Ce qui est à nous
I
Omertà
Kyoya desserra mollement le poing et ouvrit sa main contre le mur derrière lui pour tenter d'en absorber la fraîcheur. Son bras, et chacun de ses doigts brûlants se pressèrent le long de la paroi au crépi irrégulier et désormais tiède. Il sentait le souffle de Mukuro tout près de sa joue, chaud et régulier, et la main de Mukuro en coupole autour de son épaule, et la deuxième main de Mukuro glissée entre ses jambes, directement dans son pantalon. Ses gestes étaient parfaitement mesurés, langoureux, justes assez secs pour le faire sursauter et s'étrangler de temps en temps.
Kyoya regardait droit devant lui, le visage fermé, les yeux grand ouverts et trop fixes pour ne pas voir flou en réalité. Son autre main était accrochée aux hanches de Mukuro, et à chaque fois que celui-ci plantait ses ongles dans son épaule, par jeu ou par ivresse, il lui répondait en lacérant à son tour la bande de peau qu'il avait mise à nue en retroussant de quelques centimètres sa chemise. Le reste du temps la peau fragile des flancs ne frémissait que sous quelques caresses cédées du bout des doigts par Kyoya.
Les lèvres de Mukuro traînèrent quelques instants sur sa tempe avant de venir souffler près de son oreille. Kyoya tourna brusquement la tête, s'éloignant de ce contact qu'il avait toujours trouvé si désagréable.
« T'as grandi…
— Ça fait longtemps, marmonna Kyoya.
— Je sais. »
Ils faisaient désormais la même taille, et lorsque Mukuro se penchait pour l'embrasser, ce n'était pas ses lèvres qu'il rencontrait.
Kyoya ouvrit les yeux. Allongé sur le lit de sa chambre d'hôtel, il s'étira avec indolence, des épaules jusqu'au bout des doigts, puis la nuque, le dos, les jambes, jusqu'à sentir chacun de ses muscles se réveiller peu à peu. Les draps n'étaient pas défaits, juste un peu froissés. Le réveil sur la table de chevet à gauche indiquait cinq heures cinquante-huit en chiffres verts lumineux, mais la nuit semblait être tombée depuis longtemps. Kyoya se redressa et resta quelques secondes assis sur le rebord du lit, le dos voûté, les yeux à demi clos et un soupir s'échappant de ses lèvres trop sèches. Il faisait froid dehors. Le chauffage dans la chambre avait été poussé presque au maximum, ce qui expliquait sans doute sa bouche pâteuse et ses yeux un peu gonflés. Son réveil sonna les six heures d'un signal strident qui sembla lui déchirer les tympans.
Pieds nus sur la moquette tiède et moelleuse, une bouteille d'eau dans la main, il se tenait maintenant devant les grandes baies vitrées qui donnaient sur la ville, et éclairaient toute la chambre. Il faisait nuit et pourtant on y voyait presque comme en plein jour tant il y avait de feux, d'enseignes ou de décorations lumineuses à chaque coin de rue, chaque porte, ou chaque rebord de fenêtre. La ville Lumière, c'était le surnom de Paris, et pourtant, quelle autre ville que Las Vegas le méritait autant ?
Las Vegas en décembre, quelques jours avant Noël, et plus un seul petit centimètre d'ombre où se dissimuler. Kyoya porta la bouteille à ses lèvres et son regard s'extirpa un peu de la contemplation de la rue pour s'ajuster sur celle de son reflet. Son lui de vingt-trois ans. Celui qui n'avait toujours pas apprit la signification du mot tolérance mais qui avait parfaitement assimilé les effets et ravages d'un simple sourire narquois. Celui qui avait grandi, et pas seulement physiquement. Il était surtout devenu plus calme, car il n'avait plus rien à prouver, ou plutôt il avait compris qu'on ne pourrait jamais plus rien prouver dans un monde aussi changeant. Et tout le monde avait changé autour de lui, les jolis sentiments et les beaux principes s'étaient étiolés petit à petit, et même la haine qu'il croyait immuable ne l'était pas tant que ça. Au final, sa seule certitude, le seul chemin vers lequel chacun se dirigeait fatalement quels que fussent ses actes et sa valeur, c'était la mort. Certains plus rapidement que d'autres. Certains plus douloureusement que d'autres. Certains plus dignement que d'autres.
