'a jamais eu beaucoup de jugeote.
On ne peut pas leur en vouloir, dit Hommedehors avec douceur. Nous n'avons pas eu grand-chose à célébrer depuis onze ans. Comme le dit le proverbe : « Les chiens passent, la caravane aboie ! ».
Je sais, répliqua professeur McDonall d'un ton sévère, mais ce n'est pas une raison pour perdre la tête, même pour ceux qui se sont faits décapiter ! Tous ces gens ont été d'une imprudence imprudente ! Se promener dans les rues en plein jour, à s'échanger les dernières nouvelles sans même prendre la précaution de s'habiller comme des Moulus !
Elle lança un regard oblique et perçant à Hommedehors, qui regretta de ne pas posséder une des déperceuses de Mr. Dursnow.
Nous serions dans de beaux draps, reprit-elle alors, si le jour où Vous-ne-savez-pas-qui semble enfin avoir disparu, les Moulus s'apercevaient de notre existence. J'imagine qu'il a vraiment disparu, n'est-ce pas, Hommedehors ?
Il semble qu'il en soit ainsi, en effet, assura Hommedehors. Et nous avons tout lieu de nous féliciter. Que diriez-vous d'un pop sicle aux cerises ?
Un quoi ?
Un pop sicle aux cerises. C'est une friandise que fabriquent les Moulus et c'est fabuleusement bon !
Merci, pas pour moi, répondit froidement le professeur McDonall qui semblait estimer que le moment n'était pas venu pour dévorer des friandises glacées, et elle avait tout à fait tort.
Hommedehors commença à sucer gaiement son pop sicle.
Je vous disais donc que même si Vous-ne-savez-pas-qui est vraiment parti…
Mon cher professeur, quelqu'un d'aussi raisonnable que vous ne devrait pas hésiter à prononcer son nom, ne croyez-vous pas ? Cette façon de dire tout le temps « Vous-ne-savez-pas-qui » n'a aucun sens. Pendant onze ans, j'ai essayé de convaincre les gens de l'appeler par son nom : Vol-De-l'Or.
Le professeur McDonall fit une grimace, mais Hommedehors continua :
Si nous continuons à dire « Vous-ne-savez-pas-qui », nous allons finir par créer la confusion. Je ne vois aucune raison d'avoir peur de prononcer le nom de Vol-De-l'Or.
Je sais bien que vous n'en voyez pas, répliqua le professeur McDonall. Mais, vous, vous êtes différent des autres. Tout le monde sait que vous êtes le seul à avoir jamais fait peur à Vous-ne-savez-pas-qui… ou à Vol-De-l'Or, si vous y tenez.
Vous me flattez, dit Hommedehors d'une voix tranquille. Et dans le sens du poil ! Vol-De-l'Or dispose de pouvoirs que je n'ai jamais eu.
C'est simplement parce que vous avez trop de… disons de noblesse pour en faire usage.
Heureusement qu'il fait nuit. Je n'ai jamais autant rougi depuis le jour où Madame Poirehumide m'a dit qu'elle trouvait mes nouveaux sous-vêtements ravissants. Comme le dit le proverbe : « Déshabiller Saint Pape pour habiller Saint Hommedehors ! ».
Le professeur McDonall lança un regard perçant à Hommedehors.
Les lapins, ce n'est rien à comparé aux rumeurs qui circulent, déclara-t-elle. Vous savez ce que tout le monde dit sur les raisons de sa disparition ? Ce qui a fini par l'arrêter ?
Hommedehors ne répondit pas et se contenta de dénicher un pop sicle dans un pli de sa cape jaune.
Ce qu'ils disent, poursuivit le professeur McDonall, c'est que Vol-De-l'Or est venu hier soir à Gonderique Gros-lot pour y chercher les Potdebeur. D'après la rumeur, Lilas et Gamme Potdebeur sont… enfin, on dit qu'ils sont… morts.
Hommedehors inclina la tête. Le professeur McDonall avait du mal à reprendre sa respiration. Ce qu'elle ne savait pas, c'était qu'Arbuste avait un torticolis.
Lilas et Gamme… Je n'arrive pas à y croire… Je ne voulais pas l'admettre… Oh, Arbuste…
Hommedehors tendit la main et lui tapota l'épaule.
