La Moisson

Je m'appelle Rue Barnette. Je vis dans le District Onze, j'ai douze ans, et je suis l'aînée de ma fratrie de six enfants. Mais ce matin, je suis surtout une fillette apeurée à l'idée de la Moisson. Qu'est-ce que la Moisson, me direz vous ? Et bien, c'est un tirage au sort, qui se déroule sur la grande place, et qui sélectionne une fille et un garçon de douze à dix-huit ans, pour les envoyer au Capitole puis dans une arène pour un combat à mort, et cela dans chaque district. Un seul en sort vivant, le Vainqueur. Pour moi, cela est synonyme de mort immédiate…

Mais je n'ai pas le temps de m'apitoyer sur mon sort, pas plus ce matin que la veille ou les autres jours. Je dois redevenir comme toujours la jeune fille stoïque, courageuse et déterminée qui aide ses parents, travaille sans se plaindre, chasse pour nourrir sa famille et protège ses frères et sœurs. C'est comme ça.

Je me lève et passe un pantalon et un tee-shirt, ainsi que des bottines. Dehors, le soleil se lève, et comme tous les habitants de plus de huit ans, je dois aller travailler dans les vergers. Même ce matin… Je finis de me préparer, sort le peu de provisions qu'il reste… Puis me ravise. Je peux m'en passer. J'ai toujours connu la faim, mais je veux que mes frères et sœurs mangent. Même si je dois me priver parfois, et même souvent. Je laisse un mot à ma sœur de huit ans, Iris. En mon absence et en celle de Lys, ma cadette, neuf ans, c'est elle qui s'occupe des petits. Mes parents, eux, travaillaient de nuit hier, et ne sont pas encore rentrés. Lys me rejoint et nous partons toutes deux dans les rues du District. En cinq minutes, nous sommes arrivées, et aussitôt, on nous inscrit sur la liste comme étant présentes, puis nous montons dans les arbres, comme chaque jour, cueillir les fruits. Ils sont très tentants… Je donne mes conseils habituels à Lys : ne pas grimper trop haut, assurer ses prises, ne manger qu'une ou deux baies, un fruit à la limite, je vérifie qu'elle a bien sur elle les feuilles anti venin de guêpe tueuse puis je commence mon travail.

Quand, vers midi et demie, le drapeau blanc annonçant la fin du travail pour les jeunes approche, je chante les quatre notes coutumières, reprises par les geais moqueurs, et je dégringole de mon arbre pour rejoindre ma sœur. Comme elle a moins de dix ans, on l'autorise à ne travailler que la moitié de la journée, et elle peut rentrer avec moi. On donne nos fruits, dont la quantité est inscrite face à notre nom, puis nous partons. Pendant le trajet de retour, je décide de lui parler de la Moisson. Elle est assez grande pour comprendre, et même si je préférerais qu'il n'en soit pas ainsi, il se pourrait que je sois choisie et qu'elle doive prendre ma relève…

Lys ?

Oui, Rue ?

Tu te rappelles ce que je t'avais raconté sur la rébellion et la punition des districts ?

Oui, grande sœur…

Elle a un air grave, triste, résolu. Ses yeux brillent de larmes contenues et sa voix tremble. Je m'en veux, mais je n'ai pas le choix. En fait, j'en veux au Capitole… Mais montrer toute cette colère que j'ai au fond de moi ne sert à rien. Je la prends dans mes bras pour la rassurer en lui murmurant à l'oreille, tout en caressant ses cheveux frisés identiques aux miens :

Hey, je ne serai peut-être pas prise… On sera des milliers, Lys… Et même si je suis prise, je te promets de revenir. Et je ne fais jamais de promesses à la légère. Crois moi…

Mais…

Chut… Ne t'inquiète pas. Ne t'inquiète pas, ok ? J'ai douze ans, aucune chance que ce soit moi.

Oui…

Elle n'est pas totalement convaincue, mais je ne peux pas la ramener à la maison en pleurs, cela inquiéterait les petits…

Hey ! Lys, écoute. Si par extraordinaire je suis choisie, tu devras me remplacer le temps que je revienne. Ecoute moi.

