Cette nuit-là allait être une nouvelle nuit interminable. Le bruit incessant de la pluie venant s'abattre sur le carreau l'empêchait de dormir. Semblable à des fracas, l'eau déflagrait inlassablement contre le mur de pierres. Ces sons, qu'il avait entendus tant de fois, revenaient à nouveau cette nuit comme pour le hanter, témoins d'un affreux spectacle.
Allongé sur son lit, le visage tourné vers la fenêtre, il regardait au travers de celle-ci le ciel grisâtre lui donnant des vertiges tant il semblait vague et étendu au loin. Recroquevillé sur lui-même, il se dit alors que s'il y avait eu au moins un rayon de soleil ce soir-là, cela aurait pu suffire à lui redonner du courage. Comme s'il attendait une quelconque réponse d'un fantôme lointain, il se demandait quel serait le bon moment pour quitter cette pièce. Cette simple pensée le fit frissonner tandis qu'il se releva insensiblement, laissant à son bras gauche la charge de supporter tout le poids de son corps. Il lui était impossible de le faire pour quelques heures encore, ou alors, le cauchemar le rattraperait. Il en était bien conscient : tant que Jien ne serait pas là, il ne pourrait sortir d'ici. Son corps entier le faisait souffrir. Elle l'avait frappé, une fois encore.

Il y a treize ans de cela, alors que de nombreux yokai vivaient en ville depuis des années, un nouvel endroit se vit devenir l'un de ces lieux que l'on avait coutume de nommer à loisirs. De nombreux cafés avaient ouvert subitement sous l'effet immédiat d'un développement local. Au centre de la ville se trouvait ce large bâtiment récemment aménagé selon le mouvement qui s'observait partout dans l'agglomération. Il était de forme cubique, entouré d'imposants arbres fruitiers notamment ceux que l'on nommait les Spirées du Japon. Sa façade blanc vif était d'un tel éclat que l'on pouvait y deviner l'investissement fourni pour un tel ouvrage où une petite enseigne ronde était accrochée à l'avant, conviant les gens à se rendre au « Café Ganji » dont les tuiles rousses reflétaient le soleil, qui s'écrasait sur les dizaines de tables de la terrasse présente au dehors. Des tables et chaises d'un gris métallique, renouvelé à l'image d'un extérieur moderne : un bel endroit paisible, où la population ne faisait que croître de jour en jour. Malgré cela, il y régnait une atmosphère des plus agréables, parfois égayée par les cris des enfants qui jouaient aux alentours, d'autres fois par les conversations de marchands des environs connus de tous. Le café était entouré de plusieurs autres petits commerces, formant un cercle de remparts autour des habitations. Les cerisiers faisaient partie intégrante de cet emplacement, apportant leur touche de couleur chatoyante à cette ville d'une beauté sans égal.

Une jeune femme d'environ dix-sept ans balayait souvent l'entrée du bâtiment, souriant aux divers passants qui la croisaient, saluant ceux qui quittaient le café. Elle était d'une grande beauté et ne passait pas inaperçue aux yeux des habitants. De taille moyenne, plutôt mince et élancée, elle possédait cette allure de femme mature pleine de charme au sourire envoûtant. Malgré son jeune âge, il semblait qu'elle travaillait ici en tant que serveuse, sans doute pour venir en aide de temps à autres aux dirigeants qui devaient la connaître. Son visage contenait une expression douce et rassurante, sa peau pâle faisant ressortir ses grands yeux pétillants : de beaux yeux marron clair nuancés d'un profond vert pomme, qui leur donnait un vif éclat. Elle se prénommait Shiera, d'après ce qu'avait pu entendre le jeune homme qui fréquentait l'endroit régulièrement. Âgé de dix-neuf ans, il se plaisait à passer ses soirées en ce lieu, se libérant ainsi des fortes contraintes endossées durant la journée. Amené à travailler depuis ses quinze ans en raison de circonstances familiales, il n'était pas rare que ce dernier rende visite à la jeune femme le soir venu. Sa compagnie lui semblait chaleureuse et il appréciait grandement la retrouver en soirée afin de laisser s'évader son esprit. Machinalement, ils avaient fini par faire connaissance : il était un yokai, tout comme elle ; seulement, il n'avait pas toujours vécu dans cette ville contrairement à celle-ci. C'était un grand jeune homme d'environ un mètre quatre-vingt, mince mais joliment dessiné. Il avait la peau légèrement plus mate et était doté d'yeux vert émeraude courbés en amande ; ses fins cheveux améthyste retombaient affablement sur le haut de ses épaules saillantes.

Bien sûr, Shiera n'était pas sa seule connaissance en ce lieu : depuis qu'il était arrivé ici, il avait rencontré bon nombre de personnes. Toutefois, il prenait du plaisir à discuter avec elle une fois les clients partis et restait souvent tard encore après la fermeture, obligeant la jeune femme à ne retrouver son domicile qu'en fin de soirée. Tous deux avaient pourtant peu de choses en commun : Shiera était d'une grande timidité alors que Zakuro se dévoilait d'un naturel plutôt extraverti après quelques tête-à-tête. Ayant beaucoup voyagé, il en était devenu quelqu'un de cultivé et d'intéressant qui adorait mener la conversation pour conter tout ce qu'il avait pu voir au cours de sa vie. C'était quelqu'un d'honnête et protecteur dont l'amabilité et le sens de l'humour faisaient de lui une personne possédant un bon contact avec ses interlocuteurs, toujours curieux des dernières nouveautés qui l'entouraient. Cette facette de sa personnalité le rendait passionnant aux yeux de cette jeune serveuse qu'il adorait apprendre à connaître au fil du temps. Il se plaisait à la contempler dès qu'il se rendait en ce lieu, tant elle lui inspirait à la fois beauté et sympathie. Dans ce cadre naissant où le mobilier intérieur ressemblait fortement à une vieille auberge réaménagée, tous deux y trouvaient là un charme frivole et soigneux, singulier des officines environnantes.

Ayant perdu ses parents il y a deux années de cela, la jeune femme s'efforçait de retrouver cette joie qui l'avait quittée depuis lors. Il lui arrivait fréquemment d'être confrontée à de lourds moments de solitude où la tristesse pouvait l'envahir jusqu'à l'empêcher d'aller travailler le matin. Être au contact de tous ces inconnus ne la satisfaisait pas constamment ; certains en profitaient pour abuser légèrement de leur condition et la yokai s'était souvent sentie seule et sans défense face à la vie qui ne l'avait pas épargnée. Toutefois, lorsqu'elle conversait avec ce jeune homme si doux, elle se sentait l'espace d'un instant transportée en dehors de tout cela. Sans doute avait-il été séduit par cet aspect tant sincère de sa personnalité ; elle paraissait si pure et fragile qu'il aurait voulu la protéger pour toujours.

Au fil du temps, Shiera finit par développer une réelle affection pour le yokai qui ne venait plus que pour elle. Cette idée ne lui déplaisait pas, elle avait même fini par s'imaginer pouvoir reconstruire sa vie à ses côtés. Ce qu'elle voyait en lui était l'image d'un homme mûr et avenant, qui pourrait lui offrir le bonheur qu'elle désirait depuis toujours. Une relation de confiance s'était peu à peu établie entre eux et la perspective rassurante d'un avenir stable ne faisait qu'enchanter la jeune femme chaque jour.