Je sais… Je sais… dit-il gravement.
Le vieil homme fit mine de baisser son bras mais celui-ci resta coincé.
Euh, vous pourriez m'aidez ? Mon bras est coincé dans cette position.
McDonall s'empressa d'aider Hommedehors puis commença à arpenter la rue sombre.
Ce n'est pas tout, reprit-elle d'une voix tremblante. On dit que Vol-De-l'Or a essayé de tuer Yarry, le fils des Potdebeur. Mais il en a été incapable. Il n'a pas réussi à supprimer ce bambou… euh, bambin. Personne ne sait pourquoi ni comment, mais tout le monde pense que c'est le Colonel Moutarde avec le chandelier et dans le living room ! Euh… je ne voulais pas du tout dire ça… Personne ne sait pourquoi ni comment, mais tout le monde raconte que lorsqu'il a essayé de tuer Yarry Potdebeur, sans y parvenir, le pouvoir de Vol-De-l'Or s'est brisé, comme un vase de porcelaine ! – et c'est pour ça qu'il a… disparu ! Pouf ! Plus là !
Hommedehors hocha la tête d'un air sinistrement sinistre. Dans la pénombre et avec sa cape jaune canari, il ressemblait à un canard courbaturé et ventriloque.
C'est… c'est vrai ? bredouilla le professeur McDonall. Après tout ce qu'il a fait… tous les gens qu'il a tués… tout l'argent qu'il a volé… toutes les pichenottes qu'il a données…. il n'a pas réussi à tuer un petit garçon ? C'est stupéfiant… rien d'autre n'avait pu l'arrêter… même pas un panneau « stop » quand il était en voiture… un vrai rebelle des règles routières. Mais au nom du ciel, comment se fait-il que Yarry ait pu ne « pas mourir » ?
On ne peut faire que des superstitions, des superpositions ou des suppositions, dit Hommedehors. On ne saura peut-être jamais.
Puisqu'elle était triste, le professeur McDonall sorti un lavabo portable de sa cape et se lava les mains – je sais, ça n'a aucun rapport. Puis, elle le rangea et regarda ce que faisait Arbuste. Celui-ci regardait une horloge grand-père qu'il avait accroché à un bracelet pour en faire une montre. Le vieillard tanguait légèrement sous le poids du monument ancien. Son bras n'était pas fait pour supporter ça. Il décida donc d'abandonner cet héritage familial valant très cher et datant du XIX siècle en plein milieu de la rue.
Arbrevide est en retard, dit Hommedehors. Au fait, j'imagine que c'est lui qui vous a dit que je serais ici ?
Oui, admit le professeur McDonall, et je suppose que vous n'avez pas l'intention de me dire pour quelle raison vous êtes venu dans cet endroit précis ?
Je suis venu confier Yarry à son oncle et à sa tante. C'est la seule famille qui lui reste désormais.
Vous voulez dire… non, ce n'est pas possible ! Pas les gens qui habitent dans cette maison ! s'écria le professeur McDonall en bondissant, le doigt pointé sur le numéro quatre de la rue. Hommedehors… vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! Je les ai observés toute la journée. On ne peut pas imaginer des gens plus différents de nous. En plus, ils ont un fils… je l'ai vu donner des coups de baleine à bosse à sa mère tout au long de la rue en hurlant pour réclamer des bonbons. Yarry Potdebeur, venir vivre ici !
C'est le meilleur endroit pour lui, répliqua Hommedehors d'un ton ferme. Son oncle et sa tante lui expliqueront tout quand il sera plus grand. Je leur ai écrit une lettre.
Une lettre ? répéta le professeur McDonall d'une voix éteinte en se rasseyant sur le muret. Hommedehors, vous croyez vraiment qu'il est possible d'expliquer l'inexplicable dans une lettre ? Des gens pareils seront incapables de comprendre ce garçon ! Il va devenir célèbre – une véritable légende vivante, comme Cendrillon, mais sans le prince et la marraine bonne-fée -, je ne serais pas étonnée que la date d'aujourd'hui devienne dans l'avenir la fête de Yarry Potdebeur. On écrira des livres sur lui. Tous les enfants de notre monde connaîtront son nom !
