La situation était vraiment … vraiment …

Non pas la situation, le destin.

Le destin et son singulier sens de l'humour.

Le destin était vraiment incroyable.

Et il en aurait ri s'il n'avait pas eu aussi mal.

Son corps semblait ne plus lui appartenir, possédé qu'il était par la douleur. Une douleur sourde, impérieuse, destructrice.

Dans la poitrine.

Dans l'abdomen.

Et les jambes. Les bras.

Sans oublier la tête.

En un mot il n'y avait pas une parcelle de son corps qui n'était à l'agonie.

Même respirer devenait une tâche de plus en plus difficile.

.

Tout avait pourtant si bien commencé. Enfin question de point de vue.

Déjà il était en vacances, pour deux longues semaines.

Finis les trajets quelque peu aventureux pour ne pas dire dangereux en vélo, les déjeuners pris sur le pouce – quand il avait un tant soit peu le temps – le flot de paroles intarissables de ses collègues autour de lui qui ne voulaient pas comprendre qu'aujourd'hui, comme tous les autres jours d'ailleurs, il n'avait pas la fibre communicative. Sans oublier les convocations incessantes au bureau du directeur qui lui refusait de prendre son 'non' pour ce qu'il était c'est-à-dire un non : non il ne souhaitait pas être titularisé, son statut de remplaçant à long terme lui convenait parfaitement merci bien; non il ne voulait même pas prendre le temps d'y réfléchir; non une augmentation de salaire et un bureau avec une meilleure vue ne le ferait pas changer d'avis.

Terminés aussi les recadrages épuisants, les débats pauvres et futiles, les désaccords tout aussi futiles mais en plus mal construits, out les incultes et les imbéciles, les fils à papa, les je-m'en-foutistes, les je-sais-tout-mieux-que-tout-le-monde-y-compris-vou s-monsieur, au placard les longues soirées interminables à faire des recherches, à corriger, à rédiger, à s'arracher les cheveux.

Même si une part de lui aimait ça il ne pouvait le nier.

Ça lui plaisait d'être écouté même si ce n'était que par une poignée, d'être réellement apprécié pour ce qu'il avait à apporter et à offrir, d'être enfin reconnu dans ce qu'il faisait et respecter pour cela.

Côtoyer des gens qui n'avaient aucun apriori à son sujet, qui le voyaient comme il était, qui l'acceptaient sans se poser de questions. Bon d'accord le fait de rester à l'écart, de se lier avec personne, de ne jamais participer à la sortie pub du vendredi soir ou une quelconque autre sortie récréative y contribuait pour beaucoup. Mais de cette façon au moins il n'y aurait pas de fausse lecture quant à ses intentions, sa personnalité et son comportement ne seraient pas disséqués à la loupe pour être ensuite exposés sur la place publique, prêt à recevoir une bastonnade collective de tous les diables, et enfin être roulés dans la boue et laissés agonisant sur le bas-côté. Plus de jugement de valeur, d'attitude méprisante, de rejet injuste et infondé. Plus cette souffrance qui découle de la trahison d'êtres chers, cette introspection désespérée pour trouver ce qui ne va pas chez soi, cette envie de disparaitre dans le plus petit trou qu'il soit et d'y rester tapi, non plus rien de tout ça il avait enfin retenu la leçon.

Il avait appris à se protéger derrière une forteresse infranchissable. Et si vouloir la tranquillité de l'esprit signifiait devenir un solitaire patenté ainsi soit-il !

C'était sa vie. Sa nouvelle vie. Celle d'après chaos.

Elle lui donnait des cheveux blancs et une voix parfois enrouée, un ulcère en devenir face à la bêtise de certains et des envies de greffes de neurones à pratiquer sans anesthésiant sur d'autres. Mais au moins il était en vie. Sans cauchemars. Ni insomnies. Ou pertes d'appétit. De consommation d'alcool excessive pour sombrer dans l'oubli. Il se portait relativement bien. Pour la plus grande joie de Brad.

Alors même si parfois les sirènes de police la nuit l'envahissaient d'une profonde nostalgie, si lire en première page des journaux quelques alertes catastrophes impliquant la marine dans la capitale fédérale faisait serrer son cœur d'angoisse, si chasser inlassablement ces images d'un temps résolu, mais pas si lointain que ça, et qui telles un boomerang revenaient incessamment le hanter, à l'évocation d'un nom, à la perception d'un bruit ou d'un rire, d'une odeur de bois caractéristique, si chasser ces images lui laissait un arrière-goût dans la bouche, c'était un mal pour un bien.

C'était sa nouvelle vie.

Et dans l'ensemble il s'en satisfaisait parfaitement.

Une vie calme sans rebondissements ni aventures. Sans bouffées d'adrénalines et imprévus dommageables.

Une vie où il se voyait vivre vieux entouré de ses livres et d'un vieux chien aux reins brisés, d'une voisine à la voix raillarde et d'une tondeuse électrique qui le réveillerait chaque dimanche matin.

