Il ne restait plus rien. Rien des forets, rien des villes, rien des lacs. Rien. Toutefois, si le rien n'inclut pas les cendres.

Tout avait brûlé.

La Finlande était morte.

Finlande était mort

Tout avait commencé au sortir de l'hiver. Par une idée folle, destructrice, le genre d'idée qui marque à jamais l'Histoire. Enfin, plus précisément, ça s'était étalé du sortir de l'hiver jusqu'au début de l'automne.

Russie avait progressivement, au cours des décennies passées, été morcelé, ça par Kazakhstan, là par Mongolie, ici par Chine. Désormais, son territoire ne se résumait qu'à une bande allant de Mourmansk à Grosny, certes une large bande, mais ridicule par rapport à l'empire d'autrefois. La puissance de Russie remise en cause, son honneur disloqué, il s'était muré dans son pays des années durant, sans avoir de contact avec personne.

Et le premier mars, Ivan fit une allocution, relayée par tous les réseaux médiatiques possibles et imaginables. Son message, quoique long, était clair ; il allait reprendre, et ce de force, de ce qu'il avait été dépossédé. Aussitôt, les armées asiatiques se mirent en position, prêtes à défendre coûte que coûte leur pays.

Ils n'eurent pas à se battre.

Car Russie attaqua frontalement Finlande, Suède et Danemark.

L'armée russe déferla, en une nuit, telle une vague sombre et silencieuse.

Le jour suivant retentit de coups de feu.

Malgré le professionnalisme et la réponse rapide des scandinaves, leurs côtes furent vite prises. Cependant, les victoires russes s'arrêtèrent là, pour une raison fort simple : les finnois, suédois et danois s'étaient organisés et formaient un noyau national imprenable. Tino, Berwald et Mathias avait tous trois tenté d'aller chercher de l'aide, et tous trois s'étaient heurté au blocus russe.

Commença alors de longs mois de guerre de position, œil pour œil, dent pour dent.

Chacun retranché dans son pays, ils ne pouvaient pas s'entendre sur une tactique commune, et avaient adopté la stratégie « On se retrouve à la fin »

Fatale stratégie.

Ivan, lassé de ne rester que sur ses positions, et voyant grandir le mécontentement de son peuple auquel il avait promis une guerre rapide, savait que cette situation ne pouvait se tenir, du moins pour lui. Son économie moribonde ne supporterait pas une année entière de guerre, et il avait d'autres projets pour son pays. En bref, Russie devait pousser les nordiques à l'abdication rapide. Ce fut là qu'Ivan eut l'idée.

Il devait le faire fin août, moment où les terres séchées par le soleil n'auraient pas encore reçu les premières pluies automnales, et attendit que souffle un fort vent.

En une nuit, comme en contrepoint de sa première offensive, Ivan et son armée brûlèrent la Finlande. De Helsinki au plus profond des régions lapones. Des rives de la Baltique à la frontière russe.

Tino était alors en poste dans les alentours de sa capitale, fusil en joue. Lorsque les premiers feux s'allumèrent, à quelques cent kilomètres de là, il avait commencé à avoir mal à la tête. Puis, alors que la Laponie devenait brasier, il se tordit, torturé par une migraine fulgurante, aussi soudaine et violente qu'insoutenable. Tino avait le cœur au bord des lèvres, la vision troublée, aussi posa-t-il son arme et s'assit à même le sol, la tête entre les mains. Quelques secondes plus tard, une clameur lui fit relever, avec peine, le chef.

La dernière chose qu'il vit fut une formidable déflagration.

En quelque instants, des centaines de milliers, non, des millions de finnois périrent.

La Russie disparut corps et biens après ce dernier, funeste et surtout ruineux coup d'éclat. La rumeur voulait qu'Ivan se soit réfugié en Biélorussie après l'échec retentissant de sa stratégie, mais cela n'empêcha pas les autres pays de morceler, de s'approprier son territoire. Personne ne revendiqua la Finlande.

Les mois passèrent. Certains brasiers ne s'étaient pas encore éteints, cœurs brûlants au milieu des premières neiges. Dès que l'air redevint respirable, Berwald et Mathias partirent à la recherche d'un souvenir, de, peut-être, éventuellement, d'un petit bout d'espoir.

Ils déchantèrent vite.

Alors qu'ils avaient espérés que quelques villes seraient restées intactes, que Russie n'avait pas eu les moyens d'incendier un pays entier, se dressait devant eux des tours brûlées, noires, dressées vers le ciel tels les doigts décharnés d'un cadavre ayant eu un dernier sursaut de vie, des mélèzes calcinés comme autant d'allumettes abandonnées.

Russie avait eu les moyens de tout détruire.