Dans quelques heures, il tuerait Dino Cavallone. En pleine lumière, au milieu des guirlandes et des boules de Noël.
Sa valise était grande ouverte sur le lit, Kyoya n'avait pas pris la peine de la vider dans les armoires de la chambre. Il ne prenait jamais la peine de la vider ailleurs qu'à Palerme, pour de toute façon la remplir aussitôt et de nouveau repartir. Ce n'était même pas sa maison, mais son placard de luxe avec vue sur le port, son escale entre deux voyages d'affaires. Il n'était plus jamais retourné au Japon depuis qu'il l'avait quitté en compagnie des autres, cinq ans plus tôt. Là-bas non plus ce n'était pas sa maison.
Il aplatit son col d'un revers de main et grimaça dans le miroir de la salle de bain. Son reflet lui renvoyait encore cette sale image d'un homme trop sage et trop lisse. Depuis quand exactement est-ce qu'il avait perdu sa rage, celle qui le poussait à enfoncer les portes ouvertes et à défoncer les portes fermées, celle qui lui soufflait qu'il n'avait rien à prouver, mais que dans le doute, il pouvait tout de même arracher une ou deux têtes. Et depuis quand est-ce que cette question était devenue plus rhétorique que vitale à ses yeux.
Sa cravate coulissa le long de sa chemise et il referma sa veste par-dessus. La bosse sous celle-ci se voyait à peine, et encore eut-il fallut qu'il s'étire avec force et conviction pour que l'arme contre sa poitrine n'apparaisse réellement à travers le tissu. Un Beretta Cheetah, une simple arme de poing non pas pour se défendre, mais pour exécuter. Dans le portefeuille qu'il venait de glisser dans la poche revolver, de l'autre côté, six cents dollars en petites coupures de cinquante dormaient paisiblement en compagnie de ses papiers et d'un minuscule couteau Leatherman.
Parce qu'il faisait si chaud dans l'hôtel et que les lumières dans la rue faisaient presque oublier à quel point une nuit d'hiver pouvait être glaciale, Kyoya s'était imprudemment laissé aller à sortir vêtu d'un seul costume de salon. Il n'avait qu'une centaine de mètres à parcourir, et il apercevait déjà à mi-chemin le panneau lumineux recouvert de paillettes annonçant les quelques quatre degrés au sol. Il ne prenait pas en compte le vent mordant, ni les vagues nappes de chaleur qui s'échappaient des hôtels luxueux devant lesquels il passait. Le Cavallo Bianco était tout au bout de l'avenue, ses lourdes portes vitrées et marbrées encadrées par deux chevaux blancs cabrés et phosphorescents. Et plus grands que nature. Kyoya haussa un sourcil. Las Vegas, la capitale du jeu et de l'esbroufe —du mauvais goût souvent, le domaine des Cavallone. Dino était forcément ici.
Il n'avait franchi le pas que depuis quelques instants, passant entre les deux gardiens sans leur accorder le moindre regard, mais savait que toutes les caméras étaient déjà braquées sur lui. Il s'était sûrement fait repérer à la seconde même où il avait posé sa demi-semelle sur la première marche. Puis sans doutes cinq secondes de réaction pour passer son visage au détecteur et être certain, de nouveau cinq secondes pour prévenir la sécurité dans le hall, dix pour le repérer. Vingt secondes en tout, plus qu'il ne lui en fallait pour atteindre l'ascenseur en toute tranquillité.
Dino était au dernier étage. Ceux qui dirigeaient étaient toujours au dernier étage, ce n'était pas pour rien qu'on les appelait les hautes sphères. L'hôtel en faisait quatorze.