Il vivrait pour connaître tout ça, enveloppé dans une routine sans doute monotone mais oh combien satisfaisante.

Oui. Il se répétait.

Satisfaisante.

Sa vie.

Mais ce qu'il aimait par-dessus tout c'était cet instant où alors qu'il allait s'endormir il arrivait presque à s'en persuader lui-même.

Un jour qui sait il y parviendrait peut-être.

A accepter la perte comme une notion inhérente à la vie.

A trouver le courage de réellement tourner la page.

A retrouver l'envie de poursuivre après avoir fermé – claquer – derrière lui cette dernière porte.

A aller de l'avant.

A vivre réellement.

Il pensait naïvement l'avoir fait quand en cette veille de noël il avait tout plaqué sans rien avoir pardonné.

Mais bon cela s'était produit voilà une éternité. Deux ans s'étaient déjà écoulés, même si le terme déjà était excessivement de trop.

Oui, d'accord, il s'était montré idiot sur ce coup.

Parfaitement.

D'une idiotie sans nom.

Il connaissait pourtant les différentes étapes qu'empruntait le chemin de la rupture pour l'avoir arpenter plus d'une fois. Il savait pertinemment que ça ne marchait pas comme ça.

Mais à l'époque il avait choisi d'ignorer la voix de la raison et s'était laissé guider par l'amertume et le ressentiment, par le noir désespoir dont il cherchait à s'extirper à la première occasion venue.

Et c'est ce qu'il avait fait, s'extirper, sans aucune classe ni élégance, avec un léger sadisme même car une part de lui avait pris plaisir à briser Gibbs et ses espoirs de réconciliations, à rejeter la main imaginaire que lui avaient tendue Abby et Mc Gee lorsqu'ils s'étaient mis à sa recherche – eh oui il en avait eu vent, merci à la petite souris dont il tairait le nom même si personne là-bas ne pouvait l'entendre.

Il était partit tel un fantôme - un voleur conviendrait mieux - et il s'était pris à son propre piège. Il avait recouvert la blessure d'un cataplasme sans chercher à la soigner préalablement et ainsi il lui avait permis de suppurer, de se gangréner. Et chaque jour un peu plus il en ressentait les effets néfastes.

Alors.

Non il ne regrettait pas. Pas tout. Juste la partie essentielle, celle des adieux et du pardon qui aurait dû suivre.

Oui il aurait pu faire les choses différemment. Il aurait dû les faire différemment. Mais il n'était pas Gandhi non plus.

Oui et non il pouvait encore rectifier le coche, jeter aux orties son entêtement à poursuivre sur une voie sans issue, et faire marche-arrière, revenir à ce carrefour de sa vie, juste le temps nécessaire pour réparer, mais pas plus.

Comme il l'avait dit il n'était pas Gandhi.

Oui et non donc, car il ignorait tout de l'accueil qui lui serait réservé là-bas. La petite souris avait malheureusement été mutée auprès d'un autre directeur d'agence, et de toute façon il ne l'aurait pas contactée. Personne ne savait où il se trouvait, et il tenait à ce que ça le reste.

Oh il aurait pu le découvrir de là où il était, par lui-même, comme un grand, un grand avec inscrit dans son cv inspecteur de police et agent fédéral. Un brin d'astuce, une dose de patience et quelques gouttes de sueurs et hop le tour était joué.

Mais le hic car bien sûr il y en avait un sinon il l'aurait fait la première fois que l'idée lui avait traversé la tête, le hic c'est qu'il ne pouvait pas.

Vraiment pas.

Car lui qui s'était évertué toute sa vie à clamer haut et fort qu'un DiNozzo n'avait peur de rien, lui l'homme qui inlassablement avait affronté les pires situations, s'était confronté aux plus dangereux criminels, le tout sans sourciller, lui quand il s'agissait de son ancienne équipe était mort de trouille.

Et lâche.

Mais était-ce réellement se montrer lâche que de vouloir se prémunir face à ce qu'il allait découvrir, refuser de replonger dans ce cercle vicieux de souffrance qui allait inexorablement survenir quelque part sur la route ?

Non, en fin de compte lâche n'était peut-être pas le mot adéquate.

Aveugle par contre, autodestructeur, insensible pathologique à son bien-être, crétin fini l'était beaucoup plus.

Et il était tout ça à la fois.

Car en refusant d'agir c'était à la vie, à sa vie elle-même qu'il faisait un pied de nez, à elle dont il niait une quelconque existence. Et de ce fait il n'était plus.

En effet être vivant c'était quelque part accepter le fait d'être blessé avant d'être heureux. Ou l'inverse. Ou les deux à la fois. Et d'avancer malgré tout. C'était ne pas oublier que parfois la douleur parviennait à dissimuler entièrement le bonheur, mais ça ne signifiait en rien la disparition totale et définitive de celui-ci, juste qu'il fallait attendre, patienter un peu pour le retrouver. Etre vivant c'était accepter qu'il y avait des bas, des hauts, et que pour pouvoir réellement profiter de l'altitude il fallait souvent redescendre en chemin.

