- Sale juif !
- Gros lard !
Chaque matin, sous les regards las et désintéressés de Stan et Kenny, les deux ennemis jurés se livraient une bataille, qu'aucun des deux ne remporterait.
Le sujet de dispute était toujours différent, mais au final, c'était toujours la même situation qui revenait sur le tapis.
Toujours les mêmes insultes, les mêmes rancœurs violentes.
La situation avait commencé il y a bien longtemps. Si bien que plus personne ne se souvenait si ce longtemps était une date précise. C'était devenu leur manège macabre et quotidien. Toujours une insulte bien placée, aussitôt rétorquée par une encore plus violente. C'était leur dispute. Leur moment désagréable de la journée.
En grandissant, cette dispute avait peu à peu prit un autre tournant. Sans même s'en apercevoir, ils s'insultaient par automatisme, comme en guise de salut. Ils ne cherchaient même plus un sujet de querelle, elle commençait avant même qu'ils ne se voient.
Les insultes, par contre, ne changeaient pas. Chacun faisait preuve d'originalité...
- Sale juif !
- Gros lard !
Parfois, ils s'autorisaient même une petite folie.
- Sale rouquin !
- Gros cul !
Mais dans l'ensemble, c'était toujours la même ambiance électrique qui s'échappait de leur rapport. Toujours ce mélange de rivalité indéfinie, d'haine pure, d'amitié inexistante.
Ils n'éprouvaient l'un envers l'autre qu'un rejet et dégoût profonds.
Pourtant, par on ne sait quel miracle, il arriva une nouvelle ère. Cartman avait lancé un "sale juif" sans conviction, aussitôt rattrapé au vol par un "gros lard" de Kyle. Leurs tons n'étaient plus agressifs et dégoulinants de colère.
Ils adoptaient maintenant, l'un envers l'autre, une sorte de respect amical.
Non, ils n'étaient pas amis. Ils n'avaient qu'aversion pour leur Némésis.
Mais c'était clair que cette haine, imprégnée depuis bien des années, avait laissé enclin à une nouvelle facette de leur relation : l'estimation de l'autre.
Ils avaient compris, tous deux, que leur longue bataille ne pouvait avoir de fin. Ils étaient à force égale. Ils étaient égaux. S'ils voulaient faire saigner l'ennemi, c'était raté. Leurs protections s'étaient renfoncées, si bien que les mots ne transperçaient plus les cœurs.
Ils étaient deux grandes puissances, à force égale. Et il était hors de question de choisir, pour ces deux-là, un autre adversaire. Jamais ils ne se complairaient autant avec quelqu'un d'autre.
Ils étaient ces deux ennemis jurés, les deux opposés, le recto et le verso d'une feuille.
Les années défilèrent encore.
Si bien que ces deux garçons finirent par apprécier finalement leur situation. Les expressions étaient toujours aussi authentiques et spontanées. C'était ainsi. Après tout, après tant d'années, c'était impossible de changer ce qui était marqué en eux.
- J'ai envie de te prendre, sale juif.
- Essaie déjà de m'attraper, gros lard.
Ils se détestaient. Et cette haine, encrée en eux, était ce qui les reliait et les éloignait le plus.
Pourtant, ils étaient comme un recto et un verso d'une feuille. On ne pouvait jamais les délier.
Malgré leur refus de s'entendre, ils partageaient un lien qu'aucun être à part eux ne pouvait détenir : un amour indiciblement haineux.