La nuit était déjà bien avancée quand il arriva à l'Adonis. Comme toujours, les têtes se retournaient sur son passage et il n'y accordait aucune attention. Tant qu'il n'avait pas trouvé sa proie, il ne s'attardait sur personne. Ainsi chacun pouvait imaginer être l'élu de la nuit. Il savait comment entretenir le désir… même si dans le fond, il n'en avait pas besoin. Sa réputation était faite. À part quelques touristes égarés, tous savaient qui il était et ce qu'il valait, que ce soit dans un lit ou ailleurs. Le succès était presque aussi attirant que le sex-appeal.
Il était à présent au milieu du dancefloor. Le deuxième acte pouvait commencer. Les yeux clos, il se perdit au rythme de la musique. Cela les rendait tous fous. Personne ne pouvait lui résister quand il se mettait à danser. Plus que sa façon de bouger son corps qui augurait des plus grands délices, c'était la sensualité pure qui émanait de lui qui lui avait permis de régner sans partage dans ces lieux.
Il sentait les corps musclés qui se pressaient contre le sien, les mains avides qui le touchaient avec désir et dévotion. Ce soir, il ne se contenterait pas d'un passage rapide dans la backroom. Il comptait bien baiser toute la nuit. Un brun athlétique attira son attention… Bien… Mais ce soir, il lui en fallait plus. Il fallait que ce soit aussi mémorable que la journée de demain. Un rouquin ondulait non loin de lui… Il aimait les hommes plus musclés, mais la souplesse avec laquelle le jeune homme ondulait était alléchante. Vendu ! D'un geste vif, il agrippa la ceinture des deux gars et les traîna vers la sortie… La nuit ne faisait que commencer.
- Je peux prendre une douche ? demanda le rouquin avec timidité.
- Bien sûr, et tu ne veux pas un petit déjeuner au lit, tant que tu y es ? répondit-il sèchement.
Il y avait toujours des désagréments à ramener des mecs chez lui. La baise était plus confortable. On pouvait initier des positions bien plus audacieuses que dans une backroom au sol couvert de foutre. Mais il y avait toujours des imbéciles qui confondaient une garçonnière et un bed and breakfast. Le cul du gars valait un détour mais pas une halte. L'autre était plus réaliste – ou plus au fait de sa réputation –, il était déjà sur le pas de la porte.
- Je ne te retiens pas.
Le jeune homme contrit passa ses vêtements souillés.
- Je m'appelle Sean, murmura-t-il sur le pas de la porte.
- Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?
- Connard !
Là, c'était mieux ! Sans accorder plus d'importance à la porte qui claquait violemment, il alluma une cigarette en contemplant la vue qui s'étendait sous ses yeux. Central Park dans la blancheur de l'hiver était toujours d'une beauté époustouflante. Peu de gens à New York pouvaient se vanter d'avoir une vue pareille. Un loft sur la 5e Avenue, qui pouvait imaginer témoignage plus éclatant de sa réussite ? Ce soir serait sa consécration : une exposition entière sur la galerie la plus huppée de Madison Avenue… et il n'avait que trente ans.
- La disposition est merdique !
- Comme toujours, mon chou ! Mais je m'en fiche. Ta cote est faramineuse. On mettrait tes tableaux dans les urinoirs, ils se vendraient aussi bien !
- On pourrait aussi mettre un urinoir à la place des tableaux ! grogna-t-il.
- On pourrait, mais ce serait du déjà-vu, mon cœur.
En apparence, Eddie Barbuck était une version new-yorkaise d'Emmett : les mêmes tenues colorées et excentriques (quoique bien plus coûteuses), le même langage parsemé de mots doux, le même sens du spectacle. Mais contrairement à son alter ego pittsburghois, une seule personne au monde comptait réellement pour Eddie Barbuck : Eddie Barbuck. Sous ses airs de folles, Eddie était le plus gros enfoiré que New York ait porté… et son meilleur agent. Sans Eddie, il ne serait jamais devenu l'artiste le plus in de New York City. « C'est moi qui t'ai fait, mon cœur, aimait répéter Eddie quand il jouait les divas. » « Et ça t'a permis de t'acheter une villa dans les Hamptons, répliquait-il sur le même ton. » D'une certaine façon, c'était l'association parfaite : aucune illusion, aucun faux-semblant, juste un intérêt commun, gagner le plus d'argent possible.
