Le siège était vide. Il n'avait fermé les yeux qu'une fraction de seconde, quand la lumière du transfert avait été trop vive, et quand il les avaient rouverts, le siège était vide. Elle avait disparu, la femme exaspérante, la femme aux cheveux de l'espace, la femme au courage indomptable. La femme qui avait tenté de le consoler, même à quelques instants de sa propre mort. La femme qui connaissait son nom. Et l'univers, soudain, semblait un peu plus froid, un peu plus vide. Le Docteur au costume rayé sentit son corps s'affaisser sur le sol, l'acier de la menotte qui le retenait toujours enchaîné entaillant sa chair.
Qui était elle ? Elle avait dit qu'il le reverrait, lui avait promis le temps et l'espace. Mais qui était elle ? Pour lui ? Comment pourrait il accepter de lui faire une place dans sa vie, dans ses cœurs, en ayant ses derniers instants imprimés sur la rétine ? Quel homme deviendrait-il pour accepter ça ? Pas une ligne avait-elle dit. Je vous l'interdit. Qui était-elle pour lui interdire ça ? Qu'avaient ils vécus pour donner cette intensité à sa voix, au seuil même de sa mort ? Et pourquoi avait-il si mal, si mal, entre chaque battement de cœurs ? Il ne la connaissait pas. Pas vraiment. Il avait l'impression qu'on lui avait arraché une partie de son âme.
Une larme solitaire glissa le long de sa joue sans même qu'il en ait conscience. Pas plus qu'il n'eut conscience du bruit de pas, derrière lui, jusqu'à ce que la personne soit à moins d'un mètre, s'accroupissant à ses côtés.
Alors le Docteur tourna vivement la tête, et rencontra le regard étonnamment vieux d'un jeune homme. C'était un gamin, vraiment, à peine plus de la vingtaine, avec ses membres dégingandés d'adolescent trop vite grandi et ses cheveux (floppy) souples, un peu trop longs, lui retombant en mèche sur un côté du visage. C'était un gamin avec un sens absolument déroutant de la mode. Était il un rescapé de la bibliothèque ? Un étudiant lunatique portant le nœud papillon, le gilet et la redingote en tweed violet de son aïeul ?
L'étrange regard bleu clair, presque gris, dériva un instant du Docteur au fauteuil vide, et le jeune homme déglutit. Son menton – bon sang, si Cyrano avait déclamé une tirade sur son nez, cet étranger pouvait en faire de même sur son menton ! - son menton, donc, trembla et il baissa la tête, fermant les yeux. Ses cheveux vinrent balayer ses paupières closes et il resta ainsi longtemps, sur ses talons, immobile.
"Je croyais que ça serait trop douloureux de lui dire au revoir. Et ça l'est, sandshoes, ça l'est"
Les yeux du Docteur s'écarquillèrent en sentant enfin l'odeur du temps qui émanait de l'étranger. Il retint, à peine, la plainte qui menaçait de sortir de sa gorge quand Bowtie sortit son sonic et déverrouilla les menottes, sans même ouvrir les yeux. C'était lui. Son Docteur.
"Mais tu sais ce qui est encore plus douloureux ?" La voix était rauque, presque brisée. "Savoir que c'est fini. Savoir que je ne la reverrai plus, que je ne la toucherai plus. Sa main dans la notre, Sandshoes, c'est le plus beau cadeau de l'univers"
Bowtie serra le poing sur son sonic, toujours sans regarder son précédent lui. Ses lèvres se serrèrent en une ligne fine, exsangue, avant qu'il ne reprenne.