L'année suivant leur mariage, ils eurent un fils qu'ils prénommèrent Jien. Les trois ans ayant suivi leur rencontre furent le fruit de nombreuses épreuves qu'ils réussirent tout de même à surmonter. La yokai, tout juste âgée de la vingtaine, avait alors pris la courageuse décision d'abandonner son travail pour se consacrer entièrement à leur fils. Elle se complaisait à passer son temps avec lui, trouvant son bonheur en le voyant grandir, lui transmettant tout l'amour qu'elle détenait en elle.

Leur nouvelle masure paraissait dérisoire pour accueillir trois personnes, mais cette vie humble suffisait à les combler. Tous trois trouvèrent en effet demeure dans une petite maison à la façade de briques se situant sur le bord d'un cours d'eau, qui devançait une vaste forêt aux arbres dotés de multiples teintes de vert. Eux-mêmes couvraient quelques plantes et fougères dégageant une lumière turquoise, rendant le paysage hypnotique de par sa beauté. La mansarde était encadrée de divers arbustes et bambous, qui jaillissaient du sol de chaque côté du jardin. Tout ceci décuplait la stature de la maison gris clair, qui semblait ainsi prendre une forme élancée et large. Elle possédait ce charme ancien que l'on trouvait parfois dans les petits chalets de montagne ; rien aux alentours n'aurait pu ébranler le calme qui régnait dans cet environnement. L'intérieur de l'édifice était également d'apparence ancienne, du meuble boisé au plancher identique variant les teintes d'ambré et de marron. Tout se mélangeait harmonieusement, créant alors une atmosphère chaleureuse appuyée par les deux cheminées de pierres se trouvant l'une au salon, l'autre dans la pièce voisine. Une demeure qui se voulait accueillante pour cette famille, recluse des grandes routes les menant au centre-ville plus turbulent. Ils appréciaient la tranquillité régnante qu'apportait cet emplacement au milieu des bois de chênes colligés à l'horizon. Le mobilier était presque entièrement de style japonais, chaque pan de mur se trouvant séparé par de longues portes à cloison noires et blanches. Lorsque les deux yokai avaient emménagé, ils s'étaient dit à de nombreuses reprises que l'endroit était parfait pour qu'ils puissent y vivre heureux.

Durant la journée, Shiera emmenait souvent leur fils faire de longues promenades sur la colline qui arpentait leur terrain à l'arrière de la maison. Voluptueuse et tournoyante, elle formait un sentier ardu, mais tout de même accessible à une personne en bas âge. Avec ses chemins de terre d'un jaune sablé se mélangeant parfois aux racines des nombreux feuillus disposés en cercle autour des routes de glaise, la magie qu'offrait ce paysage s'étendait à perte de vue. La yokai y trouvait là une certaine sérénité et se plaisait à faire découvrir à son fils ces paysages qui la remplissaient d'émoi. Souvent, elle s'arrêtait pour admirer la vue au-dessus des collines, profitant du fait que l'enfant soit assez calme pour pouvoir se reposer de ces horizons. L'atmosphère particulièrement impavide qui s'en dégageait égayait la jeune femme, lui faisant oublier les quelques préoccupations qui la guettaient depuis qu'elle était devenue mère où, parfois, elle n'avait plus une seule seconde à consacrer à sa personne. Même si cette dernière avait fait le choix d'abandonner son travail, le fait de se dévouer uniquement à l'éducation de son fils pesait parfois sur son moral, sans qu'elle ne parvienne à se détacher de cette sensation. Comme elle se retrouvait la plupart du temps seule avec lui dans cette maison vide, l'espace pouvait lui paraître quelques fois aussi étouffant que fastidieux, malgré l'humeur joviale de l'enfant qui l'accompagnait. La yokai avait, à de nombreuses reprises, ressenti le besoin de prendre l'air ne serait-ce que pour une heure ou deux. Il ne lui était jamais arrivé de regretter son choix, mais l'accumulation des tâches à effectuer l'avaient tout de même rapidement exaspérée. Même si Zakuro avait bien proposé de lui venir en aide dès que celui-ci avait eu un moment de libre, elle s'était vue refuser cette assistance de nombreuses fois. Elle tenait absolument à tout accomplir d'elle-même, de sorte à ce que cela lui paraisse irréprochable sans prendre en compte les conseils de son époux qui, parfois, s'inquiétait de son état de santé.

Au fil de leurs excursions réitérées, un lien très fort avait fini par se tisser entre Shiera et son fils et au fur et à mesure que l'enfant grandissait, la yokai prenait de plus en plus souvent la décision de l'emmener quelque temps hors de la maison familiale. Ainsi, c'est en profitant des opportunités des alentours qu'elle prévit un matin de passer trois jours en compagnie de Jien hors des lieux connus. Il n'y avait aucun but précis derrière tout cela, si ce n'était sa volonté de s'isoler de leur demeure pour quelque temps. En réalité, plus elle prenait la liberté d'organiser des sorties pareilles à celles-ci, plus cela lui était moralement bénéfique. Le poids d'une frustration qu'elle avait accumulée depuis quelques mois commençait peu à peu à se transformer en fardeau tandis que les jours défilaient et la jeune femme avait grandement besoin de préserver son esprit de ces sombres aspects sous ces heures meurtrières.

Depuis la naissance de leur fils, Zakuro avait dû travailler davantage dans le but de subvenir à leurs besoins et ne pouvait rentrer que très tard à la maison. Il lui arrivait parfois même de ne retrouver le domicile qu'en début de matinée et il n'était pas rare que, de ce fait, il décidait souvent de passer la nuit au sein de sa compagnie afin d'éviter de réitérer le trajet deux heures plus tard à peine. Ce rythme de vie l'épuisait beaucoup, mais le jeune homme était également heureux de pouvoir se reposer en la présence de son épouse et de leur enfant lorsqu'il avait la possibilité de rejoindre le foyer. Si ce n'était pas de cette manière que sa compagne envisageait leur vie de couple, elle se ravisait souvent en se disant que ce dernier se démenait sans cesse et que, malgré tout ce qu'elle trouvait à lui reprocher, elle ne pouvait accuser ses efforts. Dès lors qu'elle avait décidé d'abandonner son emploi, elle savait que son époux n'avait d'autre choix que de prendre la relève afin de leur permettre de vivre convenablement.

Cependant, il y eut de nombreux moments où la solitude la regagnait petit à petit, notamment ces longs mois où leur fils était encore bébé et ne constituait pas une si délassante compagnie. Néanmoins, depuis que ce dernier avait grandi, les journées passées à ses côtés lui faisaient expérimenter chaque jour de nouvelles choses. Face à cette réalité, elle pensait s'être enfin débarrassée des années les plus rudes de son existence. Elle apprenait ainsi à son enfant les aléas de la vie depuis que celui-ci était désormais en âge de parler et de marcher, souhaitant lui faire prendre conscience au plus tôt des choses peuplant le vaste monde dans lequel il grandissait.