Ils s'étaient rencontrés six ans auparavant. À l'époque, il n'était qu'un artiste obscur, essuyant refus sur refus des galeries new-yorkaises les plus confidentielles et vivotant en servant des cappuccinos dans un bar branché. De guerre lasse (et pour se faire un peu d'argent), il avait accepté de participer à une rétrospective sur l'homoérotisme dans la bande dessinée. Il avait donc passé trois jours le cul vissé à une chaise inconfortable à dédicacer de vieux numéro de Rage en répétant que non, a priori, il n'y aurait pas de nouveau numéro. Le dernier jour alors que sa main hurlait de douleur et qu'il soupçonnait que des escarres commençaient à se former sur ses fesses quand un grand dadais vêtu d'une combinaison rose fuchsia s'était planté devant lui.
- Vous voulez ? avait-il demandé avec une politesse fatiguée s'attendant à une nième demande de dessin dédicacé.
- Vous.
Il avait froncé les sourcils. Il n'était jamais contre s'envoyer en l'air, mais les folles ne l'avaient jamais excité. Mais Eddie n'était pas intéressé par son cul, en tout cas pas dans ce sens-là. À la clôture, il avait accepté de boire un verre avec lui. Si Eddie n'avait pas l'air d'un agent très sérieux, il avait essuyé trop de refus l'année précédente pour ne pas écouter ce que cet OVNI en rose avait à lui proposer. Néanmoins, il avait mis les choses au clair tout de suite.
- Je n'ai pas d'argent pour payer un agent et je ne suis pas intéressé par un plan cul.
- Mon chou, ça aurait été avec plaisir, mais je ne mélange jamais le sexe et les affaires, surtout quand elles s'annoncent juteuses. Quant à l'argent, quand on trouve une mine d'or, on l'exploite tout de suite sans demander d'avance.
- Une mine d'or, avait-il ricané.
Mais son rire était mort en voyant Eddie déballer un épais dossier où semblait s'étaler toute sa vie : l'article d'Art Forum qui l'avait entraîné à New York, des numéros de Rage, mais aussi des ébauches des décors qu'il avait dessinées à Hollywood pour le film avorté, son dossier scolaire de la PIFA avec les motifs de son exclusion et des coupures de presse de son agression.
- Ne panique pas, mon cœur, je ne suis pas une sorte de psychopathe ! Mais si je ne demande pas d'avance avant d'exploiter une mine d'or, je ne suis pas assez inconscient pour ne pas me renseigner sur le terrain d'exploitation. Et là, le terrain est parfait.
- Écoutez, vos histoires de terrain, de mine et autres conneries commencent à me gonfler. Qu'est-ce que vous me voulez ?
- C'est évident : je veux faire de toi le nouvel Andy Warhol.
- Bien sûr ! J'écume les galeries depuis des mois et je n'ai plus rien exposé depuis mon départ de Pittsburgh à part ces pauvres dessins de Rage dans une expo pour pédés boutonneux et, d'un coup de baguette magique, vous allez m'ouvrir les portes de New York !
- Eh oui, je suis ta marraine, la fée !... Écoute-moi, tu n'es pas un imbécile, tu as quitté ton patelin pour une bonne raison. Tu sais que si tu veux vraiment être un grand, c'est ici qu'il faut être. Mais tu ne connais pas ce monde. Tu as certainement appris plein de choses dans ta grande école, mais rien ne te sera utile ici. Tu es certainement bourré de talent, mais si tu crois que cela fera la différence ici, dans quelques mois, tu rentreras dans ta province avec tes toiles sous le bras et sans un sou en poche.
- Je suppose que c'est vous qui ferez la différence !