Mon ton est sans réplique, j'ai l'air farouche. Déterminée. Elle doit m'écouter.

Ne fais pas confiance à n'importe qui, protège toi, protège les autres. Iris va devoir bientôt t'accompagner aux vergers. Les premiers temps, aide-la dans sa cueillette comme je le faisais pour toi. Tu sais comme moi que si elle ne rapporte pas assez de fruits, ils la fouetteront.

Oui, c'est promis sœurette.

Et… Si je venais à… A ne pas revenir…

Sa lèvre inférieure tremble, ses yeux ont un reflet d'inquiétude marqué, mais elle m'écoute.

Tu devras prendre ma place auprès des petits. Tu sais chasser à la fronde, tu es maligne, tu connais les plantes… Ne prends pas plus de tesserae qu'il n'en faut, quand le moment sera venu. Empêche Iris de t'aider en en prenant, au moins les premières années. Tu dois les protéger, Lys.

Je le ferai, Rue… Comme j'ai toujours fait ce que je devais faire… Mais je ne veux pas que tu partes!

Moi non plus, petite sœur… Je ne veux pas non plus… Allez, rentrons.

En effet, nous sommes arrivées devant la petite maison que nous partageons avec nos deux frères, nos deux sœurs et nos parents. Je laisse l'oiseau sauvage que j'ai chassé dans les vergers et caché sous mes vêtements sur la table, et ma mère s'occupe de le cuire rapidement. Je monte me laver, puis enfile ma robe vert émeraude, mange un minimum, un petit morceau d'oiseau et de pain, puis je sors de la maison, accompagnée de toute ma famille. Ils ont insisté à venir…

Arrivés sur la grande place, nous nous séparons, et je donne mon nom, mon âge et une goutte de sang au registre, puis me place dans les rangs des filles de douze ans. J'y retrouve des camarades d'école, mais je ne me suis pas vraiment attachée à elles sauf à une, qui est devenue ma meilleure amie. Se faire trop d'amis serait vain, de toute manière… Je retrouve donc Mélisse, et nous attendons, les dents serrées, que l'hôtesse tire ce papier qui enverra deux enfants à la mort. Le film défile, l'hôtesse fait son discours puis s'avance rapidement vers le récipient des filles. Sa main tournoie quelques instants autour de la marée de papiers au-dessous de ses doigts manucurés, puis elle fond sur l'un deux, et revient devant le micro pour lire le nom.

Hmm… Rue Barnette !

Le nom claque dans l'air, meurtrier. Ce nom… C'est le mien. Je sens la main de Mélisse dans la mienne, s'accrochant désespérément à moi, j'entends le cri de ma sœur. Iris, je crois… Je lance un regard à Mélisse, puis lâche lentement ses doigts, lisse un peu ma robe en tentant de me recomposer un visage impassible, puis j'avance vers l'estrade, rejoignant la présentatrice vert pomme à l'habit framboise et à la perruque vert forêt qui se tient là, prête à tirer le nom de mon malheureux partenaire. Puisse le sort vous être favorable… Je souris amèrement. Comme si il pouvait l'être…

Le nom du garçon retentit, menaçant.

Thresh Morrowson !

Je vois un garçon, à la peau encore plus foncée que la mienne, sortir de la section des dix-huit ans. Je le reconnais : il m'a aidé dans les bois un jour, et je le croise souvent à l'école ou dans les vergers… Il semble gentil, mais un seul de nous deux pourra survivre. Et je doute qu'il se sacrifie pour moi. Toute bonté a ses limites… Il nous rejoint, puis vient le moment de la poignée de main. Il me tend la sienne, que j'attrape. Le contraste de taille est quasiment comique. Mes doigts sont si minuscules dans sa grande main… Il ne me sourit pas, mais il me regarde droit dans les yeux et me dit à voix basse :

Je suis désolé. Vraiment.

Et je sais qu'il est sincère et que j'ai au moins une personne dans l'arène qui ne cherchera pas à me tuer et qui, même, pourra m'aider. Sur ce regard, nous rentrons dans le Palais de Justice et nous séparons, pour revoir nos proches. Une dernière fois.