Ils prirent alors la route un vendredi matin par une douce journée couverte d'un ciel sans nuages. Il y soufflait un vent léger qui faisait tournoyer les quelques hautes herbes se trouvant aux abords de leur maison. Un calme olympien s'était imprégné dans cette vaste nature où l'on entendait à peine les premières cigales, timides de pointer leurs têtes en dehors des brindilles jaunâtres. Pour la première fois depuis qu'ils quittaient ainsi les lieux, la jeune femme le fit sans en informer son époux. Jadis, elle prenait la peine de rédiger un mot sur un petit bout de papier qu'elle laissait ensuite sur la grande table en verre de la cuisine, ainsi le verrait-il à son retour. Pourtant, ce fut sans remords qu'elle quitta en cette matinée la demeure désormais paisible, tenant insouciamment le petit garçon par la main. Celui-ci avait l'habitude que sa mère l'emmène en dehors pour un temps à présent, c'est pourquoi il ne lui posa aucune question quant à cette escapade si soudaine et quitta joyeusement les lieux aux côtés de cette présence rassurante.

Tous deux marchèrent ainsi de longues minutes en direction d'un lointain que Jien méconnaissait, sous un soleil qui se faisait de plus en plus pesant au fur et à mesure qu'ils arpentaient ce long chemin. Aucune ombre n'était perceptible au sol, si ce n'étaient les rapides traînées des hautes herbes sur lesquelles ils posaient les pieds. Le layon de campagne que les deux yokai empruntaient était si dégagé qu'il ne laissait guère place à ce genre de chose. Toutefois, à mesure que tous deux avançaient, la verdure dansait en compagnie d'une brise agréable, rafraîchissant ainsi leur peau agressée par la perpétuelle fournaise qui allait tout assécher aux environs d'ici la nuit tombée. Rien ne semblait visible autour d'eux, exceptées ces petites broussailles ci et là, rendant l'endroit quasiment semblable à un désert.

Après avoir escarpé le sentier masquant les petites habitations de montagnes qui se découvraient enfin, Shiera se dirigea vers une direction qu'elle semblait connaître. La journée s'était enveloppée d'une chaleur presque accablante. L'herbe au sol était désormais semblable à de la paille roussie et l'horizon se floutait tandis que tous deux approchaient finalement d'une vieille bâtisse délabrée. Les quelques arbres qui surplombaient le tout se voyaient à présent écrasés sous cette masse de feu flavescente, qui ne cessait de grossir.

- Nous passerons quelque temps dans cette auberge, annonça la jeune femme, qui tenait son fils par la main. Son visage sembla s'éclairer lorsqu'elle désigna du doigt une maison trapue dont la façade avait été rénovée à de nombreuses reprises.

La petite cabane, bien que réaménagée, dégageait tout de même un certain charme. Si l'extérieur était tout fait d'un bois en dégradé de gris dont la charpente laissait deviner quelques clous apparents, l'intérieur ressemblait à une chaumière parfaitement accueillante tapissée de pierres de plusieurs tons ainsi que d'un parquet luisant. Une grand cheminée trônait au centre de la pièce, entourée de quelques briques cuivrées. En face de cet âtre étaient disposés trois fauteuils de velours châtain dont l'un d'eux était occupé par un vieil homme qui lisait tranquillement et, à droite de la pièce, se trouvait un petit pupitre en rondin où s'effectuait la réception des arrivants.

La yokai décida donc de profiter de ce lieu pour trois jours, ressentant à la fois une certaine crainte, mais également un plaisir inconnu à ce qu'elle considérait comme une nouvelle aventure et dont elle se serait autrefois abstenue. Elle n'avait daigné emporter avec elle son téléphone portable, de sorte à ce qu'elle puisse rester injoignable durant l'intégralité de son séjour.

Ainsi, elle passa ces trois journées à décrire les paysages de verdure qui entouraient la bicoque à son fils ainsi qu'à les lui faire explorer, tant elle aimait voir ce sourire nonchalant sur le visage du petit garçon aux yeux mordorés. Ce dernier prenait d'ailleurs un plaisir insouciant à courir au milieu des champs de paille des environs, observer ces animaux dont il ignorait l'existence et qui jouissaient d'une liberté sans pareille. Il se sentait presque comme eux, libre de pouvoir s'envoler avec les oiseaux s'il l'avait pu, de galoper contre le vent rabattant ses mèches de cheveux noirs qui lui retombaient parfois sur le front, lui qui paraissait si petit au milieu de ce décor si vaste tandis qu'il arborait les tumultueux sentiers avec une fugacité inégalée. Il était un enfant adorable, toujours joyeux des moindres situations un peu enthousiasmantes et d'une allégresse communicative alors qu'il régnait perpétuellement le même éclat dans ses grands yeux. Rapidement, Jien avait appris les bases de la vie avec une certaine aisance. C'était un garçon intelligent, réceptif à ce qui l'entourait et qui savait analyser de façon sensée le comportement des gens, ce qui lui était vanté comme d'une grande maturité pour son jeune âge.

Les heures passaient tandis que Shiera s'évertuait à oublier sa culpabilité naissante face à son acte, dont elle redoutait de plus en plus la répercussion. Puisque Jien pensait que cette dernière avait prévenu le yokai comme à son habitude, il ne s'était pas fait de souci et avait pu pleinement profiter du séjour qui lui était offert. Pourtant, le dernier jour, la jeune femme se montra moins enjouée qu'au précédent et semblait en perpétuelle méditation le regard vide, le sourire absent de son doux visage. Cette expression lui valait l'air mélancolique d'une jeune adolescente désenchantée, rendant plus froids ses traits d'ordinaire fins et harmonieux. Tandis qu'elle tentait d'ignorer les questionnements de son fils quant à une pareille attitude, elle s'efforça alors de sourire en le prenant par la main pour l'emmener loin de cette demeure qu'elle ne reverrait sans doute jamais ; cette maison, qui l'avait autrefois vue grandir, s'était rapidement transformée en une ferme d'apparence archaïque et désormais grandement touristique. Le cœur lourd, la yokai tourna les talons une dernière fois, observant de ses grands yeux humides ce bâtiment qu'elle considérait à présent avec une douloureuse nostalgie. Depuis le décès de ses parents quelques années auparavant, elle n'avait pas eu l'occasion de revenir en ces lieux qu'elle avait tant désiré oublier, tâchant désormais de se focaliser sur sa vie de famille d'où elle percevait un lointain espoir.

Sur le chemin du retour, elle se heurta plusieurs fois aux petites pierres qui jonchaient le sol et auxquelles elle ne prêtait attention. Ses pensées étaient dirigées ailleurs : elle se maudissait d'avoir agi de la sorte et pourtant, était tout aussi prête à recommencer si le besoin s'en faisait ressentir. Avançant de plus en plus lentement, Shiera marqua finalement une courte pause en apercevant au loin sa maison qu'elle espérait vide. Elle n'avait prononcé un seul mot durant le trajet, dardant sans cesse son regard dans cette même et unique direction qu'elle redoutait d'atteindre. Face à ce mutisme inconfortable, Jien était également devenu silencieux. Lui qui n'avait eu de cesse de s'exalter durant ce court voyage se montrait désormais placide comme jamais, le cœur battant. Sans doute avait-il perçu le malaise émanant de chez la jeune femme, malgré les efforts récurrents de celle-ci pour le dissiper.

