TW: Violence
Il fut presque trop facile d'escalader ce clocher. Comment un voleur pouvait vivre à une telle portée ? Outre le vent qui battait mes flancs et la noirceur inquiétante, menaçant de me faire manquer ma saisie sur une éventuelle corniche, que pouvait empêcher quelqu'un de moindrement intrépide d'y grimper ?
Certes, les habitants de cette ville sombre ne vivaient peut-être pas selon les mêmes voies que lui, ou que moi.
Ma capuche fut brusquement rabattue contre mes épaules dans un coup de vent plutôt spectaculaire. Je mis un point d'honneur à la remonter lorsque que je poserai enfin pied sur un sol stable. Ma lame vacillait dangereusement dans le vide. J'osai espérer qu'elle ne tombe pas, je tiens à cette courte épée, et pour le peu de choses auxquelles j'accorde de l'importance... Combien de fois avais-je vérifiée son attache? À peu près huit fois, au total.
"Dieux, si cette lame tombe..."
Les Assassins n'abandonnaient jamais. Sous aucunes circonstances. Ils poursuivaient leur but jusqu'à la tombe, si ce n'était plus. Je n'avais qu'une seule mission dans cette ville et je comptais la mener à bien, cependant, elle n'était pas forcément aisée. Ma cible est des plus inhabituelle et, pour une première mission, c'est un défi de taille. Le Maître Voleur en personne était ma cible. Selon mon grand Maître, cet homme possédait quelque chose que les Templiers, s'ils venaient à s'en emparer, pourrait causer la perte de ce monde. Il ne m'en a pas plus dit, mais j'avais alors entendu tout ce dont j'avais besoin d'ouïr. Si le voleur venait à faire affaire avec les Templiers, je me devais de l'éliminer avant tout. C'était primordial, du moins, d'après ce que le Maître m'en avait dit.
Je posai enfin un pied certain à l'intérieur du clocher, un endroit lugubre, sombre et poussiéreux. D'ailleurs, parlant de poussière... Je me retins de ne pas éternuer. Cela aurait bousillé ma discrétion, en plus de me ridiculiser : j'avais cette façon pincée d'éternuer qui me faisais me dédaigner moi-même.
Je testai le mécanisme de ma lame dissimulée dans mon gantelet. Tout semblait en ordre. Mes couteaux étaient rangés serrés sur mon épaulette droite, ma lame pendait toujours contre mon flanc, heureusement, et mon couteau était à portée de main, rangé dans ma ceinture. Mes cheveux foncés, remontées en une natte simple, frottait mon dos à chacun de mes pas. Mon regard, dissimulé sous ma capuche, scruta les environs. Des caisses poussiéreuses jonchaient le sol ici et là, l'atmosphère était froide et silencieuse. L'immense mécanisme relié au clocher occupait plus de la moitié de l'espace, mais quelques installations ici et là me permirent de penser que cet espace exigu n'avait aucunement gêné le voleur de s'y établir.
En m'avançant lentement, prudente, je découvris une table construite à même des planches de bois, un lit de fortune assez large, au fond d'un passage, et des coffres, beaucoup de coffres. Aucun signe de ma cible. Un mauvais présage. Peut-être était-il simplement absent? Faudra-t-il que je l'attende indéfiniment, repliée dans un coin sombre, attendant de le voir surgir ? Une carte ouverte sur la table attira mon attention, je m'en approchai. À côté traînaient deux alléchantes bourses pleines à craquer sous le poids des pièces, je doutai fortement que celles-ci venaient d'être fraîchement dérobées, ce qui ajouta à mes soupçons concernant son absence. En observant la carte, je crus en premier lieu qu'il puisse s'agir d'une carte de la ville ordinaire, mais en me penchant plus sur les détails, je découvris des petits "x" ici et là, sur une habitation ou dans une ruelle.
Des notes manuscrites ont été couchées sur le papier vieilli. Dans un coin, je pus lire, à la lumière d'une écriture assez soignée mais quelque peu inégale, ceci:
"La Primale...le Baron Northcrest avec des disciples...incapable de les retrouver."
"Erin a disparu. Ou est-elle morte ? Parler à Basso...doit aller au vieux moulin, c'est là qu'elle…"
-Qu'est-ce-...
Je reconnu soudainement la pointe acérée d'une lame contre ma nuque, je frissonnai. Comment avais-je pu ne pas entendre ses pas ? Un bras musclé s'enroula autour de ma taille et me serra, prévenant une éventuelle évasion. Le Maître Voleur avait pris qui croyait prendre. Je ne pouvais que respecter cela.