Mathias savait que, s'il n'avait pas eu les yeux desséchés par les cendres encore en suspension, il aurait pleuré, irrémédiablement. Berwald, quant à lui, ne disait rien, semblait ne rien ressentir. Pourtant, il souffrait au moins deux fois plus que Danemark. Il avait comme l'impression qu'on lui avait arraché toute une partie de son être, et qu'on l'avait laissé, moribond, regarder sa propre fin, puis qu'on lui avait ôté la possibilité de s'abîmer dans la délivrance mortuaire.

Qu'on l'avait condamné à l'agonie.

Les deux s'avancèrent vers la position de Tino lors de l'assaut. Fort heureusement, il y avait peu de troupes avec lui, et ils pensaient que trouver quelque chose à enterrer serait facile. Même si cette idée leur était insoutenable.

A l'exception d'une petite croix blanche, ils ne trouvèrent rien.

Après quelques minutes de silence, Berwald se pencha et ramassa le pendentif

-'Rentrons.' fit-il.

Suède serrait de toutes ses forces le petit objet, au point de s'en faire mal.

Les mois passèrent.

Danemark et Suède passaient tout leur temps à diriger la reconstruction de leur pays. De ce fait, depuis près d'un an, ils n'avaient fait que de rapides tours à ce qu'ils appelaient 'la maison nordique'. Norvège gardait Sealand depuis tout ce temps, ou plutôt, le laissait dans son coin. Recroquevillée dans un fauteuil, le regard vide, il fut surpris quand Islande arriva par derrière et lui déclara :

-'Les deux ont quasiment fini, tu sais. Danemark m'a envoyé un message comme quoi il rentrerait au cours de la semaine.'

Lukas ne répondit que par un mouvement d'épaules.

-'Tu ne parais pas ravi à l'idée de les revoir, hein, frangin ?' railla Eirikur, du venin dans la voix. 'Pourtant, tu devrais avoir beaucoup de choses à leur dire, pas vrai ?'

-'Tais-toi'

L'ordre était péremptoire, et Islande fut instantanément freiné sur sa lancée. Cependant, ses yeux restèrent moqueurs.

Norvège réfléchissait à la manière dont il pouvait dire la vérité.

Comme prévu, Danemark arriva deux jours après sa missive. Suède suivit quelques heures, et fut accueillit par un tonitruant : 'Papa !' Sealand se jeta dans les bras de Berwald.

-'Papa, tu m'a manqué, tu sais…'fit-il d'une voix tremblante d'émotion.

Peter ne fit aucune remarque sur Tino. Il pleurait déjà suffisamment le soir quand l'absence d'un 'Bonne nuit' lui rappelait cruellement la réalité. Mais il remarqua le bleu en forme de croix au creux de la main de Suède.

Sealand le conduisit vers la salle à manger, où étaient déjà attablés Danemark, Norvège et Islande. Suède s'assit aussi et indiqua d'un regard à Peter que la conversation qui allait suivre ne le concernait pas, et qu'il valait mieux qu'il ne reste pas. En bon garçon, Sealand obéît, du moins en apparence, car il se posta juste derrière la porte.

Ce fut Mathias qui commença :

-'Tu sais, Norge, on ne t'en veux pas si tu n'est pas venu nous prêter main-forte. Nous sommes des adultes, et nous pouvons comprendre ta position.'

-'C'vrai.' renchérit Suède.

Norvège se tortilla sur sa chaise, mal à l'aise. Après une telle entrée en matière, il lui serait difficile de…

-'Je vous aurai aidés le printemps suivant. Le temps de mettre mon armée en place.'

-'Voilà. Sauf que c'est là que ça bloque.' attaqua Danemark. 'Russie aurait dû t'attaquer. Nous quatre réunis, ce n'aurait pas été un trop gros morceau s'il se serait mieux organisé, regarde-le en face.'

Islande remarqua que le 'Nous quatre' ne l'englobait pas, mais ne s'en formalisa pas. Il avait l'habitude d'être laissé de côté sur le plan militaire.

-'Tu as conclu un pacte avec Ivan, n'est-ce pas?' continua Mathias.

Il n'était vraiment pas du genre à tourner autour du pot.

-'Tu n'as pas tort.' admit Lukas.

S'ensuivit un long silence. L'atmosphère s'épaissit, en devint presque âcre. Peter, même derrière la lourde porte de bois, sentait la tension s'infiltrer dans tous les recoins de la maison

-'Ce pacte stipulait qu'il ne m'attaquerait pas avant un an. Soit le temps de me préparer et de vous rejoindre.'

