Chapitre 1 : Le concours

Là, à coté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache ; puis venait un chester, couleur d'or, un gruyère pareil à une roue tombée que quelque char barbare, des hollandes, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique. Trois bries sur des planches rondes avaient des mélancolies de lunes éteintes ; deux très secs, étaient dans leur plein ; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait, d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes à l'aide desquelles on avait vainement tenté de le contenir. Des ports-saluts, semblables à des disques antiques, montraient, en exergue, le nom imprimé des fabricants. Les roqueforts, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaquées d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes ; tandis que, dans un plat à coté des fromages de chèvres, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs menant les troupeaux font rouler aux coudes des sentiers pierreux.

Emile Zola – Le Ventre de Paris

Will Graham n'avait jamais eu de télé chez lui. Il avait bien trop à faire pour avoir le temps de l'allumer, et les rares fois où il la regardait (chez ses parents, chez des amies, chez son ex), il trouvait les programmes tellement débiles qu'il n'avait aucun regret.

Ses journées se passaient entre son travail d'enseignant de littérature dans un lycée de campagne et ses hobbies : la pèche dans le lac qui jouxtait sa maison, et ses chiens. Le soir, il lisait, écrivait aussi, dans ses grands moments d'écrivain raté, corrigeait ses copies, ou créait de nouveaux appâts. La télévision, il n'en avait vraiment pas besoin.

Et puis les choses avaient changé, à son corps défendant.

Will était tombé dans les escaliers au lycée. Résultat : il avait passé trois heures aux urgences et s'était retrouvé avec une jambe dans le plâtre. À l'époque, il avait une petite amie, qui avait pu s'occuper des chiens et lui faire les courses, mais les journées avaient d'un coup paru bien plus longues. Du coup Alana lui avait acheté une télévision après avoir supporté ses longs soupirs d'ennui.

Et c'est un après-midi, alors qu'il zappait entre deux émissions de télé-réalité, qu'il tomba sur « Cooking Lesson ». Will ne faisait pas particulièrement la cuisine. Il savait cuire un steak, mettre des légumes dans une poêle et faire chauffer des pâtes. Il savait aussi bouillir la viande et la mélanger à du riz pour les chiens. Il avait même le souvenir d'avoir fait, un jour, un gâteau au chocolat avec sa mère.

Il ne s'intéressait pas à la cuisine en tant que telle.

Mais l'émission attira tout de suite son attention à cause de son thème : la scène présentait un vieux Paris de carton pâte et sur des étals étaient exposés des montagnes de fromage. L'animateur était en train de malaxer une pâte presque jaune, tout en expliquant ce qu'il faisait.

« Préparer un pain au beurre serait plus facile avec un robot de cuisine, et vous pouvez bien entendu vous en servir. Mais pour vous expérimenter cette pâte au plus profond de vous-mêmes, rien ne vaut d'y mettre les mains. »

Will avait relu la thèse d'une de ses anciennes camarades de fac sur Zola. « Cooking Lesson » venait de reconstituer une scène du Ventre de Paris. Et alors que la pâte à pain reposait, l'animateur présentait au fur et à mesure du parmesan, du gruyère, du roquefort et du fromage de Hollande, les faisant goûter à sa jeune assistante.

Interloqué, Will repéra le prochain passage de l'émission et se retrouva devant sa télé à l'heure dite. Il s'agissait d'un numéro spécial enfants, ce qui le surprit : l'animateur n'avait pas l'air très… enfantin. Il n'avait pas la tête de niais un peu ridicule que portaient tous les animateurs d'émissions pour enfants. Mais il commença par démonter la scène des spaghettis de La Belle et le Clochard, indiquant bien à ses jeunes téléspectateurs qu'une boule de viande cuite dans une sauce grasse avait plus de chance de rendre un chien malade qu'amoureux. Will ne manqua plus jamais une seule émission.

Elle l'accompagna lors de sa rupture avec Alana. Puis lors des examens de fin d'année, pendant le tournoi de football américain, sport qu'il détestait, et il revit l'intégrale des émissions de l'année pendant ses vacances d'été, entre deux promenades avec les chiens.

Il commença également à faire la cuisine, ce qui étonna Alana – elle venait encore de temps en temps à la maison, ils s'étaient quittés bons amis. Will ne disposait que d'une cuisine toute simple, constitué d'une gazinière, d'un plan de travail entièrement occupé par une machine à expresso, et d'un réfrigérateur. Ses armoires contenaient deux casseroles et deux grandes poêles, un fait-tout qui avait vu des jours meilleurs et quatre assiettes.

Mais une des émissions de « Cooking Lesson » lui avait appris à faire un repas complet avec un minimum d'ustensiles. Après avoir gustativement constaté qu'un plat de spaghettis aux saumons avec sa sauce au piment et au vin blanc était non seulement simple mais délicieux, Will alla régulièrement acheter des compléments d'ustensiles dans le droguerie du coin.

Cela l'occupait.

Il appréciait particulièrement les émissions plus littéraires, ou celles, plus rares, où le présentateur, Hannibal, dissertait sur la philosophie épicurienne face à sa jeune assistante, qui ne manquait pas de répartie d'ailleurs.