-Il suffit de demander, si c'est moi que tu viens chercher, fit une voix grave, rauque, sombre.
Je déglutis. J'étais coincée, et je me doutais que bien que celui-ci ne devait pas encore être fixé sur les motifs de mon intrusion, il devait fort probablement s'en douter. J'allais devoir agir vite.
-Ça ne me semblait pas interdit, fis-je, d'une voix de tentatrice qui me révulsa, usant de mon accent arabe que je rendis démesurément suave.
Un petit rire amusé vint m'informer que j'avais gagné une ou deux secondes de répit avant qu'il ne me tombe dessus.
-Oh non ? Voyons un peu qui tu es.
La dague s'abaissa au profit de son autre main, qui tira lentement ma capuche vers l'arrière, curieuse. C'est là que je me décidai. Je me retournai prestement en effectuant un moulinet du poignet, qui fit jaillir la lame de mon gantelet. Puis je la projetai vers son cou. Trop lente. Sa main vola déjà vers mon poignet, barrant mon attaque. Mes yeux s'écarquillèrent. Je l'avais manqué.
Ses yeux... L'un aussi sombre que l'ébène, l'autre d'un bleu-vert luisant, presque lumineux. Ce regard disparate me toisa d'un air sombre, le bas de son visage caché par une étoffe épaisse, bigarrée.
-Bien essayé.
Mon autre main s'empressa de se porter vers mon couteau. Je l'empoignai et le projetai vers son flanc, cependant celui-ci l'évita de justesse et me tordit le poignet, je gémis. Mes mains étaient paralysées, tenues captives entre les siennes. Il ne me laissa pas assez de temps pour penser à me défendre avec mes pieds, il passa sa jambe entre les miennes, menaçant de me faire basculer par l'arrière. Je voulus presque sourire si je n'étais pas vaguement à cran. Il était doué.
-Je sais ce que tu es, me dit-il d'une voix sinistre. Qui t'as mise sur le coup de me faire la peau ? Qui veut ma tête ?
-C'est beaucoup de questions pour un simple voleur, crachai-je.
Il grogna et raffermit sa poigne sur mes bras. Certes, je m'emballais rapidement quand il s'agissait de me comparer à un chasseur de prime, ces malfrats sans honneur...
-Tu aurais pu rendre les choses plus faciles, jeune fille.
Il lança son poing dans mon ventre, me coupant instantanément le souffle et me fit basculer sur la table, où il m'agrippa par les épaules et me traîna sans douceur sur toute sa surface avant de me projeter vers le sol, ponctuant ma chute d'un cri de rage et de colère. Les bourses tombèrent et craquèrent, le bruit des pièces dorées qui se répandaient sur le sol rejoignit celui que les corbeaux produisirent en quittant le beffroi à tire d'aile, effrayés. Je poussai une plainte sourde. Sa force, qui dépassa mes estimations eut pour effet de me prendre au dépourvu. Avant qu'il ne s'approche de trop près, je me relevai et dégainai ma lame, dans une posture offensive, prête à en découdre.
Je pris plaisir à imaginer sa tête rouler sur le sol. Mes yeux le toisèrent avec une étincelle de frustration. Il observa ma lame avec une expression renfrognée, comme si de l'avoir sous les yeux empoisonnait sa conscience.
-Assassin... chuinta-t-il avec un dégoût manifeste.
-Voleur…
C'est sur ces venimeuses paroles qu'il se jeta sur moi. Il esquiva mon coup de taille et para ma lame avec sa longue dague, lorsque en tournant sur moi-même je lui assénai un autre coup, court et succinct. Je me mis de façon soudaine à me mépriser, assaillie par une brève impression d'injustice. Le combat était déloyal, il ne possédait pas d'épée, mais une sensation inconfortable me confirma qu'il savait parfaitement comment se débrouiller sans. Je lançai une autre estoque. Cette fois-ci, elle fut coûteuse. Garrett m'entailla profondément l'avant-bras, me faisant lâcher mon épée. Le sang ne tarda pas à couler jusqu'à mes doigts. La sensation arracha à mon membre un soubresaut de dégoût.
-Salaud, chuintai-je entre mes dents.
-Montre-moi un instant ce qu'un assassin peut faire lorsqu'il est privé de sa chère lame, veux-tu ? fit-il, aiguisant ses paroles d'un ton obscur et supérieur.