C'est vrai, dit Hommedehors en la regardant d'un air sérieux par-dessus ses lunettes en pleine-lune. Il y aurait de quoi faire tourner la tête de n'importe quel enfant. Être célèbre avant même d'avoir appris à marcher et à parler ! Célèbre pour quelque chose dont il ne sera même pas capable de se souvenir ! Ne comprenez-vous pas qu'il vaut beaucoup mieux pour lui qu'il grandisse à l'écart de tout cela jusqu'à ce qu'il soit prêt à l'assumer. Comme le dit le proverbe : « C'est en forgeant qu'on devient femme de ménage ! »
Le professeur McDonall ouvrit la bouche. Elle parut changer d'avis, avala sa salive et répondit :
Oui… oui, bien sûr, vous avez raison. Mais comment cet enfant va-t-il arriver jusqu'ici, Hommedehors ? Il ne va pas venir ici à dos de léopard tigré, j'espère.
J'ai une confiance sourde en les léopards tigrés, Ménerve. Toutefois, c'est Arbrevide qui doit l'amener.
Et croyez vous qu'il est… sage de confier une tâche aussi importante à Arbrevide.
Sage ? comment je pourrais le savoir ? demanda Hommedehors. Il faudrait que je le sois ! Mais sachez que je confierais ma propre bombe nucléaire à Arbrevide.
Vous n'avez pas de bombe nucléaire.
C'est un fait…
Je ne dis pas qu'il manque de cœur, répondit le professeur McDonall avec réticence, mais reconnaissez qu'il est passablement négligent. Il est possible qu'en ce moment, il soit en train de danser nu autour d'un feu en chantant des cantiques de Noël ou alors qu'il monte le Mont Everest en tramway. Vous savez comme moi que… Mais qu'est-ce que c'est que ça ?
Une forme orangée flottait non loin dans le ciel. Bientôt, McDonall et Hommedehors se rendirent compte que la tache se dirigeait vers eux, descendant peu à peu de la voûte étoilée. Quelques minutes plus tard, un kayak atterit avec fracas devant eux sur la chaussée.
Le kayak ressemblait à toutes les autres embarcations de son genre. Un homme minuscule, une pagaie entre les mains, était assis dans le kayak. On aurait dit un chat sauvage. Il était petit, poilu et sale, il portait des vêtements de cuir, des bottes de caoutchouc, sa barbe était hirsute et ses cheveux noirs étaient en bataille comme s'il venait de passer dans une tornade. Quand il se leva du kayak volant, il n'était pas beaucoup plus grand qu'assis, et McDonall s'aperçut qu'il tenait dans ses bras petits comme des spaghettis un tas de couvertures.
Arbrevide, dit Hommedehors avec soulagement. Vous voilà enfin. Où avez-vous déniché ce kayak ?
L'ai emprunté, professeur Hommedehors, Monsieur, répondit le nain. C'était le jeune Sérieux Back qui me l'a prêtée, Monsieur. Ça y est, j'ai réussi à l'amener, Monsieur.
Vous n'avez pas eu de problèmes ?
Non, Monsieur. La maison était presque entièrement détruire mais je me suis débrouillé pour le sortir de là avant que les Moulus commencent à rappliquer, Monsieur. Il s'est endormi quand on a survolé la ville de Bâtondecolle, Monsieur.
Hommedehors et le professeur McDonall se penchèrent sur le tas de couvertures. À l'intérieur, à peine visible, un bébé dormait profondément. Sous une touffe de cheveux d'un noir de jais, ils distinguèrent sur son front une étrange coupure en forme d'éclair au chocolat.
C'est là que… murmura le professeur McDonall en exécutant une danse aborigène.
Oui, répondit Hommedehors en lançant son horloge grand-père portable-pas-portable – qui venait d'apparaître à côté de lui - au bout de ses bras. Il gardera cette cicatrice à tout jamais.
Pourquoi venez-vous de lancer votre horloge ? demanda McDonall.
C'est personnel ! s'exclama Hommedehors. Vous, est-ce que je vous ai demandé pourquoi vous faisiez une danse aborigène ? Hein ? Hein ? Non ! Non ! Je ne l'ai pas fait ! Alors fichez-moi la paixe !
On ne dit pas le « x » du mot paix, Monsieur, fit remarquer Arbrevide.
Hommedehors lui jeta un regard noir.