Leur demeure se rapprochait progressivement à mesure que tous deux marchaient d'un pas lourd en sa direction. Un vent frais se leva, rendant par là même plus agréables ces températures volcaniques. À hauteur de la porte d'entrée, la yokai remarqua étonnamment que cette dernière avait été laissée légèrement entrouverte. Tout en esquissant un soupir, elle se racla silencieusement la gorge, puis se décida à entrer d'un pas hésitant. Ses doigts tremblants sur la poignée firent grincer faiblement celle-ci tandis qu'elle l'abaissa d'un geste. Alors, elle invita son fils à se rendre dans sa chambre pendant qu'elle inspectait curieusement et avec inquiétude les environs silencieux. Comme tout semblait calme, elle ne put à aucun moment déceler la présence de son époux auprès duquel elle souhaitait éviter d'engager un long discours infructueux.

Depuis deux mois, elle en était venue à se questionner à son égard, le jugeant parfois trop absent, se rappelant d'autres fois combien il se démenait pour eux. Les absences du jeune homme étaient toujours justifiées, mais ceci n'évinçait point le fait que les deux amants ne se voyaient presque plus. Assez régulièrement, la yokai en venait à se demander si cette vie n'avait pas été précipitée ; elle qui avait rapidement souhaité devenir une adulte, ce ne serait que le châtiment qui lui fut accordé pour avoir voulu brusquer les choses. Si elle ne faisait que mener ce même quotidien auprès de son fils, il se ressentait également une triste souffrance de chez Zakuro qui, lui, ne le voyait pas réellement grandir. De petites tensions s'étaient alors créées au sein du couple quant à cette situation, qui ne les arrangeait guère. Toutefois, malgré l'embarras auquel il était confronté, le jeune homme gardait ses sentiments enfouis en lui, nourrissant l'infime espoir que les choses finiraient par s'arranger. Ce dernier ne faisait que se débattre sans cesse, imaginant un avenir meilleur, travaillant sans relâche dans l'optique d'un statut plus élevé afin d'obtenir du temps libre qu'il pourrait consacrer à sa nouvelle famille. Pourtant, rien de tout cela ne s'était encore produit et le couple s'en était malencontreusement remis à un espoir incertain. Tandis qu'ils en attendaient toujours plus de la part de l'autre, ils ne trouvaient pas ce qu'ils recherchaient si désespérément. Tous les trois ne partageaient jamais de leur temps ensemble, pour la simple raison qu'ils en manquaient cruellement. Sans qu'ils ne s'en rendent compte, cette malheureuse situation les avait peu à peu plongés dans une détresse qu'ils firent l'erreur d'essayer de surmonter individuellement au fil des mois.

Assise sur le sol de la cuisine autour du tatamis cuivré, la jeune femme se tourna vers la fenêtre afin d'observer les étoiles étincelantes, qui venaient de jaillir. Le battant ouvert, elle ne cessait de contempler les constellations dont elle essayait de se remémorer les noms, chassant par là même les mauvaises pensées amarrées dans son esprit. Lorsque la lueur de la lune vint totalement l'éclairer, Shiera se leva insensiblement pour se diriger vers le réfrigérateur. Cependant, alors qu'elle se tenait devant la porte métallique ouverte, elle resta vaine à contempler l'intérieur du meuble pratiquement vide. Sa peau blanche marqua petit à petit quelques pointements, elle commençait à frissonner des aigres températures s'immisçant dans la pièce. N'ayant pas ignoré ce phénomène et après s'être vêtue d'un châle en coton, elle retourna s'asseoir arbitrairement tandis que les larmes lui montèrent aux yeux. Sans qu'elle ne puisse les retenir, ces dernières se mirent lentement à couler le long de ses joues rougies au moment même où son époux fit irruption dans la pièce, le regard affolé. Ayant perçu une faible lueur émanant de la cuisine, le jeune homme avait alors songé au retour tant espéré des deux yokai. D'une manière presque instinctive, ce dernier s'était précipitamment dirigé à l'intérieur de la maison, qu'il avait auparavant manqué de refermer dans sa hâte. D'abord éperdue, son expression se transforma peu à peu lorsqu'il trouva son épouse assise lâchement sur le sol, pleurant à chaudes larmes. Alors qu'elle l'observait de ses yeux mouillés, une expression affligée sur le visage, elle paraissait à la fois terriblement fragile et vulnérable.

- Où étiez-vous passés, Jien et toi ? Lui demanda Zakuro, d'une voix qui ne pouvait camoufler son anxiété. Sa remarque semblait avoir fait réagir la jeune femme, qui abaissa sensiblement le regard tandis que le yokai s'approcha doucement d'elle pour s'agenouiller à sa hauteur.

Au moment où ce dernier prononça ces simples mots, Shiera ne put déceler aucune agressivité dans sa voix, simplement une angoisse qui se faisait ressentir d'une façon pesante et à laquelle elle ne donnait suite. Zakuro s'était fait un sang d'encre ces trois derniers jours, si bien qu'il en était venu à contacter la police pour leur faire part de cette disparition soudaine. Alors qu'il s'était imaginé bon nombre de possibilités plus lugubres les unes que les autres, la jeune femme était revenue en pleurs, sans même lui adresser le moindre mot. Il tremblait de tout son corps, incertain face à cette situation qui le désolait. Prenant quelques minutes pour se rasséréner, il patienta simplement jusqu'à ce que son cœur se remettre à battre à vitesse normale. Dans la pièce régnait un lourd silence, qui ne faisait que s'accentuer au fil des minutes s'écoulant au ralenti.

Une légère brise se faisait ressentir depuis le jardin, qui s'animait sous une averse toujours plus violente. Les branches des buissons fouettaient la terre balayée par les quelques rafales qui emportaient avec elles plusieurs feuilles candides. Le souffle strident du vent se faisait de plus en plus vigoureux à mesure que les bourrasques s'engouffraient par la fenêtre dont le battant cognait inlassablement contre le mur. Lorsque le tonnerre commença à se faire entendre, une pluie inusable vint alors s'abattre sur le terrain boueux encerclant la maison. Un lourd vacarme retentit soudainement, au moment où le bord de la fenêtre frappa à nouveau l'angle adjacent avec force. Le fracas qui venait alors d'éclater fut si assourdissant qu'il tira le jeune homme de ses pensées, l'amenant à se diriger vers la lucarne qu'il referma d'un geste soucieux. Ses bras retombèrent lâchement le long de sa fine taille, qui tournait le dos à la yokai toujours à terre. Tout en poussant un profond soupir, Zakuro se dirigea à pas lents vers son épouse, qui semblait toujours le fuir du regard. Ennuyé par cette situation qui ne se démêlerait pas dans ce mutisme, il prit alors la décision d'agir calmement pour tenter d'obtenir une explication de la part de sa vis-à-vis. Doucement, il leva sa fine main à hauteur du visage de cette dernière, réajustant une mèche de cheveux qui s'était glissée devant ses yeux embués. Pourtant, malgré toute la délicatesse dont il fit preuve en approchant son visage de celui de la jeune femme, celle-ci s'écroula une nouvelle fois en sanglots dans ses bras.