Pour ponctuer ses dires, il abandonna sa dague qu'il lança hors de sa portée. Il serait mal venu de refuser une telle invitation. Une expression ténébreuse prit place sur mon visage. Il n'était pas question de me laisser dominer, j'étais ici avec un but. Le voir mort, et en rapporter la preuve. Je m'avançai donc vers lui, ma garde levée et haute. Ainsi parée, j'attaquai.
Il prévit mon premier coup et me contrecarra facilement, mais j'avais plus d'un tour dans mon sac. J'empoignai son bras et le retourna contre lui-même, usant de rapidité, et je m'apprêtai à le casser en deux, or, il se retourna si subitement qu'il réussit à me pousser et me faire lâcher prise. Avant qu'il ne réplique, je me demandai jusqu'où son code d'honneur pouvait aller. Jusqu'où serait-il prêt à se battre contre une femme, pour se défendre ? Irait-il jusqu'à la tuer ?
« Si celle-ci est armée de cette conviction, il serait fou de ne pas aller jusque-là. » pensai-je.
Il tenta d'abord de me maîtriser, en me barrant les bras, mais je me défendis avec un coup de pied bien bas qui l'envoya tenter ses manigances ailleurs. Je revins à la charge, je m'avançai encore, je lançai un coup de poing dans ses côtes et j'essayai alors de frayer un chemin de ma main armée jusqu'à sa gorge. J'avais peut-être renoncé à mon épée, mais ma lame secrète, elle, attendait toujours son heure. Et il devenait difficile de la faire attendre. Il me toisa de nouveau de son regard de charbon et un éclair de fureur réduisit ma tentative à néant, alors qu'il me frappa à l'estomac et me repoussa.
Il n'avait pas oublié ma lame. Sa vivacité d'esprit me compliquait désormais bien trop les choses à mon goût. C'était dans son regard, lorsque je soulevai le menton pour le toiser, que je compris que la donne venait de changer en sa faveur.
Cette fois-ci, ce n'était même pas la peine d'esquisser un pas vers lui de nouveau car il était déjà sur mon cas. Il m'attrapa brutalement par les cheveux, à travers ma capuche et me tira bien malgré moi, qui protestai ma douleur en criant de surprise, jusqu'au mur. Je m'efforçai de me libérer, mais c'était là une bien infructueuse entreprise, car cette force que j'avais sous-estimée il y a peu me surprit encore et de mal en pis. Malgré mes imprécations, mes contrattaques qui faiblissaient, cette fatigue qui vint trouver les muscles de mes bras après moult défenses et offensives, il réussit à me tenir en respect. Mon esprit était toujours aussi revêche et aguerri, mais je dus puiser au fond de mon énergie pour trouver la volonté de continuer à m'opposer. En fait, la honte et la confusion régissaient mes pensées, annihilant toute capacité de jugement efficace. Moi qui était venue ici, dans cette ville sombre, qui avait franchi tous les obstacles de Blackmarket pour trouver ce clocher humide et poussiéreux, avec pour seul but la mort de cet homme, cette exécution que je croyais vite expédiée. Voilà où je m'étais rendue, moi et ma témérité.
Je perdais confiance. Peut-être n'avais-je jamais été prête pour cette mission.
J'étais acculée contre le mur, dévisagée par des yeux aussi menaçants qu'étranges, sûrement plus proche de la mort en cet instant qu'à n'importe quel moment auparavant. Je songeai à ce qu'il me restait en réserve. Maintenant que Garrett me savait désespérée à utiliser ma lame secrète, elle ne constituait plus un éventuel atout. Il me restait ces couteaux de lancer par-dessus mon épaule droite, cependant, encore fallait-il que je parvienne à m'en emparer sans alarmer le voleur. Sa main gantée serra ma gorge, impitoyable. Immédiatement, toutes tentatives s'évanouirent en même temps que l'air dans mes poumons.
-Implore ma pitié, assassin.
Mes yeux bleus ne supplièrent pas. Au contraire, ils lorgnèrent le voleur tels des brasiers ardents, quelque peu ébranlés par cette insuffisance qui me conduirait tôt ou tard au-devant de ma mort. Celle-ci ne me sembla d'ailleurs plus très loin.
-Je préfère encore mourir, crachai-je entre deux goulées d'oxygène.
-Tes désirs s-...
Une fulgurante douleur qui me cueillit directement à la mâchoire me fit manquer le reste de sa phrase.Je sentis mon crâne vaciller tandis que ma vision périphérique s'embruma d'un brouillard opaque, puis, un néant total qui parapha mon duel contre Garrett.