Et c'est avec cette notion qu'il avait du mal.

C'est cette notion qui lui bouffait l'existence.

Car son bonheur à lui était fermement accroché à une descente vertigineuse, son bonheur à lui se trouvait enfoui sous les cadavres et les gravas de son ancienne vie, à milles kilomètres de là, et il ne pouvait l'y déloger et le faire venir ici qu'en allant lui-même le déterrer.

Le bonheur pouvait être doté d'ailes mais si on ne lui donnait pas d'itinéraire à la base il se perdait et s'essoufflait.

Et c'est ce qui lui arrivait.

Le tout maintenant était de savoir s'il le désirait vraiment ce bonheur, s'il en avait une réelle nécessité, s'il était prêt pour ça à surmonter ses craintes et à faire face, à leur faire face.

Et ainsi clore définitivement ce chapitre de sa vie. Après en avoir rempli quelques pages de plus dont une conclusion en bonne et due forme. Et le mot fin gravé … gravé … à la fin.

Certains jours de pluie, et contrairement à l'idée reçue il pleuvait souvent à Atlanta, certains jours de pluie donc il avait dressé une liste, la traditionnelle liste du pour et du contre, en avait rayé la majorité du contenu le soir même, sous le coup de la rage, de la lassitude, ou de la peur du résultat obtenu, souvent un mélange des trois en même temps pour être honnête. Mais systématiquement à chaque fois qu'il s'essayait à cet exercice les mêmes arguments lui revenaient en tête.

Lendemain/Sans lendemain.

Marche arrière/ Point mort.

Voile/Rideau.

Systématiquement.

Et les vacances étaient arrivées.

Et il était content qu'elles soient là.

Enfin c'était une nouvelle fois un mensonge mais ce n'est pas comme s'il avait quelqu'un à part lui-même à convaincre du contraire.

Il ne trompait personne.

Vacances donc.

Il allait être libre de faire ce qu'il voulait de ses journées, pas de contraintes ni d'obligations. Pas de rempart non plus, ses pensées allaient pouvoir s'ébrouer comme elles le voulaient. Ce qui était ô joie mauvais, infiniment mauvais dans son cas.

Vacances.

Vivre au jour le jour sans rien planifier. Faire comme s'il n'y avait pas de lendemain qui l'attendait. Un lendemain sans lendemain en somme. Comme dans la liste.

Oui.

Quinze jours à compléter, à nourrir.

Merveilleux.

Formidables.

Horribles.

Horriblement déprimant.

Et franchement le temps n'arrangeait rien.

Qu'il détestait la pluie à présent.

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Et c'est comme ça qu'un matin, ce matin précisément, sans qu'il en ait conscience ni n'ai rien vu venir, et il était prêt à plaider l'irresponsabilité majeure si on lui demandait là-haut des pourquoi et encore des pourquoi, ce matin donc il avait fermé machinalement la porte de chez lui, s'était engagé comme chaque matin sur le chemin de terre derrière la maison, Brahms trottant sur ses talons, et était revenu sur ses pas quelques centaines de mètre plus loin – ça par contre c'était nouveau - , avait traversé la route vers sa voiture, toujours en compagnie de Brahms, et avait pris la route.

La route du bonheur pour être précis.

Il avait bien failli faire marche arrière une bonne demi-douzaine de fois, avait trouvé moult prétextes pour s'arrêter sur les aires de services et ainsi retarder l'échéance, il avait cligné les yeux de surprise, plongé qu'il était dans ses pensées, lorsque le panneau 40 miles Washington DC avait surgi sur la petite route de campagne désertique qu'il avait préféré prendre pour éviter les bouchons qu'il savait pourtant inexistant à une heure aussi tardive, et il avait freiner consciencieusement lorsqu'une biche avait surgi devant lui, il avait freiner oui, mais pas à temps.

Et le périple à peine entamé s'était arrêté.

Et toutes ses résolutions aussi fragiles soient-elles avaient fondues comme neige au soleil, et cette image figurative n'avait rien à voir avec le fait qu'il s'était mis à neiger voilà une heure. De toute façon il faisait nuit donc.

Et il se trouvait là, allongé sur le bas-côté, à regarder ce ciel orange se déverser, ses nuages dissimulant les étoiles, dont la sienne qui n'avait jamais aussi bien travaillé, contre lui, et qui elle et ses comparses bien se marrer.

Comme lui d'une certaine manière, même si ça faisait trop mal. De s'esclaffer.

Ah les desseins du destin.

Il avait enfin accepté d'avancer vers une vraie vie et c'est la mort qui l'avait finalement harponnée.

Car aucun doute là-dessus.

Si ce n'était du fait de ses blessures qu'il savait vraiment, vraiment très sérieuses c'était l'hypothermie qui s'en chargerait.

Oui.

Pas de doute.

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