Depuis qu'ils vivaient ensemble, le yokai ne l'avait jamais vue se mettre dans un tel état. De nombreuses interrogations parcouraient son esprit, mais ce dernier songea que ce n'était décemment pas le moment pour en faire part à son épouse. Très vite, il sentit un lourd poids envahir sa poitrine, un fardeau qui l'obligea à rester silencieux de longues minutes encore tandis que Shiera pleurait. D'un geste consciencieux, il passa une main derrière la tête de sa compagne, caressant lentement ses cheveux qu'il trouvait si doux. À la voir ainsi, il se dit alors qu'il se devait de lui pardonner son acte dont il se jugeait à présent seul responsable. Pour s'être tenu aussi éloigné de leur vie familiale depuis leur emménagement, il estima qu'il se devait d'assumer les conséquences de cette situation qui lui avait échappé. Néanmoins, ce jugement n'altérait en rien son inquiétude grandissante face à leur condition, qu'il ne redoutait que davantage.

- Pardonne-moi... finit-il par lâcher dans un souffle, alors que son cœur s'emballait de plus belle.

Il se sentait misérable d'avoir poussé la jeune femme à lui faire entendre raison de cette manière. Si cette dernière ne lui avait adressé aucun reproche jusqu'à maintenant, Zakuro était persuadé d'être aujourd'hui le fautif d'un tel comportement. Pourtant, chaque jour qui passait, il ne cessait de réfléchir à une situation pouvant leur convenir, sans pour autant être capable d'en déceler une seule. S'il ne s'était pas laissé explicitement atteindre jusque-là, il sentit ce soir quelques larmes emprisonnées au fond de sa gorge tandis qu'il considérait en vain leur condition. S'il l'avait pu, il aurait libéré son épouse de toute cette souffrance et se serait davantage impliqué dans l'éducation de son fils, qui grandissait sous un seul regard. Toutefois, les circonstances l'empêchaient manifestement de conserver sa place au sein de cette famille dont il se sentait désormais exclu. Ce fut durant ce court instant qu'il prit tristement conscience de la vanité de ses efforts, qui semblaient lui échapper. Alors que le silence ne cessait de croître dans cette pièce éclairée seulement d'une lueur artificielle, Shiera murmura ces quelques mots entre deux sanglots quasiment endormis :

- Je suis allée voir ce qu'était devenue la maison de mon enfance.

Face à cette révélation inattendue, le yokai resta un instant de plus silencieux. Aussi loin qu'il puisse s'en souvenir, la jeune femme n'avait jamais parlé de tout cela avec lui. Tout ce dont elle avait fait mention depuis qu'ils étaient ensemble était la relation qu'elle entretenait avec ses parents, mais elle n'en avait jamais donné que de vagues détails. Le fait qu'elle aborde ce sujet avec lui le surprit tant il s'attendait à ce que celle-ci le crible de reproches. Alors, il sentit peu à peu son cœur s'apaiser tandis que les délits dont il s'accusait quittaient amplement son esprit. Comme le visage de sa compagne était toujours appuyé contre son cœur, cette dernière put sentir son ardeur se refréner à la suite de ses paroles.

À présent qu'elle lui avait adressé ces quelques mots, Zakuro se sentit suffisamment assuré pour lui demander les raisons d'une telle évasion dont elle s'était gardée de lui faire part. Cette interpellation paradait dans son esprit depuis son arrivée, mais le jeune homme s'interrogeait surtout sur la confiance que lui portait à présent son épouse, se demandant s'ils pouvaient encore vivre dans de telles conditions si cela venait à se reproduire.

- Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? J'étais terriblement inquiet, avoua-t-il les lèvres tremblantes d'émoi, le regard humide.

- J'avais besoin de m'isoler quelque temps avec Jien, répondit alors sa vis-à-vis, presque directement.

Face à ces propos débités sans aucune hésitation, le yokai se sentit à nouveau dépourvu. Finalement, il avait deviné juste, pensa-t-il alors que sa respiration devint brusquement saccadée. Tandis qu'il observait le visage embrumé de sa compagne, il ressentit comme un nœud lui nouer l'estomac. Son esprit s'était uniquement focalisé sur ses dernières paroles, les répétant sans cesse sans qu'il n'arrive à penser à quoi que ce soit d'autre. Ses jambes semblaient peser si lourd qu'il n'avait plus la force de se lever. La gorge nouée, il sentait battre son cœur d'une façon tout à fait désordonnée tandis qu'une simple idée lui vint à l'esprit : si Shiera avait tant besoin de s'isoler comme elle venait de le prétendre, peut-être ne désirait-elle simplement plus de sa compagnie. Alors qu'il envisageait cette sinistre possibilité, il parvint enfin à donner forme à ses pensées si troubles.

- Tu n'es donc plus heureuse ici, avec moi ? Interrogea-t-il, terminant sa phrase dans un murmure.

Le jeune homme avait à peine prononcé ces mots qu'à nouveau, sa gorge se faisait sèche. Le simple fait de mener cette conversation lui avait infligé des sueurs froides dont il peinait à se débarrasser. Autour de lui, il avait l'impression qu'un silence affligeant s'était emparé de la pièce pourtant toujours secouée par le son de l'orage. Le tonnerre, le yokai ne parvenait plus à l'entendre. Il était comme paralysé, espérant de tout son cœur une réponse qui lui fut finalement donnée :

- Tu te trompes, répliqua la jeune femme, répétant ces mots dans un cri.

À nouveau, elle fondit en larmes en s'engouffrant davantage dans les bras de son compagnon. Tandis que ce dernier tentait d'assimiler ces paroles, il sentit à nouveau le doute l'envahir. En réalité, il éprouvait beaucoup de difficultés à saisir le comportement de son épouse : elle paraissait si prostrée et pourtant, il ne lui suffisait d'un rien autrefois pour rire avec éclat.

- Tu me manques terriblement, susurra-t-elle, tandis que de nouvelles larmes firent irruption sur son beau visage désormais pâteux.

La précipitation avec laquelle elle avait prononcé ces mots balaya d'un coup toute incertitude dans le cœur de Zakuro, jusque-là déboussolé. Son visage devenu subitement blême avait finalement retrouvé quelques couleurs lorsqu'il prit la jeune femme dans ses bras. Au creux de ses mains, il pouvait sentir sa respiration chaotique mais de plus en plus stable, tandis qu'il la serrait tout contre lui. Le souffle chaud qui se dégageait vers son cou diaphane lui permettait peu à peu de se rasséréner lui aussi. Alors qu'il la sentait au plus près de lui, il embrassa les lèvres entrouvertes de Shiera dont les yeux flamboyants se plissèrent d'un coup. Au fond, il ne pouvait que comprendre ses paroles et se rassura de la franchise dont elle faisait preuve à son égard. Il pouvait envisager le fait que ses absences causent du tort à son épouse, mais ne voulut s'attarder davantage sur le sujet à cet instant. Pourtant, alors qu'elle lui avait adressé ces mots, il songea à ces nombreuses fois où il lui avait proposé un mode de vie différent et où elle avait catégoriquement refusé ses idées. Cette pensée refusait de quitter son esprit tandis qu'il la tenait toujours si frêle dans ses bras fuselés, sous une pluie glaçante.