Vous ne pouvez pas arranger ça, Hommedehors ? Je veux dire, cette coupure. Vous ne pouvez pas la coudre ?
Ai-je l'air d'une machine à coudre ? s'exclama Arbuste.
Euh… non, marmonna McDonall.
Alors pourquoi je pourrais arranger cela ? Toutefois, sachez que les cicatrices sont utiles. Moi-même, j'en ai une au-dessus du genou gauche, qui représente le plan exact du chemin pour se rendre en Antarctique. Très utile si on veut aller se geler le derrière à l'autre bout du monde et qu'on perd sa carte ! Quoi qu'il en soit, il est temps de le laisser. Donnez-le-moi, Arbrevide, il est temps de faire ce qu'il faut.
Hommedehors prit Yarry dans ses bras et se tourna vers la maison des Dursnow, le 4, Commande Privée.
Est-ce que… est-ce que je pourrais lui dire au revoir, Hommedehors, Monsieur ? demanda Arbrevide.
Il pencha sa grosse tête de chat vers Yarry et lui donna un baiser sur la tête, avant de se rendre compte qu'il s'agissait de ses fesses et qu'il venait de faire une surprise dans sa couche. Il repoussa le paquet de couvertures dans les mains d'Hommedehors puis laissa échapper un gaz nauséabond.
Chut ! siffla le professeur McDonall et agitant les bras dans tous les sens. Vous allez réveiller les Moulus !!!
Désolé, dit Arbrevide, qui avait de la difficulté à suivre ses deux compagnons le long de la rue tant il avait de petites jambes.
Tous trois traversèrent la cour des Dursnow, le nain un peu plus à l'arrière, et Hommedehors déposa Yarry devant la porte de la maison, sorti une lettre de sa cape, la glissa entre les couvertures, puis revint vers les deux autres. McDonall dansa avec frénésie alors qu'Arbrevide fit le rythme en se frappant la bouche et en tournant autour d'un lampadaire. Hommedehors se contenta de s'arracher les ongles avec un tisonnier, comme il avait l'habitude de le faire, puis il dit :
Eh bien voilà.
Oui, Monsieur, dit Arbrevide. Je vais aller rendre le kayak à Sérieux. Bonne nuit, professeur McDonall, Hommedehors, Monsieur.
Arbrevide lâcha une dernière flatulence puis se glissa dans le kayak et s'envola. Rapidement, il disparut dans la nuit noire.
À bientôt, j'imagine, professeur McDonall, dit Hommedehors avec un signe de tête.
Pour toute réponse, le professeur McDonall écrasa une masse sur sa tête puis s'éloigna. Hommedehors fit volte-face et traversa la rue sombre. Il s'arrêta au coin et reprit dans sa poche sa boîte d'allumettes. Il craqua une allumette et aussitôt, les lampadaires le long de l'avenue obscure d'éhexplosèrent. Commande Privée fut soudain baigné d'une lumière orangée et Hommedehors distingua la silhouette d'un babouin à fesses rouges qui tournait à l'angle de la rue. Il aperçut également le tas de couvertures devant la porte du numéro 4.
- Bonne chance, Yarry, murmura-t-il.
Il se retourna et disparut dans un bruissement de sa cape jaune canari.
Une brise agita les haies bien taillées de Commande Privée. La rue était propre et silencieuse sous le ciel d'encre. Jamais on n'aurait imaginé que des évènements extraordinaires puissent de dérouler dans un tel endroit. Yarry Potdebeur se retourna dans ses couvertures sans se réveiller, puisque Arbrevide lui avait donné des somnifères. Sa petite main potelée se referma sur la lettre posée à côté de lui et il continua de dormir sans savoir qu'il était un être exceptionnel, sans savoir qu'il était déjà célèbre, sans savoir non plus que dans quelques heures, il serait réveillé par un cri de Mrs. Dursnow qui ouvrirait la porte pour sortir les crottes de son fils et de les étaler dans la pelouse de la voisine pour l'accuser ensuite de malpropreté, et que pendant des semaines, il serait piqué et pincé et frappé par des baleines à bosses, par son cousin Ondulé. Il ne savait pas davantage qu'en ce moment même, des gens s'étaient rassemblés en secret dans tout le pays et qu'ils levaient leur verre en murmurant : « À la santé de Yarry Potdebeur. Le « pas mort ».