Tout le monde sentait le non-dit planant sur les propos de Norvège. Mathias semblait sur le point d'exploser. Berwald, lui, décrocha au norvégien un de ces regards qui vous font sentir tout petit, et dont il avait le secret. Celui-ci se sentit encore plus mal à l'aise et se mit à déballer :

-'Une des clauses de ce pacte était que je devait lui fournir, chaque début de mois, de l'armement. Je n'avais pas les moyens de résister, je devais plier…fit-il précipitamment, de l'affolement guère coutumier dans les yeux et la voix. Au début de l'été dernier, il m'a dit d'arrêter ça. A la place, de lui payer des millions de tonnes de cyclonite.'

Norvège enfouit son visage entre ses mains.

-'Je l'ai fait. Je les ai payés.'

Danemark en resta abasourdi. La fureur rentra en lui tel un poison insidieux.

-'Tu…'

Sealand, fou de rage et de chagrin, défonça la porte en hurlant :

-'Tu l'as tué, espèce de salopard égoïste ! Tu n'as pas été capable de te battre, couille molle ! Tu l'as tué, tu l'as tué !'

Suède l'attrapa avant qu'il ne puisse frapper Lukas, et le tint pendant au moins une demi-heure, tempêtant, vociférant, pleurant à chaudes larmes. Peter ne se calma que quand il ne put plus crier à force d'avoir injurié Norvège. Alors que Berwald l'emmenait dans sa chambre, Danemark se leva et déclara :

-'Le gamin a raison. Tu m'as déçu. d'un ton froid mais non dénudé de colère.'

Ses paroles neutres étaient bien plus blessantes que des insultes. Puis Mathias désigna Islande du doigt et fit :

-'Toi non plus, ne sois pas fier.'

Le reste de la soirée se passa en silence. Mathias pria Peter de ne pas assister au dîner, et lui apporta, juste avant de se mettre à table, un plateau-repas auquel il ne toucha à peine.

Le repas des adultes ne fut pas beaucoup mieux, fait de regards en biais et de reproches sous-entendus. Il était évident que Norvège n'allait pas être pardonné de sitôt.

Le lendemain matin, Suède se leva aux aurores. Il s'habilla en prenant garde à ne réveiller personne, puis pris son manteau, son écharpe et enfila ses bottes fourrées. Berwald ouvrit en grand, d'un mouvement brusque, la baie vitrée de salon et sortit. Le froid des derniers flocons de l'hiver, tournoyants dans un ciel pur, lui mordit le visage. Suède eut un semblant de sourire. C'était précisément ça qu'il recherchait, une sensation. Depuis qu'il avait retrouvé le petit pendentif de Tino, il avait l'impression qu'il ne ressentait plus rien, qu'il était bloqué à cet instant. Tout ce qu'il vivait lui semblait fade, terne. En fait, c'était tout ce qu'il vivait sans Finlande lui semblait fade et terne. Perdu dans ses pensées, Berwald ne remarqua pas le petit garçon qui arriva par derrière et qui vint se placer à ses côtés.

-'Maman me manque.' fit Sealand

-'A moi 'ssi.' répondit Suède après quelques secondes de silence. 'Viens là, t'vas attraper la cr've, en p'jama.'

Peter se blottit, frissonnant, contre Berwald.

-'Dis…demanda-t-il, un peu hésitant. Comment c'était, là-bas ?'

Suède ne dit d'abord rien, ne sachant quoi répondre.

-'Je t'appr'drai à t'rer.

-Mais…'voulut contester Peter

Berwald leva la main en signe que la conversation était close. Sealand se tut, ayant compris que ce n'était pas le moment Ils restèrent quelques minutes ainsi, jusqu'à ce que le froid, rendant gours les doigts de Peter et que celui-ci se décide à rentrer. Berwald resta encore quelques secondes dans l'encadrement de la baie vitrée avant de se résigner à entrer, lui aussi. N'aimant pas perdre son temps, Suède prit la résolution de faire le petit déjeuner.

Deux heures plus tard, la maisonnée s'attabla devant une pile de pancakes bien épais et une farandole de petits pots de confiture. Si l'ambiance ne s'était toujours pas détendue, les conversations avaient repris. Norvège se tenait soigneusement à l'écart.

Les semaines passèrent.

Norvège avait fait le choix de s'isoler, attendant que la tempête passe. Peu importe le temps que ça prendrait. Il avait, bien sûr, essayé d'être aimable avec les autres nordiques, mais sa naturelle tendance au sarcasme l'avait desservi une fois de plus. Lukas se montrait le moins possible, se cantonnant dans sa chambre. Ni Danemark, ni Suède ne lui adressait la parole, et Sealand se montrait franchement hostile.

Norvège ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit un gros dossier, marqué du sceau du secret défense russe et d'un titre assez obscur : ''La Voie du Nord''. Il caressa le dos de la grosse pochette, blanchi par les nombreuses fois où il avait servi. Si tout c'était bien passé lors du retour de Suède et Danemark, avec ce dossier, il aurait eu une chance de se faire pardonner. Seulement…Lukas soupira. Peu importe le temps que ça prendrait, hein ? Il sentait déjà sa résolution se fendiller. Alors qu'il se croyait solitaire, prêt à tout traverser seul, Norvège se rendait compte qu'il avait inexorablement besoin des autres. Et ça l'agaçait. Terriblement.

