L'endroit avait quelque chose de féérique.

Baignée d'une intense lumière d'or fondu, la vallée offrait une palette de couleurs incroyable et fantastique. Les monts grisâtres verdissaient d'immenses forêts qui recouvraient les flancs des montagnes à travers lesquelles apparaissaient, étincelantes de milliers de joyaux dorés, une rivière d'eau claire qui disparaissait sous le feuillage dense avant de réapparaitre tout au fond de la vallée pour venir caresser l'entrée d'un petit village ne comportant pas plus d'une cinquantaine d'habitations.

Le nez collé contre les vitres de l'autocar qui emmenaient le professeur Corben et sa classe la plus importante, les adolescents contemplaient le paysage avec des expressions uniques à chacun. Fascinés par la beauté de l'endroit, amers d'avoir quitté le pensionnat et ses doux lits confortables ou tout simplement patients de découvrir le fin mot de ce séjour, les élèves ruminaient secrètement leurs pensées.

A l'avant de l'autocar, le conducteur et le professeur Corben n'avaient cessé de discuter tout au long du voyage, s'échangeant quelques connaissances sur les différentes régions que le véhicule avait traversées pendant la journée.

─ Que savez-vous du village ? demanda le professeur.

Les quelques personnes intéressées quittèrent leurs sièges pour se rapprocher des adultes, tandis que le chauffeur hochait la tête d'un air peu engageant. Tournant le volant pour suivre une étroite courbe, ils aperçurent au bas d'une longue pente douce une intersection.

─ Le village en lui-même, je ne le connais pas, reconnut le chauffeur. Mais la vallée regorge d'endroits fascinants. J'ai déjà conduit des colonies jusqu'ici et aucune n'en est repartie avec de mauvais souvenirs… Bien évidemment, il s'agissait d'enfants, je doute que vos étudiants se laissent impressionner par de vieilles légendes, mais la vallée mérite d'être découverte.

L'autocar bifurqua sur la droite, prit un virage serré puis ralentit doucement. Le freinage attira l'attention générale vers le grand pare-brise, au-delà duquel apparaissait, au bout de la route bordée d'arbres, un pont enjambant la rivière. Plus loin encore, les premières habitations leur apparurent nettement pour la première fois.

L'autocar tourna légèrement pour sortir de la route et s'arrêter sur un terrain déboisé officiant apparemment comme parking. Le chauffeur ouvrit aussitôt les portes et descendit le premier pour aller déverrouiller les soutes. Les jambes engourdies mais ravis de pouvoir quitter leurs sièges, les étudiants suivirent le conducteur et le professeur Corben à l'extérieur, hissant sur leurs épaules les sacs qu'ils avaient été autorisés à garder avec eux pendant le trajet.

Laissant le professeur Corben savourer l'air vivifiant, bien que chaud, mais tellement moins pollué que celui de Leeds, les adolescents entourèrent le chauffeur. Comme toujours quand ils en avaient l'occasion, les brutes de la classe ne manquèrent pas de distribuer des coups d'épaule à tous ceux qui se dressèrent involontairement entre eux et leurs bagages. Ils firent très attention, toutefois, à ne pas bousculer certains camarades.

Les quelques élèves qui avaient déjà rejoint le professeur Corben notèrent l'amusement que le comportement des brutes de la classe lui inspirait, en particulier lorsque Pearson lui-même prit un soin particulier à contourner Cassandra Bronson.

─ Dîtes-moi, Sarah, que vous inspire l'attitude de notre ami Jonathan ? murmura Corben.

─ La leçon numéro un, répondit la jeune femme.

─ Exactement, approuva le professeur. Quoique vous ayez fait dans le passé, quelle que soit la raison pour laquelle je vous ai rencontré dans une maison de correction, vous ne cesserez jamais de trouver quelqu'un de plus dangereux que vous.

Cela n'expliquait toujours pas comment le professeur Corben était venu à quitter son poste à l'université d'Oxford pour se consacrer aux jeunes délinquants. Créateur d'un pensionnat qui était réservé aux adolescents à problèmes, l'ancien universitaire avait visité tous les centres de redressement pour récupérer des jeunes hommes et des jeunes femmes susceptibles de « collaborer » avec lui.

La moitié des étudiants présents provenait justement de maisons de correction, pour toutes sortes de raisons. Jonathan Pearson, par exemple, avait été inculpé pour coups et blessures sur une de ses anciennes camarades ayant entraîné une intervention chirurgicale et un long séjour à l'hôpital Sarah, bien que l'une des plus discrètes et sérieuses élèves, avait quant à elle poignardé son père alors que celui-ci battait son épouse.

Si la fondation du pensionnat datait de deux ans, le ministère de l'éducation nationale faisait régulièrement un bilan devant la presse. Et malgré les fugues, les incidents, les conflits très violents qui éclataient parfois, les résultats laissaient espérer aussi bien les familles que les étudiants désireux de s'en sortir.

─ Professeur, lança un garçon maigrichon.