Les portes de l'ascenseur se refermèrent sur Kyoya tandis qu'il sortait tranquillement son Beretta de l'intérieur de sa veste pour le pointer sur la petite caméra de surveillance juste au-dessus du panneau de contrôle des étages. Son doigt se crispa un instant sur la gâchette, puis il se ravisa. Tirer dans un ascenseur n'était pas tout à fait ce qu'il qualifiait d'idée du siècle. L'endroit était beaucoup trop confiné, et la puissance de la détonation —qu'il soit équipé d'un silencieux ou non et en l'occurrence ce n'était pas le cas, ne ferait que lui résonner inutilement aux oreilles. Et puis cette arme devait servir à autre chose, aussi se contenta-t-il d'arracher l'appareil de surveillance pour le fracasser contre une des parois métallique de la cabine. Il ferma les yeux un instant et expira enfin. Même sans l'image, la sécurité de l'hôtel pouvait encore suivre le déplacement de l'ascenseur, étage par étage il le savait. Mais sa destination n'était après tout qu'un secret de polichinelle, et il détestait être filmé. Il comptait sur la présence de cinq hommes en haut, peut-être deux de plus, moins d'une dizaine assurément.
Dino n'était pas assis derrière son bureau à trier une infinité de dossiers ou à fumer un cigarillo avachi dans la mousse sanglée de cuir de son large fauteuil de PDG. Le téléphone avait sonné à peine cinq minutes plus tôt, une dizaine de sonneries étouffées avant de s'arrêter, puis de nouveau une dizaine de sonneries. C'était un vieux modèle à cadran, laqué d'argent et certainement plus décoratif que réellement utile. Il n'avait pas de répondeur et était posé sur une étagère d'une des deux grandes bibliothèques en bois d'ébène qui bordaient la pièce. Dino n'avait pas daigné décrocher, ni la première ni la seconde fois. Il n'était probablement même pas au courant que ce téléphone était en fonction, et l'officiel l'avait de toutes façons toujours emmerdé. Il ne triait pas une infinité de dossiers puisqu'il n'en n'avait aucun. Son bureau n'était qu'une grande surface noire et polie, jonchées de tasses de café vides ou à peine remplies, de serviettes en papier froissées et de cuillères en métal ou en plastique mâchonné et cassé. Une dizaine de secondes plus tard c'était son portable qui avait vibré dans la poche de son pantalon, et cette fois-ci il avait aussitôt répondu.
Dino était appuyé du bout des fesses sur l'avant de son bureau, face à la porte et droit comme la justice. Et pourtant en cet instant, c'était Kyoya et son arme pointée en direction du parrain Cavallone, la justice. Une justice partiale et au goût amer de trahison. Dino n'avait jamais été ce genre de personne que rien n'effraye ou ne perturbe. Il ne savait pas être cet imperturbable qui suit sa route quoiqu'il advienne, sans un regard pour ce qui s'effondre à ses côtés, sans une pensée pour ce qui pourrait être son futur. Il se tenait face à Kyoya, silencieux, détendu en apparence, terrifié en réalité. En cet instant, il lui était tout simplement impossible de bouger.
Kyoya sourit, et c'était un sourire glacial et presque trop ironique, à faire froid dans le dos. Il avait quelque chose d'enjoué et déplacé, quelque chose de Mukuro, du moins dans l'esprit de Dino. Si jamais il avait eu encore une once d'espoir lorsque Romario l'avait appelé, alors elle venait de disparaître. Dino pouvait imaginer les corps mous, sans vie peut-être, de ses hommes dans le long couloir qui menait à son bureau, depuis l'ascenseur. Il pouvait imaginer les tâches d'un rouge qui virerait bientôt au marron sur les murs, infiltrées dans la moquette rase, la rendant spongieuse sous les pas de Kyoya. Du sang, du sang partout, jusqu'à sa main et au Beretta qu'il braquait tout juste à un mètre de son front. Dino avait toujours eu peur de la mort, et Kyoya ne connaissait ni la mesure, ni la clémence.
« Alors ça y est …
— Je vais t'arracher la tête, Cavallone.», articula Kyoya du bout des lèvres.
Et cela résonna comme une sentence.
