Association criminelle
Moran observait le patron du coin de l'oeil. Il semblait dormir comme un bébé. Son regard s'arrêta sur ses mains d'une blancheur délicate, aux ongles rongés - c'est qu'il lui arrivait de se les ronger jusqu'au sang !
Puis Moran revint sur son fusil qu'il nettoyait de fond en comble depuis une bonne demi-heure. Lui aussi luttait contre le sommeil. Il n'avait pas fermé l'oeil la nuit précédente.
Il veillait l'enfant terrible, celui dont l'Angleterre n'aurait jamais voulu voir fouler son sol.
Il avait rencontré Moriarty presque par hasard - du moins c'est ce qu'il se plaisait à imaginer car les plans du patron laissaient peu de place aux données improbables. Il eut d'emblée envie de le mépriser, le jugeant trop frêle à son goût, gamin sautillant dans son costume de prix.
La première idée de Moran aurait été de lui cracher au visage, à ce gringalet qui cherchait à se donner des allures d'homme ! rien que sa voix d'ailleurs, très masculine pour un si petit corps, avait fortement déplu à Moran.
C'est un point rouge figé sur sa poitrine qui l'en dissuada.
Moriarty avait déjà ses troupes, il lui fallait un meneur.
Moran était un homme dur, aux muscles noués, au physique tortueux. Il faisait un honorable 1,85 m et lorsque sa stature venait surplomber les lieux, se reflétaient ça et là des allures de cimetière. Le colonel déchu était excellent tireur - encore fallait-il qu'il demeure sobre. Car, comme tout homme doté de talent, il berçait dans les excès et ses vices étaient soit spiritueux, soit libidineux.
Moriarty grognait souvent qu'il était on ne peut plus ordinaire dans ses choix pernicieux !
Le patron, lui, ne savait pas tenir un fusil. Il préférait les revolvers, les petits automatiques. Il se laissait conseiller par Moran dans ce seul domaine.
Leur relation fut longtemps à couteaux tirés avant de s'aplanir.
Moran comprit alors que le cerveau génial du jeune irlandais faisait merveille avec ses talents d'exécuteur.
"Moi, je pense. Toi, tu appuies sur la gâchette quand je te l'ordonne." résumait assez bien les choses.
Au début de leur collaboration, le militaire rebelle ne manquait pas de vouloir réaffirmer sa position, hésitant pourtant à tenter un coup d'état contre l'ordre établi.
Il en ricanait lui-même : "Allons... tu ne vas pas craindre ce gamin ? une balle dans le crâne et s'en est fini de lui ! et puis souviens-toi que les cadavres, tu les aimes jeunes !"
L'Irlandais cependant n'avait nul besoin d'être taillé en V pour établir ses règles du jeu. Sous des dessous angéliques, il terrifiait. Et Moran, dans sa simplicité disciplinaire, mit un certain temps à comprendre pourquoi. Il lisait dans l'âme. Il savait exactement quels outils utiliser pour torturer longuement, efficacement, le moindre recoin de l'être.
Moran se plaisait à imaginer ce qu'il ferait de Moriarty s'il était sous ses ordres : un parcours militaire sévère, parsemé d'embûches, le tout nu comme un ver dans un vaste terrain boueux. A cette idée, les lèvres ourlées du colonel s'étiraient. Sûr que ceci lui mettrait le cerveau à l'envers, au prodige criminel !
"Même pas en rêve, Moran." soufflait alors son vénéré patron comme s'il venait de deviner les pensées les plus fugaces de son homme de main.
"Et je vous achèverai d'un coup de botte."
"J'ai la vie dure."
"J'ai du mal à croire que vous ayez du cuir plutôt que de la peau."
"Je pensais plutôt à des écailles."
"A côté de vous, un cobra paraît inoffensif."
"J'aime t'entendre parler de moi, Moran."
"Comptez pas sur moi pour vous border."
FIN.
