Grandeur et déchéance II - Le temps de l'innocence chapitre 1


Kanon passa le reste de la journée assis en tailleur sur la terrasse à se demander ce qu'il devait faire.

Drôle de situation en effet. Virtuellement prisonnier d'une déesse qui ne se pressait pas de le faire inculper et encore moins juger, la moitié des chevaliers d'or réclamant sa tête – et Milo à lui tout seul comptait bien pour un quart – et l'autre moitié des effectifs ne manifestant pas non plus un enthousiasme démesuré à son égard, il se retrouvait maintenant à sa grande surprise propriétaire non seulement d'une maison mais également de vastes terres attenantes. Et cerise sur le gâteau, nanti d'une charmante compagnie à la main leste. Au genou aussi, lui rappelait une certaine partie de son anatomie encore endolorie de leur rencontre. Mais au fond, les choses étaient simples : il n'avait qu'à lui dire qu'il n'avait pas besoin de ses services quand elle partirait le soir.

Sauf que …

Sauf qu'elle n'était pas du même avis.

- Pas possible, dit-elle seulement.

- Comment ça, "pas possible" ?, répéta Kanon, incrédule.

- Ben oui. Ce n'est pas vous mon patron. Vous n'avez donc pas le pouvoir de me virer.

- Qui l'a alors ?

- Celui qui m'a engagée . Enfin, qui a engagé celle qui était à cette place avant moi.

- Mais … il est mort !

- Je sais. D'ailleurs, il faudrait vivre chez les Papous pour l'ignorer, avec tout ce tintouin que ça a fait.

- Mais alors, comment est-ce que je fais ?

Elle haussa les épaules.

- Vous ne faites rien, c'est tout !

- Mais …. vous allez revenir demain alors ?

- Il semblerait bien que oui.

- Je n'ai pas besoin de vous chez moi, pas besoin, vous entendez ?

- Arrêtez de hurler, on doit vous entendre jusqu'à Rodorio. Et puis si vous aviez deux sous de jugeote, vous devriez être content.

- De quoi ? Je me le demande bien.

- Vous savez cuisiner ? Laver ? Repasser, faire le ménage ?

- ….

- Ah, vous voyez ! Et en plus, ça ne vous coûte rien, puisque c'est le Sanctuaire qui paie. Alors pourquoi se priver ?, conclut-elle de sa voix la plus ingénue.

La conversation s'arrêta là. Saisissant son grand chapeau de paille qu'elle avait abandonné sur le banc près de la porte, elle s'en coiffa.

- A demain !, s'exclama-t-elle d'un ton désinvolte, presque narquois avant de dévaler la pente en chantonnant.

Les poings sur les hanches, époustouflé par son toupet, Kanon la regarda s'éloigner. Le pire, c'était qu'elle avait raison dans tout ça. Il se voyait mal l'éjecter via une autre dimension, il fallait donc se faire une raison. Et puis à tout prendre, ils ne croiseraient pas beaucoup. Elle serait à la maison, et lui était tout sauf casanier. Ils n'auraient donc pas d'occasions pour se gêner mutuellement.

Enfin, ça, c'était ce qu'il croyait.

****

Le lendemain, il décida de prendre le taureau par les cornes. Rien ne lui pesait plus que l'inactivité, et plus de trois mois passés dans un lit au dispensaire, même en compagnie de la douce et compatissante Chryséis, avaient achevé de le convaincre des bienfaits du grand air. Ce qui tombait plutôt bien, car le moins qu'il pouvait dire, c'était qu'il avait du pain sur la planche.

La maison avait beau avoir été inoccupée pendant quinze ans, elle avait toujours été soigneusement entretenue, si bien qu'elle était aussi rutilante qu'au premier jour. En revanche, ce n'était pas le cas du terrain qui l'entourait. Livrée à elle-même, la nature avait vite repris ses droits, et ce qui avait autrefois été vignes, orangers, lauriers-roses et oliviers n'était plus à présent qu'une immense broussaille de ronces et d'herbes folles. Avec ce climat sec et chaud, et ce vent qui ne désarmait jamais, une seule étincelle aurait suffi à tout transformer en un océan de flammes, songea Kanon en frémissant malgré lui. Un bon défrichage s'imposait. Haut les cœurs ! Ce serait toujours plus sain et plus utile que de rester planté là, à attendre le bon vouloir d'une déesse qui avait visiblement d'autres chats à fouetter. Elle savait où le trouver de toute façon. Puisqu'on lui faisait l'insigne grâce de le laisser passer ici ses derniers jours, pourquoi refuser ?