- Oh non ! Ce qui fera la différence, c'est toi ! avait-il dit en désignant le dossier étalé devant eux. C'est ce que tu es qui va t'ouvrir toutes les portes. Mon rôle sera simplement de montrer au monde ce qu'i voir en toi. Tu es jeune et beau. Tu es assez volontaire pour tout lâcher et partir à New York pour percer. Tu es gay et tu n'en as jamais eu honte. Tu as toujours affirmé ce que tu étais, tu en as payé le prix et tu t'en es relevé. Si on ajoute ton renvoi de l'école à cause d'un politicien homophobe et ta première carrière torpillée par des producteurs trop frileux pour financer un film gay, tu as tout pour devenir une légende sur la scène new-yorkaise.
- Laissez-moi résumer, l'avait-il coupé avec un dégoût non dissimulé. Parce que je me suis fait défoncer le crâne, viré de mon école et renvoyé d'Hollywood, je vais être une légende. C'est quoi votre plan com : « Regardez ce pauvre garçon, c'est une victime des homophobes » ?
- Non, tu n'es pas une victime, mon ange ! Tu es un survivant ! Et c'est ce que je vais vendre. On ne pouvait pas rêver de meilleure conjecture. L'Amérique se déchire sur la proposition 14. Je ne vais pas te l'apprendre. Cela t'a coûté ton dernier vrai travail. Mais Manhattan n'est pas Hollywood. Hollywood est une industrie de masse. Ici, on vise le happy few. On se moque que le péquin du Michigan pense que tes œuvres sont des gribouillages et que ta vie sexuelle est une abomination. Le riche new-yorkais n'a que mépris pour ces gens-là et il se sentira si fier de lui-même d'investir dans un jeune artiste homosexuel qui a déjà tant souffert.
- Ainsi je serai la bonne conscience des rupins de Manhattan ? Il y a des gens qui sont morts l'année dernière dans l'explosion du Babylon ! Des parents risquent de perdre leurs enfants si cette loi inique est votée ! Des gamins qui sont jetés de chez leurs parents ! Des ratonnades anti-homos dans tout le pays ! Des familles homosexuelles ont déjà fui le pays devant cette flambée de haine ! et vous me dites de surfer sur cette vague pour assurer ma notoriété ? Vous êtes un charognard !
- Sans doute, mais nous sommes dans un monde de prédateurs. Si on veut y survivre, il faut accepter les règles du jeu et même apprendre à en jouer. Si tu en es incapable, tu peux tout de suite faire tes valises et rentrer à Pittsburgh. Mais tu as su transformer ton agression en ton premier succès. Tu sais donc qu'il n'y a pas de plus belle vengeance que de bâtir notre réussite sur leur haine.
- Rien n'énerve plus un hétéro qu'un pédé couvert de succès, avait-il répondu, reprenant une phrase qu'un autre lui avait dit des années auparavant.
- Tout à fait.
Même s'il reconnaissait que, sous ses airs de grand bonbon rose, Eddie ne manquait pas de cran, il y avait une sorte d'immoralité dans ses paroles qui lui donnait envie de fuir sans se retourner.
- Pour vous, mon travail ne compte pas vraiment, avait-il dit, mettant le doigt sur son malaise.
- Mais si, tes toiles sont juste assez abstraites que les riches intellos aient l'impression d'être les seuls à les comprendre. C'est exactement ce qu'il faut pour le public que nous visons…
- Que vous visez…
- Que tu dois viser aussi si tu veux réussir. L'art est un business comme un autre. Aujourd'hui, une toile est un investissement qui peut permettre de grosses plus-values. Si tu es vu comme un artiste prometteur, ta cote va grimper et on s'arrachera tes œuvres. C'est pour ça que ton image compte bien plus que ton travail. Maintenant, la seule question à te poser est : es-tu prêt à jouer le jeu pour devenir un des artistes les plus prisés de New York ?
À l'époque, il lui avait fallu deux semaines pour trouver la réponse et elle aurait été bien différente si… Non, il ne voulait plus y penser. Pas de remords, pas de regret, pas d'excuse…
