« Est-ce une plaisanterie, votre Altesse ? »

Eleanor fixait tour à tour Henriette et son autre dame de compagnie, Sophie. Toutes les deux l'avaient accompagnée pour son périple diplomatique en Angleterre, alors que le roi désespérait de trouver des alliés pour accomplir sa lubie militaire du moment : envahir la Hollande. Henriette venait de faire peser la balance des négociations du côté de la France. Peu de choses empêcheraient désormais le destin de Louis XIV de se dérouler. Eleanor savait qu'elle venait certainement d'assister à un moment historique mais tandis que les palpitations de son coeur se réjouissaient de l'obstacle qu'Henriette venait de gravir, les choses prirent un autre tournant…A cet instant précis, plus rien ne serait comme avant. Et si elle avait imaginé tout ce que ce moment allait engendrer dans sa vie, Eleanor aurait sans aucun doute tenté de s'enfuir aussi vite et aussi loin que possible. Ici, dans un couloir à l'écart, au sein du château du Roi d'Angleterre, Henriette lui annonçait qu'elle ne rentrerait pas en leur compagnie à Versailles. Une autre mission plus importante l'attendait…

« Je connais suffisamment bien mon frère. Il ne nous donne très certainement pas son aide absolue. Ses relations avec la Hollande sont d'une importance indispensable pour l'Angleterre. Je crains qu'il n'essaie de faire je-ne-sais quelle manoeuvre pour s'assurer de conserver leur soutien…

- Mais qu'ai-je à faire dans cette histoire, votre Altesse ?

- Eleanor, j'ai besoin de quelqu'un de confiance pour garder un oeil sur mon frère et sur ses affaires diplomatiques… Surtout avec Guillaume d'Orange. Tu es la cousine du Roi. Après l'accord que nous venons de passer, ta présence ici n'aura rien d'illégitime.

- Enfin, ce serait une provocation de me laisser à la cour d'Angleterre ! Je ne suis même pas une cousine légitime de Louis… Et je suis certaine qu'il ne permettrait pas ceci !

- Peut-être… la voix d'Henriette faiblissait tandis que des soldats traversaient le corridor. Mais je ne peux me permettre de partir alors que mon instinct me dit de me méfier de l'Angleterre »

Eleanor se sentait comme une proie prise au piège, dansante dans la cage qu'Henriette tenait entre ses doigts. Bien entendu, elle ne pouvait pas refuser. Elle n'était rien. Son père, Gaston de France, avait été l'oncle de Louis. Après avoir trahi sa famille et participé à la Fronde, il avait eu une petite relation clandestine avec une dame de la Cour. Et Eleanor était arrivée. Son père avait tenu à la garder avec lui durant toute son enfance, l'identité de sa mère devant demeurer secrète. Mais avant ses dix ans, Gaston rendit son dernier soupir, et Eleanor se retrouva dans une situation délicate, sans la moindre protection, bâtarde sans mère et avec un traître à la monarchie pour père. Elle eut une chance inouïe que le Roi, fraichement sacré, ait eu une forme d'affection pour ce fruit du pêché et lui permette de séjourner à la Cour avec un petit titre de comtesse pour la forme. Eleanor lui devait tout, et plus encore. Et elle avait déjà tellement bénéficié de sa clémence…

« Quand rentrerai-je au Palais ? » Elle tenta vainement de dissimuler les larmes qui se formaient dans ses yeux. Du haut de ses dix-sept ans, elle n'avait jamais été confrontée seule à une mission de cette importance sur ses épaules, dans un pays inconnu. Elle frémissait intérieurement de toute cette peur qui envahissait son esprit.

Sophie remarqua son état, et ne put résister au besoin de la prendre dans ses bras, avant d'éclater elle-même en sanglot, le plus silencieusement possible. Elle avait toujours eu cette forme d'empathie envers les autres. Eleanor et elle étaient inséparables depuis son arrivée à la Cour, et la sensation démangeante de laisser une partie d'elle-même en Angleterre lui était difficilement supportable.

« Avant la fin de cette guerre, je l'espère, Henriette évitait soigneusement le regard de sa dame de compagnie, sachant la culpabilité qu'elle ressentait à lui confier un tel service. Il y a une personne de confiance au château, à qui tu fourniras de brèves missives pour nous informer de ta situation et de tes découvertes. Bien, Sophie, nous ne devons pas tarder désormais… »

Sophie relâcha son emprise sur son amie, et tenta vainement d'esquisser un sourire d'encouragement, en promettant qu'elles se reverraient vite. Une promesse qu'elles ne tiendraient pas, mais elles l'ignoraient encore. Tandis qu'Henriette remerciait brièvement la jeune femme qu'elle abandonnait à son sort, elle prit le chemin menant à la cour extérieur pour rejoindre son carrosse. En chemin cependant, elle se retourna vers Eleanor, qui séchait difficilement ses larmes et tentait de reprendre contenance. Elle l'alpagua le plus discrètement possible, un petit sourire en coin :

« Oh, et Eleanor… Peut-être que tu croiseras le chemin du Prince d'Orange. Après avoir appris mon arrivée, je doute qu'il se contente d'une petite remontrance par courrier adressée au roi d'Angleterre ». Et elle s'éloigna à nouveau jusqu'à devenir une ombre informe dans la lumière de la soirée hivernale.

Ce fut à ce moment-là que son histoire commença.