Les derniers élèves rejoignirent le groupe au moment où l'attention générale s'orientait sur le pont. Les épaules larges et court-sur-pattes, un homme s'avançait à leur rencontre, ses yeux sombres bondissant de visage en visage sans manifester la moindre émotion. Le chauffeur referma les soutes et remonta le groupe des adolescents pour se planter à côté de Corben.

─ Bonjour, Patrick ! lança-t-il en serrant chaleureusement la main du villageois.

─ Bonjour, Anthony.

─ Je vous présente le professeur Corben et ses élèves, reprit le chauffeur. Professeur, voici Patrick. Chaque fois que j'emmène un groupe ici, c'est lui qui se propose de l'accueillir, mais c'est aussi l'aubergiste.

─ Enchanté, dit le professeur Corben en serrant la main de Patrick.

Laissant le chauffeur reprendre la route, non sans le saluer plus ou moins aimablement, les étudiants et le professeur Corben emboîtèrent le pas à Patrick en une masse compacte pour écouter la conversation des deux adultes. Même si certains ne s'intéressaient pas vraiment à la discussion, il était indéniable qu'ils se demandaient ce qui les attendait dans ce trou perdu des Highlands.

─ Anthony disait que la vallée regorgeait d'endroits fascinants, déclara le professeur.

─ Pour sûr, répondit Patrick. Chaque année, nous recevons des aventuriers, des colonies et même des historiens qui arpentent la vallée de long en large pour tenter de retracer tous les lieux cités dans les légendes locales.

Il s'écarta pour rejoindre la rampe du pont, aussitôt suivi des étudiants qui contemplèrent les innombrables poissons se faufilant de pierre en pierre comme s'ils s'adonnaient à une partie de cache-cache. L'eau claire et fraîche donnait envie de s'y baigner, surtout après la journée étouffante qu'ils avaient vécue dans l'autocar.

─ La rivière est l'une des plus troublantes légendes de la vallée, affirma Patrick. On raconte qu'une jeune femme accablée de chagrin s'arrêta près d'un fossé. Ses larmes auraient été si nombreuses qu'elles donnèrent naissance à cette rivière. Le plus étrange, toutefois, c'est ce qu'il se produit à l'endroit même où la jeune femme aurait pleuré…

─ Comment ça ? demanda quelqu'un.

─ De nombreux aventuriers sont revenus au village en affirmant que la source avait un goût légèrement salé, un goût de larmes, répondit l'aubergiste. Il y a une vingtaine d'années, mon frère et sa petite amie sont montés jusqu'à la source pour une demande de mariage, mais au moment où il faisait sa déclaration, des pleurs auraient résonné dans toute la forêt. Même au village, nous les avons entendus…

Le scepticisme des étudiants fut considérablement occulté par le frisson que certains autres sentirent remonter leur échine. Même si Patrick adoptait un ton détaché, son expression lui garantissait immanquablement une franche crédibilité. Nul besoin de savoir narrer quand on voyait le regard lourd qu'il posa sur la forêt.

Se ressaisissant, l'aubergiste s'écarta de la rampe et entraîna le groupe vers la grand-rue du village. Simples, les maisons de pierre brute bourdonnaient de bruits en tous genres, et plus particulièrement de sons annonçant le dîner. Parcourant les façades du regard, les étudiants les plus observateurs ne manquèrent pas déceler un symbole récurrent, gravé dans la pierre située juste au-dessus de chaque porte d'entrée.

─ C'est quoi, ce dessin ? lança Pearson.

─ Ah, c'est une excellente question, approuva Patrick. Nous l'ignorons, en réalité, mais c'est ce qui attire le plus souvent les historiens. Beaucoup sont convaincus qu'il s'agit du blason d'une secte quelconque ayant existé près de quinze siècles auparavant. Certains londoniens nous ont même déjà affirmés qu'ils avaient déjà vu ce symbole sur une épée exposée dans une galerie du British Museum…

Ils tournèrent dans la première rue de gauche et aperçurent, au sommet d'une pente, un très grand terrain entourant la plus grande bâtisse du village. Eparpillées sur une terrasse, tables et chaises n'attendaient plus que des occupants, exposées aux derniers rayons du soleil qui semblait refuser de disparaître derrière les montagnes et obscurcir la vallée.

─ Avez-vous déjà mangé ? demanda Patrick.

─ Non, répondirent plusieurs élèves.

─ Nous allons y remédier, alors, déclara l'aubergiste. Prenez place sur la terrasse, Elizabeth va vous amener de quoi vous rafraîchir. Malheureusement, nous n'avons pas encore reçu la livraison des vivres, alors vous n'aurez pas le choix sur le repas.

─ Ca ne fait rien, assura le professeur Corben. Jeunes gens, alignez vos bagages le long du mur, nous les monterons plus tard.

Les premiers élèves à s'être débarrassés de leurs bagages furent chargés d'aligner chacune des tables afin d'en former une plus grande. A peine eurent-ils pris place que la dénommée Elizabeth fit son apparition avec une pile de cartes contenant tous les repas servis en temps normal à l'auberge, ainsi que les boissons.