La lune s'était peu à peu dissimulée derrière les nuages pour offrir un ciel d'un magnifique bleu sombre ne dévoilant que ses bouquets de lumières scintillantes, qui l'illuminaient d'une façon magistrale. Le faible son d'une chouette se fit alors entendre, tandis que les deux amants se relevèrent après quelques minutes pour se rendre dans la chambre adjacente à la cuisine. La jeune femme entra la première, son regard meurtri constamment tourné vers le sol. Malgré sa réconciliation avec son époux, elle conservait la même lassitude sur son visage d'où les larmes avaient pourtant fini par sécher. La vague à l'âme, elle essuya sensiblement les quelques gouttes qui perlaient encore à ses yeux rougis, avant de s'asseoir un instant sur le lit satiné.

Zakuro, qui se tenait toujours dans l'entrebâillement, se vit quant à lui retenu par un grincement de porte provenant de l'étage. Au sommet de l'escalier de bois qui reliait les deux paliers de leur maison, Jien avait cru percevoir la voix de son père au loin et s'était aussitôt engagé sur la petite plate-forme carrée clôturant la rampe. Ce dernier se réjouit d'observer finalement la longue silhouette qui se tenait debout au rez-de-chaussée et qui lui adressa un regard bienveillant. Ayant poussé un grand cri de joie, le petit garçon descendit bruyamment les marches deux à deux pour se précipiter à son tour dans les bras du jeune homme. Sa présence lui avait tant manqué que Jien laissa surgir d'un coup l'intégralité de ses émotions, craignant que le yokai ne lui en veuille pour son absence injustifiée.

Du haut des marches, il avait assisté à toute la discussion entre ses parents, concernant l'escapade qu'il venait de mener en compagnie de sa génitrice. Abasourdi par les propos qu'avait tenus le yokai, le petit garçon avait alors découvert que Shiera ne l'avait aucunement averti de leur sortie. Honteux, il s'était imaginé à quel point son père avait dû s'inquiéter durant ces trois derniers jours et ce fut avec tourment qu'il s'excusa à de nombreuses reprises à la place de la jeune femme. Tandis que Zakuro le tenait encore dans ses bras, il lui répéta avec la plus grande gentillesse que tout allait bien désormais. Cependant, Jien restait équivoque face à ce qu'il avait entendu précédemment et qui n'eut que pour effet d'ébranler laconiquement la confiance qu'il portait à Shiera.

Dans un silence impénétrable, cette dernière surgit finalement de derrière la porte en bois, contemplant la scène avec attendrissement. Ayant jeté un rapide coup d'œil en direction de son épouse, Zakuro s'agenouilla à hauteur de son fils pour ébouriffer légèrement ses cheveux de ses doigts fins, un sourire assez morne sur son visage, comme s'il venait de pleurer lui aussi. En considérant cette expression chagrinée qui défigurait les traits du jeune homme, Jien prit alors conscience de la gravité de la situation dans laquelle l'avait plongé sa mère. Toutefois, alors qu'il racontait joyeusement et innocemment au yokai ce qu'il avait pu observer durant son court voyage, il vit alors sa mine peinée se transformer en un air plutôt satisfait et bienheureux, comme si Zakuro avait déjà oublié cet instant d'égarement de la part de son épouse. Face au sourire radieux qu'arborait désormais le jeune homme à l'écoute des récits de son fils, ce dernier renonça à chercher une quelconque explication quant à l'attitude de sa génitrice. Durant un instant, il se dit que son père lui avait sûrement déjà pardonné ce comportement toutefois désinvolte et préféra enfouir son inquiétude au plus profond de lui.

Ce fut ainsi le cœur lourd que le petit garçon se dirigea vers sa chambre lorsque ses yeux commencèrent à se fermer tout seuls, souhaitant la bonne nuit aux deux jeunes yokai qui l'accompagnèrent du regard jusqu'à ce qu'il gravisse toutes les marches. Dès lors, il s'allongea sur son lit simple aux draps rayés, un regard indécis tourné vers le plafond. Il se mit à dévisager un instant sa chambre entière, de son imposante armoire boisée repeinte en blanc à ses deux fauteuils marine contenant chacun de nombreuses peluches dont il n'avait plus l'usage. Devant la fenêtre se trouvait un long coffre de fagots couvert d'un drap en laine rouge vermeil, une couleur qu'il appréciait beaucoup car il trouvait un certain apaisement à la contempler. Tandis qu'il observait indifféremment tous ces meubles, il sentit sa respiration reprendre peu à peu un rythme normal. La discussion à laquelle il venait d'assister ne lui avait laissé aucun répit jusqu'alors, bien qu'il avait tenté par tous les moyens d'inhumer son tourment. Il ferma alors les yeux, essayant de se concentrer sur ce qu'il pouvait désormais percevoir au sein de cette modeste masure. Tout lui sembla d'un coup étrangement calme : il n'entendait plus aucun bruit au dehors, ni en bas, songeant que ses parents avaient dû mettre fin à leur désaccord. Désormais un peu plus serein, le jeune garçon tira d'un geste lent la couverture blanche jusqu'à son menton tout en posant la tête contre son doux oreiller corail pour s'endormir quelques minutes plus tard.

La nuit qui s'était dévoilée sur l'horizon avait été d'un froid presque glacial, importunée par un sévère orage qui s'était éternisé durant deux longues heures. Le lendemain, l'intégralité des fleurs qui tapissaient le sol ainsi que la devanture de la maison avait été ravagée. Il ne restait plus qu'une lourde couche rougeâtre et déraidie, que la jeune femme remarqua avec désarroi lorsqu'elle franchit le pas de la porte. Un vent hostile vint alors se précipiter contre sa peau translucide, la rendant légèrement rugueuse le temps d'un instant. Toutefois, Shiera ne semblait pas y prêter attention et demeurait ainsi devant l'entrée les bras croisés sur sa poitrine, contemplant les sinistres environs. De cette demeure pourtant si charmante à l'origine, la pluie paraissait avoir entièrement dévasté les alentours. Alors qu'elle promenait son regard devant elle, la jeune femme ne trouvait plus aucun éclat à cet environnement qu'elle avait pourtant tant apprécié. Cette sensation de vide qui l'avait côtoyée auparavant lui revint alors, fugace, tel un coup de poignard en plein cœur. Il ne lui avait suffi d'un rien pour qu'elle se tourne à nouveau vers les abysses, souffrant de plus en plus de ces troubles inconnus qui la hantaient. En considérant impuissante les dégâts que pouvait faire la nature sur un paysage pourtant si fragile, elle se mit alors à penser qu'elle n'était elle aussi qu'un grain de poussière dans ce vaste monde.