« Tu t'es drôlement améliorée niveau accueil, » fit Alana un soir, alors qu'ils finissaient une salade de carottes aux agrumes, après avoir profité d'un bon barbecue – et de ses brochettes caramélisées. « Si j'avais su, » continua-t-elle en vidant son verre de rosé, « je ne t'aurai pas quitté si vite. »

« Tu ne supportes pas la campagne et je ne supportes pas la ville. C'est aussi simple que ça. »

Alana soupira tout en se servant un nouveau verre de vin : « Je plaisante, Will. Allez, essaie d'être un peu moins glauque que d'habitude. »

Will fit la moue, ce qui le rendait passablement ridicule et très mignon, avec ses boucles brunes ébouriffée : « Je ne suis pas glauque. »

« Tu as moins de quarante ans, tu es bourré de névroses… »

« J'ai une seule phobie, Alana… »

« … Tu vis seul avec une dizaine de chiens et tu n'as pas eu de télé avant l'année dernière. Tu es la définition même du glauque mon chéri. Bon sang, ton sport préféré c'est la pèche ! »

Alana lui sourit de toutes ses dents. Will soupira, écartant quelques graines de tournesols de sa salade. Il en avait mis trop et il n'était pas fan. Alana était comme une sœur pour lui, raison pour laquelle cela n'avait pas vraiment fonctionné entre eux deux. Entre autres. Mais il aimait sa vie. Certes, son père lui reprochait toujours d'habiter un peu trop loin du monde et de ne jamais venir le voir, et il avait vraiment tendance à s'isoler, ne parlant qu'une fois arrivé au lycée. Cependant cela lui convenait tout à fait.

Quand il se leva pour reprendre les assiettes et ramener le dessert, Alana demanda :

« Alors, quel est le thème de l'émission de la semaine prochaine ? Que je sache si je peux me réinviter ou pas. »

« Les fruits de mer. »

« Erk. Ce sera sans moi alors. »

Cinq jours plus tard, alors qu'il était installé confortablement sur son canapé, un tas de copies sur les genoux et les pieds recouverts par au moins trois chiens différents, Will alluma la télé pour le début de « Cooking Lesson ».

Il n'aimait pas particulièrement les fruits de mer, mais l'habitude le faisait quand même regarder la façon dont Hannibal ouvrait les huîtres, indiquant la façon dont on pouvait voir si elles étaient fraiches ou non.

« Les fruits de mer peuvent se déguster assez facilement, » indiquait Hannibal. « Mais ils sont aussi à la base de nombreuses recettes savoureuses. Je vais vous exposer aujourd'hui une de mes préférées et une des plus simples qui existent : la chaudrée au Napoléon. Vous pouvez la faire au Comté si vous préférez le fromage européen au fromage canadien. Elle se prépare avec des coquillages et des crevettes. »

Will se surprit à saliver en voyant Hannibal râper le fromage et en souriant devant les difficultés d'Abigail à dépiauter les crevettes. Peut-être qu'il pourrait faire la recette sans les coquillages. Ou peut-être qu'il pourrait essayer avec et voir ce que cela donnait. Il prit une feuille dans son carnet de note et écrivit dessus la recette complète.

Une coupure de publicité lui permit de corriger deux nouvelles copies – cette classe était d'une nullité atroce – puis arriva la dernière partie de l'émission.

Abigail se retrouva dans l'écran, un sourire candide et amusé aux lèvres :

« Chers téléspectateurs, à l'occasion du troisième anniversaire de l'émission, « Cooking Lesson » vous propose de participer à un concours ! L'heureux gagnant ou l'heureuse gagnante pourront demander un repas de leur choix à Hannibal, et participeront à son élaboration ! Ici, dans les studios de « Cooking Lesson ». Et je laisse notre chef vous donner les détails de l'opération ! »

La caméra se tourna vers Hannibal. Intrigué, Will en oublia son stylo rouge.

« Mesdames, messieurs et les enfants qui regardez cette émission, je tiens d'abord à vous remercier chaleureusement pour votre fidélité. Celle-ci va nous permettre de fêter dignement notre troisième anniversaire. Comme vous l'a annoncé ma chère Abigail, nous avons organisé à cette occasion un petit concours. Envoyez-moi la recette, le repas qui vous correspond le mieux, celui qui vous identifie vous, mais que vous n'avez jamais réussi à faire de vous-même. Soyez original et sincère. Je choisirai moi-même parmi vos courriers, postaux ou électroniques, la personne qui partagera ma cuisine dans trois mois. »

Will se laissa happer par le générique de fin et se laissa retomber contre le canapé.

Il n'avait pas envie de faire l'hurluberlu à la télévision.

Mais la perspective d'écrire lui plaisait assez. Cela faisait si longtemps qu'il ne l'avait pas fait. Alors qu'il s'agissait d'une activité si libératrice.

Il regarda sa montre : il était onze heures du soir.

Il reposa ses copies sur le buffet de la pièce qui lui servait à la fois de salon, de salle à manger et de bureau, et alla se coucher après avoir fait sortir les chiens une dernières fois.

L'idée de la lettre lui trottait toujours dans la tête quand il s'installa sous les couvertures.

Quel repas pouvait donc bien le définir ?