A son apparition, certaines jeunes femmes ne manquèrent pas de remarquer que certains de leurs camarades trouvaient ce séjour plus intéressant qu'ils ne l'avaient imaginé, mais la très jolie serveuse ne leur offrit aucune ouverture. Son sourire était aussi aimable que son regard goguenard face aux nombreux coups d'œil « charmeurs » qu'elle reçut. Pour une fille venue de la campagne, elle ne manquait visiblement pas de tempérament.

Délinquants ou non, les garçons restaient les mêmes. Alors qu'elle notait les commandes sur un bloc-notes, Elizabeth s'interrompit brusquement en orientant son regard vif vers le chemin descendant au village. Toutes les têtes pivotèrent dans cette direction, pour voir apparaître un bien curieux cortège : une poignée d'hommes et de rares femmes s'approchaient, vêtus de robes et de capes noires.

─ C'est carnaval, ricana Pearson.

Il eut beaucoup de chance que l'homme en tête ne l'entende pas, car dès que ses yeux noirs et glacés balayèrent les personnes attablées, un frisson menaça d'envahir tout le monde. La plupart des étudiants étaient bien placés pour connaître la nature profonde d'un tel regard, et plus particulièrement ceux qui avaient atterri dans des quartiers de haute sécurité dans leurs maisons de redressement.

─ Bonjour, lança Elizabeth d'une voix neutre.

─ Où est le gérant ? interrogea l'homme en tête.

Son regard impitoyable n'avait d'égal que sa voix glaciale, mais Elizabeth ne sembla pas très impressionnée.

─ A l'intérieur.

L'homme la toisa avec malveillance, visiblement très mécontent qu'il n'ait pas le même effet sur elle que sur la plupart des délinquants. Poursuivant son chemin vers la porte d'entrée, le reste de son groupe sur ses pas, il disparut brièvement pour réapparaître à travers la fenêtre ouverte.

─ Ils ont l'air sympathique, commenta Pearson à voix basse.

La serveuse lui lança un regard méprisant et prit les dernières commandes au moment où le groupe recevait un accueil retenu de Patrick, qui surgit d'une porte derrière le comptoir. Tous les élèves, et même le professeur, tendirent l'oreille. De toute évidence, la présence de cette procession n'inspirait aucune confiance à Elizabeth et à l'aubergiste.

─ Que puis-je pour vous ? demanda Patrick.

─ Nous recherchons quelque chose, répondit l'homme.

Sa voix claire et froide avait beaucoup perdu de son volume, tout à coup. Visiblement, il ne doutait pas une seule seconde que les adolescents assis à l'extérieur écoutaient avec soin la conversation.

─ Dois-je vous souhaiter « bonne chance » maintenant ou avez-vous des informations sur ce « quelque chose » ? interrogea Patrick.

Les étudiants assis en milieu de table purent apercevoir quelques inconnus échanger divers regards entre eux, visiblement mécontents de l'ironie utilisée par l'aubergiste. Elizabeth avait contourné le comptoir et s'activait à présent à préparer les boissons. Les élèves virent alors le chef du cortège poser quelque chose sur le bar et à en juger par le bruit, il s'agissait d'un morceau de papier.

Les adolescents assis aux extrémités quittèrent leurs places pour assister eux aussi à la très brève lecture de Patrick, qui fronça légèrement les sourcils à la vue du papier. L'espace d'un instant, il parut perplexe, puis hocha la tête d'un air mi-amusé, mi-désabusé.

─ Encore cette histoire, marmonna-t-il d'un ton las. Vous n'êtes pas les premiers étrangers à venir jusqu'ici pour tenter de découvrir ce monastère… Aucun habitant de ce village n'a vu la moindre ruine prouvant qu'il ait pu exister. Je suis désolé d'avoir à vous le dire, mais vous ne trouverez aucun bâtiment ecclésiastique dans cette vallée, à l'exception de notre chapelle.

Pendant quelques secondes, Patrick sembla répondre à un défi visuel du chef de la bande, qui ramassa finalement son papier et tourna les talons sans un « merci ». Les étudiants qui s'étaient levés se précipitèrent aussi discrètement que possible à leurs chaises, pendant que les autres s'empressaient de s'échanger quelques paroles pour faire croire qu'ils discutaient depuis un long moment.

Les individus passèrent devant la table sans accorder la moindre attention aux adolescents et à leur professeur, leur leader de toute évidence mécontent d'avoir fait un détour inutile par l'auberge. Alors qu'ils redescendaient vers le village, Patrick apparut sur le palier, un torchon à la main, son regard lourd suivant attentivement les étrangers jusqu'à ce qu'ils soient hors-de-vue.

─ Un problème ? demanda le professeur Corben après une hésitation.

─ La nuit risque d'être mouvementée pour nous tous, soupira Patrick en balayant les flancs boisés des montagnes d'un air soudain tendu. Très mouvementée…