Tandis que les journées défilaient insensiblement, la jeune femme entreprit de plus en plus souvent ses excursions à présent seule, toujours dans la même optique : la recherche de ce qu'elle avait connu auparavant, cette sensation de plénitude qui l'avait désormais abandonnée à jamais à ce triste sort, la retenant prisonnière d'une vie qu'elle s'imaginait tant différente. Chaque semaine, elle réintégrait le domicile familial avec la même histoire, le même ressentiment. Elle arborait toujours ces expressions désolées sur son visage, celles qui, autrefois, avaient attiré la pitié de son époux. Seulement, à mesure qu'elle franchissait le pas de la porte après une absence prolongée, le yokai se montrait de plus en plus réticent à son égard.

Durant une semaine, parfois plusieurs ou même un mois entier, Shiera se laissait porter par cette attirance inopinée qui la transportait hors de la demeure. Au fil des jours, elle en vint à entièrement délaisser son fils à qui elle n'adressait plus tellement la parole tandis qu'elle reprochait de plus en plus à son époux de conserver un emploi si encombrant, quand bien même ce dernier cherchait simplement à faire de son mieux pour ne pas laisser sa famille à l'abandon ainsi que cette maison dont ils avaient tant rêvé.

De plus en plus souvent, il subissait les reproches injustifiés de la jeune femme qui, en plus de ses voyages répétitifs, commença à sombrer dans l'alcool. S'étant petit à petit renfermée sur elle-même, Shiera ne semblait plus en mesure de supporter de telles responsabilités, refusant sans cesse l'aide que lui proposait pourtant posément son compagnon. À tout moment de la journée, elle lui répétait les mêmes mots : elle lui affirmait pouvoir se débrouiller sans lui lorsqu'ils avaient l'opportunité de passer quelques minutes ensemble, mais avançait également que sa présence la gênait plus qu'autre chose. Cette situation avait fini par épuiser mentalement le jeune homme, au point qu'il ne puisse supporter davantage ses constantes insultes ou menaces lorsqu'elle allait trop loin. Shiera l'avait déjà laissé craindre de quitter la maison avec leur enfant, souffrant d'un vide qu'elle n'arrivait plus à combler tandis qu'elle prenait peur, regardant en face la réalité d'un destin qui n'avait plus nulle part où se dessiner.

La relation du jeune couple se dégradait de jour en jour et une souffrance pareille à la désolation s'était installée dans le cœur du yokai, qui se lamentait de voir partir au loin la femme qu'il avait pourtant tant aimée. Aujourd'hui, elle lui semblait être une personne complètement différente de celle avec qui il avait eu l'habitude de rire autrefois. À présent, Zakuro ne pouvait que constater amèrement le résultat de ses sacrifices et s'il s'avisait de préserver son désarroi de la vue de Jien, cela lui devenait de plus en plus difficile. Néanmoins, c'était la seule chose qu'il pouvait encore accomplir alors que son épouse ne faisait que s'éloigner davantage.

Par une soirée nuageuse, la jeune femme regagnait à nouveau le domicile après l'avoir quitté durant deux longues et pesantes semaines. Dehors, un vent froid faisait frissonner les fougères tandis que de légères gouttes de pluie venaient timidement s'abattre sur le sol, rebondissant sur les feuilles devenues orangées par l'arrivée de l'automne. La porte d'entrée grinça légèrement lorsque Shiera pénétra à l'intérieur de la maison passible. Titubant sur ses jambes lourdes, cette dernière fit claquer derrière elle la cloison d'une façon retentissante, alertant ainsi le yokai de son retour, bien que ce dernier crut d'abord au bruit du vent. Marchant à petits pas, il se dirigea incertain vers l'entrée, constatant avec tristesse l'état de son épouse qu'il n'avait plus vue depuis lors. Jien, qui avait été surpris par le fracas de la porte contre le mur, descendit discrètement les marches de l'escalier pour s'asseoir sur l'une d'entre elles tout en prenant soin de ne pas se faire remarquer par les deux adultes.

Faisant d'abord mine d'ignorer son époux, la jeune femme se dirigea silencieusement vers la chambre, le regard livide. Elle avait les yeux plissés de fatigue ainsi que de légères cernes apparentes au coin de ses larges paupières. Ces dernières lui infligeaient un air sombre, une mine sauvage dont Zakuro ne put se détacher. Sans prendre la peine de retirer ses vêtements, la yokai s'allongea sur le lit d'une façon tout à fait désinvolte, enfonçant profondément sa tête dans l'oreiller navel qui venait d'être changé. Le jeune homme la rejoignit quelques secondes plus tard, un pincement au cœur. Les sourcils froncés d'irritation, ce dernier referma patiemment la porte derrière lui pour venir s'asseoir aux côtés de sa compagne, qui ne lui avait pas adressé un mot depuis son retour. Lorsque Shiera sentit la présence de son époux à ses côtés, elle le dévisagea de ses yeux brillants, arborant un teint plus pâle que d'ordinaire.

- Qui est cette femme ? Questionna-t-elle d'emblée, tout en tenant fermement la main de son compagnon entre ses doigts chevrotants afin que ce dernier reste auprès d'elle.

Incertain, Zakuro la considéra durant un moment qui lui sembla s'éterniser. Comme déstabilisé, le regard au loin, il restait muet alors que les doigts de son épouse se resserrèrent une fois encore sur ses phalanges mates. Exaspérée par ce mutisme qu'elle souhaitait à tout prix percer, la jeune femme répéta alors sa question tout en se redressant lentement sur le bord du lit, appuyant sa tête contre le mur mauve.

Sept années s'étaient écoulées depuis la naissance de leur fils. Dès lors, les événements s'étaient accumulés de manière assez négative au sein de cette famille pourtant si soudée au départ. Shiera n'avait cessé de s'enfuir durant les derniers mois, laissant à charge tout ce qui concernait leur demeure ainsi que leur vie de famille à son époux, à qui elle reprochait sans cesse de ne rien effectuer. Elle était devenue incohérente, délaissant les sentiments de son fils ainsi que ceux de son compagnon, devenant irrespectueuse envers les personnes qui lui portaient pourtant tant d'attention.

Voyant que Zakuro ne répondait point, elle changea soudainement d'expression pour arborer un sinistre portrait. Quelques plis se dessinèrent aux coins de ses yeux désormais sombres, qui semblaient emplis de folie. Furieuse, elle le questionna vivement sur les raisons de son silence, s'emportant avec acharnement comme à son habitude depuis maintenant des années.

S'il n'y avait pas eu ses confidences racontant qu'elle ne voulait plus de lui depuis des mois, de même qu'elle eut commis la pire erreur de sa vie en se mariant avec une personne si invisible, alors peut-être aurait-il été capable de surmonter ses angoisses. Sans doute aurait-il pu croire à une simple passade de la part de son épouse dont il constatait avec impuissance l'humeur exécrable chaque jour. Il aurait alors pris soin d'engager une discussion sérieuse avec elle afin de tenter de sauver leur mariage, mais cela lui était à chaque fois impossible. Excédée, la jeune femme refusait tout contact avec lui et ce, sans raison apparente. Il dut alors se faire à la sinistre réalité que celle qu'il avait jadis tant aimée avait désormais disparu et que, jamais plus, il ne la retrouverait.