Mais par où commencer ? Les champs qui entouraient la maison étaient vastes. Pas d'un excellent rapport car trop exposés au vent et au soleil, et trop peu aux pluies, surtout ceux qui donnaient au sud, en direction de Rodorio. Mais les oliviers qui y avaient été plantés il y avait bien longtemps de cela étaient des arbres d'une robustesse sans égal, capables de se satisfaire des pires conditions climatiques et ce pendant des dizaines, et bien souvent des centaines d'années. Livrés à eux-mêmes, ils avaient continué à croître et à fructifier. En se frayant un chemin parmi les ronces qui les enlaçaient sans cependant parvenir à les étouffer, Kanon sentait les noyaux des fruits tombés à terre éclater sous ses pieds.

Il saisit une branche d'un vert argenté au dessus de lui et l'examina. Aucun embryon de fruit n'était visible alors qu'on était déjà fin juillet. Kanon avait grandi ici, et en savait assez pour ne pas ignorer que normalement, c'était à ce moment de l'année que le noyau durcissait et que le fruit commençait à prendre réellement forme. Mais son absence n'avait rien d'étonnant puisque l'arbre n'avait pas été taillé depuis belle lurette. Ca aussi, ce serait à faire. Sur quatre cents ou cinq cents sujets , pas moins, et pas des petits par dessus le marché. Il allait devoir demander un sursis à Athéna, songea-t-il, ironique.

De l'autre côté de la colline, sur le versant nord, la situation n'était guère plus brillante. Des broussailles, encore des broussailles, toujours des broussailles à ne plus savoir qu'en faire. Seule différence, le vert soutenu du feuillage des orangers au lieu de l'argent des oliviers, avec de place en place la tache vive des fruits qu'ils portaient. Là encore, se frayer un chemin n'était pas chose aisée, mais Kanon n'était pas homme à reculer devant quelques ronces, et ce fut couvert de balafres et de griffures qu'il émergea à nouveau du fouillis végétal. Perdu dans ses pensées, il gravit le flanc de la colline en direction de la maison, et s'assit sur les marches de la terrasse, laissant son regard errer sur les cimes qui se balançaient mollement sous le vent. Il tira de sa poche une orange qu'il avait cueillie machinalement et commença à l'éplucher.

Elle avait bon goût. Pour tout dire, elle était délicieuse, avec une chair moelleuse, ni trop douce, ni trop acide, ni trop sèche, ni trop juteuse. Il avait l'impression d'en redécouvrir le goût. Ou alors la nostalgie en sublimait-elle la saveur ?

La sensation d'une présence toute proche le sortit de sa réflexion.

C'était elle.

- Alors, on réfléchit ?

- Hmm, répondit Kanon succinctement, pas vraiment enthousiasmé à l'idée de devoir faire la conversation avec l'intruse.

- A quoi ?

- A la pluie et au beau temps, et à leur influence sur la production d'agrumes et d'olives.

- Ah. Elle est bonne votre orange ?

- Excellente, oui.

Moment de silence, pendant lequel Kanon continua de savourer son orange en espérant qu'elle allait le laisser en paix. Espérance vaine.

- La galanterie ne vous étouffe pas, vous, fit-elle soudain.

Sans doute allait-il passer pour un parfait crétin, mais il n'avait jamais entendu ce mot auparavant.

- La quoi ?, fit-il, tout penaud.

- La galanterie !, s'écria-t-elle. Vous auriez pu me proposer un morceau de votre orange.

Kanon la dévisagea sans comprendre.

- Vous voulez une orange ? Pourquoi n'en cueillez-vous pas une vous-même dans ce cas ? Ca n'est pas interdit, que je sache !

Cette réponse, la logique même dans l'esprit de Kanon, ne sembla pas la satisfaire. Elle eut un soupir énervé et, empoignant son inséparable balai, tourna les talons.

Perplexe, Kanon croqua un nouveau quartier en se demandant quelle mouche avait bien pu la piquer pour vouloir justement celle qu'il tenait alors qu'elle pouvait en prendre des pleins paniers si elle le souhaitait, et à son goût par-dessus le marché. Après tout, elle n'avait qu'à tendre le bras, des oranges il y en avait à revendre ici !

****

- Non mais ça va pas la tête, vous êtes malade ?

