Chapitre 1 : Où l'on retrouve de vieilles connaissances

Mathieu avait perdu le décompte des jours.

Cela faisait bien trop longtemps qu'il était dans cet asile.

Seul.

Cela faisait bien trop longtemps que ses maux de tête ne le quittaient pas.

Affreusement seul.

Cela faisait bien trop longtemps qu'il ne pouvait que fixer les murs impersonnels de sa chambre d'un blanc éblouissant.

Terriblement seul.

La seule compagnie qu'il avait était celle de l'œil de la caméra qui le fixait depuis qu'il était rentré ici, il y a bien longtemps, pour n'en plus ressortir. Quelle ironie. Auparavant, il gagnait sa vie avec une caméra, et maintenant, il est fixé en permanence par une autre, relatant ses faits et gestes à une équipe de docteurs plantés derrière des écrans pour le surveiller. Il le savait, depuis qu'il avait tenté de mettre la caméra hors service. Une armée d'infirmières et de docteurs en blanc était aussitôt apparue, avant même qu'il ne puisse ne serait-ce que toucher la caméra. Il était même prêt à parier (enfin, s'il lui restait quoi que ce soit à parier) que deux médecins restaient en faction devant la porte de sa chambre. Ou plutôt, sa prison.

Comment avait-il pu en arriver là, lui, Mathieu Sommet ?

Un des Youtubers les plus connus et admirés du grand public, mais surtout le malade le plus dangereux de l'hôpital. Depuis le temps qu'il moisissait ici, il avait bien compris qu'on ne l'avait pas enfermé pour protéger les autres. Il savait que sa schizophrénie restait somme toute assez anodine. Il ne devenait pas ses personnalités. Non. Il les voyait. Comme s'il discutait avec quelqu'un. Cependant, ce quelqu'un, c'était lui. Un de ses nombreuses facettes. Sa maladie, il en était convaincu, n'était pas assez prononcée pour être enfermé come un criminel. Une autre raison se cachait derrière la première. Il en était persuadé.

Il était enfermé et surveillé comme s'il allait se suicider. L'idée l'avait déjà effleuré, durant un de ses moments de démence. Ces moments qui survenaient chaque jour, au même moment. Une ou deux heures après la prise quotidienne des médicaments du docteur Frédéric.

Ces médicaments ne le soulageaient pas. Au contraire. Il n'avait qu'une envie : tout arrêter. Le traitement. La pensée. Sa vie. Au fond de lui, tel un enfant face à un cauchemar, comme dans un livre, il n'avait qu'une envie : se réveiller, et se rendre compte que tout n'était que rêve. Puis l'oublier. L'oubli. Son plus grand désir. Et sa plus grande crainte. Oublier sa douleur, l'hôpital, les médocs, le docteur. Mais aussi oublier YouTube. Oublier qui il est. Oublier le Patron et ses allusions sexuelles déplacées. Oublier Le Hippie et ses prises quotidiennes de drogues, dures comme douces. Oublier le Panda et ses chansons entêtantes. Oublier le Geek et son horripilante façon de parler.

« J'en ai marre que tout le monde me dise que ma voix est nulle ! »

Mathieu sursauta. Cela faisait longtemps. Trop longtemps. Le Geek se tenait devant lui. Comme avant. Seule différence, nota-t-il, l'absence de son éternel T-Shirt rouge, remplacé par une chemise de nuit blanche, impersonnelle, en tous points semblable à la sienne.

« Ça faisait longtemps que je t'avais pas revu, gamin ! T'as pas vu le temps passer quand t'étais au bordel ?

- Ouais, gros, tu m'as manqué ! »

Le Patron et le Hippie avaient tous deux rejoints le Geek. Ils étaient habillés comme ce dernier, affublés respectivement de lunettes noires et d'un bob cousu dans ce qui semblait être des restes de sac en toile de jute. Enfin. Ses amis. Ses frères. Ses doubles. Ils étaient revenus. Il les revoyait. Mathieu resta volontairement sans expression. Il ne montra aucunement sa joie intérieure. Il n'ignorait pas que dans un des recoins sombres de la pièce, il savait qu'un œil l'épiait. Qu'à l'extrémité de l'œil, des médecins le regardaient. Il savait aussi qu'il ne lui restait plus beaucoup de temps. Et que bientôt, YouTube allait retrouver un de ses plus grands créateurs. Mathieu Sommet était de retour.

Dans un des recoins sombres de l'hôpital, un homme faisait distraitement courir son doigt sur un masque vénitien de carnaval. Après tous ses efforts, toutes des privations, ce stupide petit Youtuber était à lui. Dans son asile... Sous ses ordres, bien qu'il n'en ait absolument pas conscience... Et bientôt, il aurait tout ce qu'il a pu un jour désirer.

Absorbé par ses pensées, il ne vit pas que dans la chambre de Mathieu Sommet, une lueur d'intelligence animait désormais les yeux jusqu'ici vides du jeune homme.