Un soir d'automne, lors de la période du festival saisonnier, la foule s'était faite grandissante dans les rues de la ville. De nombreux stands aux lanternes et divers objets étaient disposés bien en ligne au centre de l'agglomération, rassemblant des gens venus de toute part pour assister en famille à cet événement enchanteur. À la tombée de la nuit, le traditionnel feu d'artifice flamboyant éclata en mille morceaux de lumières dans un ciel bilieux et sans étoiles. Ses multiples teintes se mélangeaient les unes aux autres, formant un paysage somptueux et inoubliable. Les portraits ravis des enfants, les sourires sur les visages captivés par ce spectacle animaient la soirée avec engouement. Aucun bruit ne parvenait aux alentours, excepté celui de ces peintures jaunes, bleues ou encore vertes, qui s'éparpillaient avec élégance sur une toile noircie. Dès lors que le feu d'artifice éclata, tous les profils se tournèrent vers lui, l'observant du bord de la rivière à l'eau transparente. Il ne dura pas loin d'une demi-heure pendant laquelle tous ces gens inconnus les uns des autres étaient rassemblés telle une grande famille, orientée dans une unique direction.

Zakuro, qui rentrait alors tardivement du travail, passait par la colline escarpée lorsqu'il aperçût les dernières lueurs de l'éclat provoqué par cette scène, qu'il contempla sur place quelques minutes. Comme subjugué par la tranquillité que lui apportait ce tableau, il ne put s'empêcher de s'arrêter en chemin, sentant son cœur s'apaiser sous les taches lumineuses éclaboussant le ciel. Le regard empli de nostalgie, il observait alors les dernières lueurs pointer tandis que les stands tardifs fermaient leurs portes. Ses grands yeux d'émeraude s'étaient comme figés sous cette pluie de pastels, qui l'ensorcelait. Soudainement rattrapé par la réalité lorsque les dernières taches disparurent du ciel, le jeune homme descendit à vive allure le chemin qui menait au bas de la ville, traversant les sentiers formés par les boutiques encore sur place. L'atmosphère lui semblait lourde, accablante tant il sentait la solitude peser sur lui pendant qu'il marchait lentement dans la cité mugissante.

Tandis qu'il avançait les pupilles rivées sur l'asphalte bouillonnant, le visage de son fils lui vint alors à l'esprit. Brusquement attristé, il se confia à lui-même qu'il aurait tant aimé pouvoir profiter de ce festival avec lui, l'emmener voir les lanternes et le feu d'artifice, combien son regard aurait brillé de joie en sa compagnie. Néanmoins, il se ravisa bien vite en songeant à l'heure tardive, se rappelant également que Shiera n'aurait jamais accepté qu'il passe la soirée en compagnie de Jien. Cette simple idée lui valut un nouveau pincement au cœur tandis que ses lèvres se serrèrent sur sa peau pâlie. Il n'y avait désormais plus grand monde dans les ruelles acariâtres de la ville encore éclairée par quelques teintes ambrées éblouissantes. Beaucoup de stands avaient désormais fermé leurs portes, rassemblant leurs derniers accessoires au fond des cartons de paille. Seuls les lampions éclairaient encore l'avenue, la gratifiant d'un aspect orangé doux et apaisant.

Les mains solidement enfoncées dans ses poches, le jeune homme s'arrêta un instant durant lequel il releva lentement la tête. Au bout d'une ruelle se trouvait un dernier office d'éventails et de kimonos de tous genres encore en service. Curieux de celui-ci et poussé par l'envie de profiter des derniers instants de la fête, il se dirigea vers les lumières vert pomme qui semblaient l'attirer de plus en plus à elles. Tandis qu'il marchait à pas lents le long de la rue, il fut alors captivé par une silhouette légèrement cambrée et très fine. Le temps de quelques secondes, il se sentit réchauffé par la présence d'une autre personne dans l'avenue à cette heure tardive. D'abord incertain, il s'avança par la suite innocemment vers le stand de bois dont il distinguait à présent la silhouette de manière plus nette : il s'agissait d'une jeune femme d'environ vingt-cinq ans. Plutôt petite de taille, elle ne mesurait certainement pas plus d'un mètre soixante. Cette dernière était vêtue d'une tunique beige et marine qui couvrait à peine ses chevilles déliées, resserrée en un énorme nœud azur autour de la taille. Ses longs cheveux fins couleur bleu paon retombaient affablement sur ses épaules en quelques mèches jusqu'au bas de son dos élancé. Une longue frange éclipsait à peine son front, descendant finement sur ses paupières translucides. Une main en poing au coin de sa bouche, le pouce tendu sur sa lèvre inférieure, elle semblait contempler avec ravissement les parures accrochées élégamment aux boiseries basanées.

Lorsque Zakuro arriva à sa hauteur, l'inconnue détourna la tête avec étonnement pour l'observer quelques instants. Ce dernier fit mine de ne pas la remarquer, contemplant avec une amertume qui n'échappa pas à la jeune femme les objets et vêtements entreposés contre la palissade. Ce fut presque instantanément qu'elle détourna ses grands yeux bordeaux de la silhouette de celui qui se tenait près d'elle et qui l'avait pourtant déjà aperçue. Elle semblait émerveillée par ce qui trônait devant ses yeux, sans pour autant être capable de se décider à faire un quelconque achat. Puis, esquissant un sourire presque euphorique, elle désigna au bout de quelques minutes un yukata noir garni de boules de toutes les couleurs, orné d'un nœud céruléen. Son sourire semblait se refuser à quitter ses lèvres dès lors qu'elle se vit remettre le vêtement dans ses bras au fond d'un petit sac blanc, agrémenté par la mine radieuse qu'arborait la vendeuse aux courts cheveux noirs.

Dès l'instant où il fit quelques pas en arrière, Zakuro remarqua l'air enfantin que lui donnait le visage de cette femme ainsi que sa fine allure. Gênée, cette dernière s'excusa auprès de lui pour l'avoir fait attendre alors qu'elle avait pris tant de temps à faire son choix. Elle arborait une mine tellement joyeuse, qu'il était difficile pour celui-ci de ne pas lui pardonner pour si peu, si bien qu'il trouva même ses excuses assez excessives. Le yokai secoua alors légèrement la tête tout en lui adressant un timide sourire doté d'une pointe de mélancolie. Au son de sa voix, il se répéta qu'elle avait l'air d'une jeune fille, bien qu'elle semblait être adulte depuis quelques années maintenant. Sa peau pâle faisait ressortir ses yeux vifs et doux à la fois, lui donnant un teint frais et ravissant. Elle était très belle, quoique le jeune homme aurait pu en penser ce soir-là. Malgré son empreinte de maturité caractérielle, cette inconnue pouvait seulement se faire qualifier de candide tant elle semblait encore à la fois innocente et insouciante. La bonne humeur dont elle faisait preuve cette nuit-là redonna un temps soit peu de chaleur au cœur de Zakuro alors qu'il la regardait s'éloigner, le visage plus détendu.