Kanon, perché à califourchon sur la branche d'un olivier, une poignée de broussailles dans une main et une serpette dans l'autre, jeta un coup d'œil surpris vers le bas.

- Quoi ?

- Vous pourriez regarder s'il y a quelqu'un en dessous avant de balancer ces saloperies de ronces, non ?, aboya une voix féminine sous un grand chapeau de paille. J'ai failli tout me prendre sur la tête !

- C'est pas vrai, gémit Kanon, la revoilà qui couine …

D'un bond, il sauta à terre et, sans un regard pour Lysandre, entreprit de regrouper les ronces à l'aide d'une fourche.

- Je vous ai apporté votre déjeuner, continua-t-elle d'un ton apaisé, en lui tendant un gigantesque panier.

- Pas la peine de vous donner ce mal, je pouvais aussi bien rentrer à la maison et me préparer quelque chose, rétorqua Kanon

Il était décidé à ne rien lui devoir, pensant que c'était peut-être le meilleur moyen de s'en débarrasser.

- Eh bien, vous voilà beau !

- Hum ?

- Vous êtes écorché de partout, on dirait que vous vous êtes battu.

- Ma belle, pensa silencieusement Kanon en se remémorant les récents combats, si je m'étais battu, c'est bien autre chose que des écorchures que j'aurais … C'est quatre fois rien, continua-t-il à voix haute. Ca partira bien tout seul !

Mais elle ne l'entendait pas de cette oreille.

- Pas question de laisser ça comme ça, ça pourrait s'infecter, décréta-t-elle, avant de repartir vers la maison.

Kanon la regarda s'éloigner d'un air soulagé, espérant bien profiter de quelques instants de repos au milieu des oliviers et des chants d'oiseaux. Mais quelques minutes plus tard, elle était de retour, tenant contre sa hanche une boîte marquée d'une croix rouge.

- Allez, ôtez-moi cette tunique !, ordonna-t-elle.

- Pourquoi, vous avez envie de me gifler une fois de plus ?, demanda-t-il d'un air renfrogné.

Lysandre ne releva pas la remarque.

- Arrêtez de raconter des bêtises, et montrez-moi tout ça !

- C'est bon ?

- Ca se mange, répondit Kanon en mordant à pleines dents dans une cuisse de poulet froid.

A vrai dire, c'était délicieux, elle était une sacrément bonne cuisinière, mais ça, il aurait préféré se faire couper les deux mains que de le lui avouer. Salade de tomates et de poivrons, agrémentés de feta et de concombres et surmontés d'une petite sauce au yaourt, poulet froid, pitas, et du gâteau à l'orange ( ah tiens, elle avait finir par trouver où et comment en cueillir ) pour terminer, il avait rarement fait un si bon repas. Pas récemment en tout cas. Chryséis avait beau être aux petits soins pour ses patients, la cuisine au dispensaire ne faisait pas d'ombre aux quatre étoiles parisiens, loin s'en fallait.

- Attention, ça va piquer !, avertit-elle, en imbibant une compresse d'antiseptique.

Mais il en fallait beaucoup plus pour incommoder l'ex-marina. Il avait failli mourir noyé, avait survécu à son combat contre Ikki ( pas un tendre non plus celui-là ) , s'était pris un trident divin entre les côtes, puis l'océan atlantique sur le coin du crâne, avant de réchapper à une tentative de s-uicide et aux humeurs vengeresses d'un Scorpion, alors ça n'était pas les chatouillis causés par quelques gouttes d'alcool qui allaient lui faire peur. Il continua donc à engloutir sa part de gâteau d'un coup de dents vorace.

- Et maintenant, on va panser tout ça, fit joyeusement Lysandre en saisissant un rouleau blanc.

- Hé, protesta Kanon, lorsqu'elle commença à l'emmailloter comme un nouveau-né. Qu'est ce que vous fichez ?

- Je protège vos plaies

- Mais c'est beaucoup trop serré, comment voulez-vous que je travaille avec tout ce bazar ?

Il eut beau rouspéter, elle ne le lâcha que quand il fut enveloppé de bandelettes comme une momie. Franchement, c'était bien la peine d'avoir été maître du monde ( enfin, presque !) pour se voir traité comme un gamin de cinq ans !

