Ce texte a été écrit à l'occasion d'une Nuit du Forum Francophone : il s'agissait d'écrire, en une heure, à partir du thème "genre".
L'ourse
La neige, au sud de Bois-qui-sent-la-foudre-de-l'été, s'enfonce immédiatement sous les pattes. On est proche des hommes ici ; les troncs sont amputés par leurs passages et les vols d'oiseaux désemplis jusqu'aux hautes branches. Mais le froid traverse la fourrure et mord l'estomac : sans Maman pour chasser les proies rapides, Frère et elle se sont rabattus sur ce large ruisseau, où ils savent attraper les poissons.
Frère patauge près de la rive, il teste le courant. C'est lui qui s'occupe de pêcher. Elle monte sur le flan du terre-plein, car elle le protège en assurant le guet. Les excréments de plusieurs chevaux, dont elle perçoit depuis sa position les odeurs distinctes, l'inquiètent beaucoup. Elle avance la tête et la balance vers ses flancs pour suivre l'horizon avec attention. Une fois, une autre fois…
Là. Un son trahit une présence : en aval du méandre, le flot gargouille au lieu de murmurer. Il est empêché de se rendre à sa destination. Elle approche, elle hume, quand tout à coup elle reconnaît du sang. Derrière l'âpreté du castor mort, perce cette acidité émise par le prédateur de Maman.
Maintenant elle voit l'homme, bûche sombre en travers de la rivière. Ses blessures le vident. L'eau courante atténue l'oxydation du sang et la fraîcheur du fumet irrite l'arrière de son palais ; elle se retient d'éternuer ; elle aspire goulûment de grandes bouffées d'air ; elle ressent du triomphe.
Il a été éliminé sans être mangé, il a été abandonné après avoir été neutralisé, il a été lacéré avant d'être subjugué : elle sait que c'est une mère qui a tué cette bête. Et elle comprend, à la profondeur des plaies laissées par les griffes d'homme sur le cadavre, que cette mère-ci n'a pas sauvé ses oursons.
Elle faut qu'elle rebrousse chemin et qu'elle avertisse Frère, ils doivent chercher une autre mangeoire. Maman, malgré sa force, a été vaincue par un seul prédateur, loin de sa famille. Si elle se bat toujours avec la rage de son échec, ni Frère ni elle, privés de Maman, ne réussiront à se défendre contre la mère-homme qui erre peut-être encore dans les parages.