-'Qu'est-ce que tu fous, Norge?

-T'occupe.' répondit-il sèchement à son frère.

Islande, qui avait plus ou moins l'habitude de se faire rembarrer, haussa les sourcils d'un air désabusé. Lukas se tenait droit dans un fauteuil, ''La Voie du Nord'' posé devant lui, sur la table basse. Et il attendit.

Norvège avait sa fierté, qui, en lui soufflant insidieusement qu'il avait eu raison, au moins pour sauver son peuple, l'empêchait d'aller voir Mathias et Berwald pour s'excuser ventre à terre.

Ces derniers firent d'abord mine de ne pas le voir et ne lui accordait qu'un regard furtif. Lukas resta droit.

Enfin, après plusieurs heures, Suède marmonna :

-'Qu'ce tu fous, N'rge?

-Appelle Danemark et Islande. Et Sealand aussi, si tu veux.'

Berwald ne pensa même pas à contester. Il fit ce que Norvège lui avait dit. A peine quelques minutes plus tard, tous s'étaient assis en cercle, Islande à coté de Danemark, Danemark à côté de Suède, Suède avec Sealand dans les bras.

-'Alors?' demanda Mathias.

-'Alors j'ai récupéré les archives russes lors de la chute d'Ivan. fit Lukas avec un regard appuyé, n'admettant aucune contradiction. Lorsque je lui ai…payé vous-savez-quoi, il m'a assuré qu'il l'utiliserait pour atomiser le Caucase et récupérer les terres noires. Il m'a menti. Dès que j'ai su, j'ai pris le premier avion pour Moscou pour lui casser la gueule.'

Personne n'eut envie de rire ni même de sourire à l'idée de Lukas voulant régler ses comptes mano a mano.

-'Je suis arrivé trop tard. Il s'était déjà enfui. C'était le chaos, dans les rues. Mais plus que tout, je voulais savoir pourquoi cette guerre si soudaine, pourquoi Finlande. Je suis allé au ministère de la défense et j'ai pris ce dossier. Personne ne m'a retenu de le faire.'

Lukas ressentait encore dans ses tripes la colère qui avait monté en lui à ce moment là, douleur violente et insidieuse qu'il ne pouvait même pas noyer dans le fleuve glacé et tumultueux appelé vengeance. Il resta impassible.

Danemark ouvrit le dossier du bout des doigts, comme s'il craignait que celui-ci allait le mordre.

'-''La Voie du Nord'', hein? fit-il pour lui-même.'

Suède se pencha à son tour sur le document, et ils se mirent à le lire.

C'était horrible. Voir la planification de leur domination leur donnait des sueurs froides. Tout était méthodique, planifié. Sur le papier, tout était parfait. On sentait des années de préparation derrière. Puis, au fil des pages, à partir du dernier printemps, en fait, ça devenait plus désordonné, traduisant la surprise des russes face à l'imprenabilité scandinave. Les échecs successifs de la stratégie de Russie et le mécontentement généré par ceux-ci transparaissaient, de plus en plus fortement, sur les rapports des généraux. Puis surgit, au milieu des pages bien ordonnées et imprimées, un papier déchiré sur un côté, écrit au critérium à la va-vite. Signé de la main de Russie.

Blême, Berwald prit le papier.

« Vous savez que je ne voulais pas vraiment en arriver là.

Cependant, je ne pense pas, qu'à présent, nous ayons le choix. La révolte gronde, et si jamais elle déferle, notre pays n'y survivra pas.

Cette guerre s'éternise. Nous n'avons pas les moyens qu'elle s'éternise.

Il faut maintenant porter un grand coup pour les pousser à la capitulation. Pour ça, j'ai, comme vous me l'avez demandé, fait payer à Norvège cette cyclonite. Je lui ai assuré, et vous savez combien je peux être convaincant, que ces explosifs servirait à faire sauter le Caucase.

Vous savez que j'aurais préféré ne pas mentir à Norvège. De vraiment les utiliser sur le massif caucasien, comme nous avions prévu de le faire à cette époque de l'année. Je me répète, mais j'aurais préféré ne pas en arriver là.

Brûlez Finlande. »

Suède se leva, tête baissée, et alla dans la cuisine.

Il y pleura tout son saoul.

Danemark, livide, planta son regard dans celui de Norvège.

-'Tu es un traître, Norge, mais tu n'as pas fait exprès de l'être. Pardon.'

Sealand n'avait rien vu du papier, mais avait tout deviné.