Il s'attendait à ce qu'elle pousse les hauts cris en le voyant revenir. Mais non, pas un cri, pas un soupir, rien. Même pas un coup d'œil furieux. Peut-être avait-elle déjà retrouvé ses fichues bandelettes , qu'il avait abandonnées au pied d'un olivier, excédé d'être entravé dans ses mouvements. En tout cas, elle n'en fit rien paraître, pas plus qu'elle n'y fit allusion. Ou bien était-ce ce qu'il lui avait ramené qui l'avait amadouée ?

- Où avez-vous eu ça ?, lui demanda-t-elle à la vue du monceau d'abricots et d'amandes qu'il avait déposés sur la table de la terrasse, enveloppés dans sa tunique.

- Je ne les ai pas volés, si c'est ça que vous pensez, répondit Kanon d'un ton brusque.

Lysandre parut surprise.

- Pourquoi penserais-je une chose pareille ? Et je ne vous ai accusé de rien, il me semble.

Elle semblait chagrinée. Kanon se mordit la lèvre. Il prenait conscience que le ton sur lequel il lui avait parlé avait quelque chose de blessant. Même lorsqu'elle avait soigné ses éraflures, il avait presque été désagréable, alors qu'elle n'avait sans doute que l'intention de l'aider. Chryséis aussi, mais la jeune assistante de Mu le rassurait, alors que Lysandre …. il ne savait pas comment l'aborder.

- Je suis désolé, je suis trop impulsif. J'ai trop l'habitude de vivre seul, sans doute …

- Bah, oublions ça, il en faut plus pour me vexer. Alors, je fais quoi de tout ça ?

Elle prit un abricot sur la table, le porta à son visage.

- Hum, ils sentent merveilleusement bon. On va se régaler ! Vous préférez un gâteau, ou des confitures ?

Ce fut un gâteau, et il fut aussi délicieux que le reste de sa cuisine. En voyant Kanon mordre dedans à pleines dents, l'humeur de Lysandre revira au beau fixe.

- Encore une part ?

- Non merci, ça sera tout pour aujourd'hui. Je ne pourrais pas en avaler une bouchée de plus ! J'espère que vous n'allez pas rester trop longtemps ici, sinon je vais devenir énorme !

Elle rit.

- Vous pouvez vous le permettre, vous n'avez que la peau sur les os.

Il s'assombrit. Depuis quarante-huit heures qu'elle était là, il n'avait guère eu le temps de ressasser le passé, ni de se pencher sur le sort qui l'attendait. Mais il avait suffi d'un mot pour tout redevienne comme avant, cet « avant » qu'il voulait oublier sans y parvenir vraiment.

- J'ai dit quelque chose de mal ?

- Non, non, c'est juste que …. ça n'est pas que de bons souvenirs.

Il s'interrompit. Il n'avait pas envie de parler de ça maintenant, ni avec elle.

- On est aussi doués l'un que l'autre pour la diplomatie, on dirait, rigola-t-elle. Allez, parlons de choses plus gaies !

Lysandre se leva du bord de la terrasse sur laquelle elle était assise, jambes se balançant dans le vide, et rentra à l'intérieur de la maison, pour revenir quelques secondes plus tard.

- Il va falloir prendre un décision à ce sujet, dit-elle en lui tendant un rectangle blanc à Kanon.

C'était le bout de papier que lui avait donné Maître Thémisto…. Thémisto …. euh, le notaire, quoi. Il la regarda sans comprendre.

- Que voulez-vous dire ?

- Ce chèque, il va bien falloir que vous l'encaissiez un jour ou l'autre, non ?

- Ce quoi ?

- Otez-moi d'un doute, vous savez ce que c'est qu'un chèque, quand même ?

- Euh, pas vraiment …, avoua-t-il à contrecoeur.

Il allait passer pour un sombre crétin, mais bon, dans sa situation, il n'était plus à une contrariété près.

- Je vois, fit-elle, pensive. Bon, je vous explique en deux mots : vous donnez ce papier à une banque, et ils vous donnent la somme qui est inscrite dessus en échange. Et d'après ce que je vois, ça vaut le déplacement !

- Tant que ça ?

- Eh bien, 112.000 drachmes rodoriotes …. Et encore, je vous fais cadeau des poussières derrière la virgule.

- Ca fait beaucoup ?

- Vous avez de drôles de questions, vous ! C'est l' équivalent d'une bonne année de mon salaire. Mais dites donc, d'où débarquez-vous ???

- Oh, si je vous le disais …, murmura Kanon.

A suivre ....