"Je sais que tu ne me crois pas. Je sais que tu n'entendras pas si je te dis qu'elle seule est assez intelligente pour nous, assez folle, assez brillante. Que tu crois connaître l'amour, mais que ce n'était que des battements de cœurs te préparant pour elle. Ce n'est pas un soleil que tu brûlerais pour elle, ce sont des galaxies entières. Mais je sais aussi qu'une part de toi m'entends. J'ai été là. Je serai à jamais là, enchaîné, l'âme en cendre. Alors écoute moi, Sandshoes, écoute moi bien"
Le Docteur, son Docteur, son futur-lui, ouvrit enfin les yeux et l'attrapa par les épaules, avec une telle emprise qu'il en aurait des ecchymoses, par la suite. Mais à cet instant il ne le sentait pas. A cet instant il était épinglé par le regard brillant de larmes de Bowtie. Le regard d'un antique seigneur du Temps, empli d'une telle douleur, d'une telle colère, que ça en était physiquement douloureux. Le regard d'un homme – oui, un jour – qui mettrait des armées en déroute.
"Tu vas te mettre à réfléchir, dès maintenant. Une partie de ton cerveau dont tu es si absurdement fier. Une partie qui ne dormira jamais, qui ne s'arrêtera jamais de chercher jusqu'à trouver comment la ramener. Même quand tu n'y penseras pas, même quand tu oublieras, même quand tu régénéras, ne laisse jamais cette partie cesser de chercher. Tu m'entends ? JAMAIS !"
Les doigts de Bowtie rentraient à présent comme des serres dans le tissu de son costume rayé.
"Jusqu'à ce qu'elle soit à nouveau là, avec nous." La fureur sembla sans raison embraser d'avantage le regard clair de son futur lui.
"Tu vas bientôt penser avoir trouvé la solution. Tu vas te croire très intelligent. Mais c'est temporaire, tu m'entends ? Ça ne suffit pas ! Ça ne suffira jamais ! Alors cherche. Pendant des siècles. Parce que je viens de lui promettre."
Comme un écho, immatériel, intangible, le Docteur au costume rayé cru presque entendre dans son esprit
A un de ces jours, Professeur River Son
Au revoir et à très vite
Puis les mots s'évanouirent et ne resta plus que le regard d'acier de Bowtie
"Elle est toujours là pour nous. Et elle est la seule fin que nous ne pourrons jamais accepter. Alors nous devons la ramener. Par le long chemin s'il le faut"
Ils échangèrent un dernier regard, si long que le temps n'existait plus, puis Sandshoes hocha la tête, de manière imperceptible. Bowtie savait qu'il oublierait cette promesse. Il savait qu'il aurait peur de River, qu'il voudrait fuir son futur. Mais il savait aussi qu'il reviendrait toujours à elle, comme un papillon autour d'une flamme. Qu'il avait déjà commencé à se brûler les ailes et qu'il recommencerait, encore et encore, parce que son sourire effaçait toutes les douleurs, et qu'un nom avait plus d'importance que tous les autres dans l'univers. Pas la tempête imminente, pas le destructeur de monde, pas le Valeyard, pas le Docteur. Pas même son véritable nom. Mais Sweetie.
Et il savait aussi que, même en l'ayant oublié, il tiendrait sa promesse. Il le savait parce que, quelque part dans les tréfonds de son antique esprit, une part de lui cherchait, encore et encore, comment la sortir de la bibliothèque. Comment faire mieux que la sauver. Comment la ramener à lui pour qu'il recommencent à courir, main dans la main, à travers le temps et l'espace.
Il n'arrêterait pas jusqu'à ce qu'elle lui soit rendue. River Song. Sa femme. La femme du Docteur.
Bowtie se releva alors et, sans un autre regard au fauteuil ou River s'était sacrifié, disparu aussi silencieusement qu'il était arrivé. Sandshoes n'entendit même pas le bourdonnement du TARDIS quand celui-ci se dématérialisa, mais cela n'avait pas d'importance.
Il avait vu quel homme il allait devenir. Il avait vu combien il allait l'aimer. Si c'était vrai, ils allaient courir. Le temps et l'espace.
Mais il avait encore besoin d'une preuve. D'une seule petite preuve, que ce n'était pas seulement un fantasme, né de son horreur de l'avoir vue mourir devant lui. Impuissant.
Quand il retournerait au TARDIS, il claquerait des doigts. Alors, peut être … Il pourrait courir vers elle.
