Quelques coups brefs retentirent derrière la porte. Assis à son bureau, une grande carte des Caraïbes étalée devant lui, Davy Jones fronça les sourcils. Qui pouvait donc avoir l'idée saugrenue de venir l'importuner, alors qu'il avait expressément demandé à ne pas être dérangé ? Entrez ! gronda-t-il.
Une tête de requin marteau apparût dans le chambranle de la porte. Maccus, second du Hollandais Volant, affichait un air passablement embarrassé. Il s'avança vers lui, la tête basse ; avant même qu'il ouvre la bouche, Jones sût que ce qu'il allait entendre ne lui plairait pas.
- Capitaine…une mauvaise nouvelle... je sais que vous ne vouliez pas…
- Parle donc ! coupa-t-il avec impatience.
- Nous ne pourrons pas être à Tortuga à temps, monsieur.
Les tentacules de Jones se tortillèrent nerveusement et commencèrent à changer de couleur, prenant une teinte sombre de soir d'orage. Instinctivement le marin recula de quelques pas, s'attendant à un accès de fureur qui finalement ne vint pas.
- Très bien, faites route vers une terre habitée… n'importe laquelle, du moment que nous y sommes avant le coucher du soleil, ordonna Jones d'une voix lasse.
- Bien monsieur.
Maccus tourna les talons, sans demander son reste, trop heureux de s'en tirer à si bon compte. Au moment de refermer la porte, il entendit le fracas d'une chaise lancée à la volée contre un mur : cette fois-ci, il avait intérêt à ne pas faillir.

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A nouveau seul dans sa cabine, Jones avait bien du mal à contenir sa rage. Dix ans, il avait attendu dix ans avant de pouvoir à nouveaux fouler la terre ferme, et ces imbéciles n'étaient même pas capables d'atteindre Tortuga à temps. Peut-être aurait-il dû quitter plus tôt les quarantièmes rugissants pour revenir dans des latitudes plus clémentes. Mais le cap Horn avait été une fois encore si généreux, avec son lot de tempêtes, d'épaves éventrées et de noyés… Une lueur mauvaise s'alluma dans ses yeux bleus : qu'à cela ne tienne, s'il ne pouvait profiter des plaisirs de l'île, il se rabattrait sur une autre terre. Bien que Tortuga ait toujours eu sa préférence, tous les ports avaient leurs lieux de vice, il suffisait juste de savoir où chercher. Et après plus d'un siècle à écumer les mers du globe, le capitaine avait une certaine expérience en la matière.Il se rassit devant sa carte et consulta sa boussole. Oui… si le Hollandais maintenait cap et vitesse, ils rejoindraient d'ici quelques heures cette petite île. Il plissa les yeux pour en déchiffrer le nom : Isla Nubla, l'île aux nuages. Voilà qui ne lui était pas tout à fait inconnu. Si ses souvenirs étaient bons, il y avait une petite bourgade et un port de pêche sur la côte ouest ; un endroit tranquille, où jamais la marine royale ne venait s'aventurer…

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Ses calculs s'étaient finalement révélés exacts. Porté par l'ensemble de sa voilure, le Hollandais Volant arriva en vue d'Isla Nubla au coucher du soleil. Jones ordonna à ses hommes de mouiller à bonne distance pour ne pas attirer l'attention de la population. Greenbeard, le barreur, s'approcha de lui.

- Mon capitaine, irons-nous aussi à terre ?
D'habitude, Jones autorisait ses hommes à quitter le navire lors de ses escales. Mais pas cette fois-ci. Un sourire cruel aux lèvres, il se tourna vers ses hommes.
- Non, tandis que je tâcherai de me distraire et d'oublier votre incompétence, vous resterez tous à bord, à récurer le pont jusqu'à ce que je puisse y voir mon reflet… et les dix années de haute mer qui vous attendent vous serviront sans doute de leçon pour la prochaine fois.
Le capitaine avait parlé, et bien que la déception fût palpable, personne ne chercha à discuter sa décision. Fidèle à lui-même, Jones se vengeait de la vie à sa manière : en s'ingéniant à rendre celle des autres aussi amère que possible.

Quelques instants plus tard, une chaloupe fût tossée sur le rivage et Davy Jones, capitaine du Hollandais Volant posa son pied sur le sable blanc.