Je me réveillai éventuellement, en souhaitant être morte. Les rayons du soleil me perçaient les paupières. Lorsque je tentai de m'en protéger de ma main, celle-ci ne répondait pas à l'appel mais en plus, elle m'élançait horriblement. Je dus me résoudre à ouvrir les yeux pour constater où j'étais.
Je gémis et regardai autour de moi. J'étais toujours dans la tour de ce clocher horrible, aucune de mes armes n'étaient à proximité et je me rendis compte que j'étais attachée au sol, mes pieds liés contre une poutre et mes poignets, rivés au-dessus de ma tête, étaient attachés à un porte-flambeau. Les liens étaient si serrés que je ne pouvais esquisser aucun geste. J'étais dans cette position assise parfaitement inconfortable, noyée dans les rayons perçants du soleil matinal, assoiffée, chaque muscle de mon corps harassé me faisant souffrir.
J'avais une douleur particulière quand je bougeais la mâchoire (était-elle disloquée ?), mes côtes n'étaient que bouillie infâme et je ne sentais plus mes mains ce qui me fit vaguement paniquer. Mes cheveux bruns, défaits, pendaient le long de mon corps, mes vêtements avaient été arrachés de façon à me soustraire à mon armure de corps, je n'étais donc qu'en petit survêtement et il régnait un froid tenace.
Je tentai d'appeler. Un croassement terrible sortit de mes cordes vocales réduites en cendre. Je respirai alors bruyamment et m'agitai dans tous les sens. Je savais que je manquais, en agissant ainsi, à tous les précieux enseignements que j'avais reçus à Masyaf : discrétion dans l'action, discrétion dans la fuite. Mais la peur de me sentir si désespérément faible était trop forte : je paniquais. Je n'avais pas Altaïr pour me ramener à l'ordre, ni Malik pour me suggérer quelque stratégie, et certainement pas Rauf pour me remonter le moral. Et ce maître Voleur avait quelque idée en tête, évidemment. Pourquoi m'aurait-il gardé captive autrement ?
Une heure et demie de folles divagations passa, les rayons avaient baissés seulement sensiblement d'intensité, j'étais plus assoiffée que jamais et je pensais sérieusement avoir perdu mes mains. Un grattement au-dehors de la large fenêtre du clocher me tira de ma torpeur, mes muscles se raidirent immédiatement.
Se juchant par-dessus le cadre de fenêtre, le maître Voleur lui-même. Il pénétra dans l'enceinte du clocher si lestement que si j'avais eu les yeux fermés, je n'aurais pu l'entendre arriver. Cela me stupéfia pendant un court instant avant de m'effrayer. Je me rendis compte à quel point j'étais démunie devant une telle cible : il savait me faire mordre la poussière, il savait se soustraire à mes sens et il avait cet avantage de connaître désormais mes points faibles.
Je le regardai avec insistance. Celui-ci par contre m'ignora superbement, ne m'adressant même pas un seul regard, il alla porter son maigre chargement hors de ma zone périphérique et cela m'exaspéra. Je me remis à bouger dans tous les sens et à croasser ma souffrance et mon indignation, faisant grincer horriblement le porte-flambeau qui retenait mes poignets meurtris. Je continuai ainsi pendant un instant, puis Garrett vint mettre un terme à mes manières. Il se plaça juste devant moi, me jaugeant de toute sa hauteur, portant toujours son armure de cuir sombre, sa capuche et son masque. Son œil de jade come son œil de charbon étaient posés sur moi avec gravité.
-Reste tranquille, tu te crées plus de mal que de bien en te trémoussant ainsi, me dit-il de sa voix suave reste profondément menaçante.
Avec raison, mes poignets saignaient désormais. Je tentai de parler, mais ça ressembla plus à un grognement qu'autre chose. Ma mâchoire emprunta une trajectoire étrange quand je tentai de former mes mots et cela me fit un mal terrible. Garrett le remarqua.
-Je t'ai un peu plus altérée que je ne le pensais, en fin de compte. Ne bouge pas…
Il s'agenouilla et avança ses mains gantées vers mon visage. Prise d'une terreur folle, je criai autant que je le pus et agitai ma tête dans tous les sens possibles, mais c'était parfaitement inutile. Il se saisit impitoyablement de mon crâne et je crus mourir lorsqu'il fit craquer ma mâchoire, dans ce que je me rendis par après compte, le sens naturel dans lequel elle se devait d'aller.
Ce faisant, je m'évanouis, vaincue par la douleur.
Deux heures plus tard, mes paupières papillonnèrent et je le vis toujours devant moi. Le soleil était un peu plus haut désormais et je n'étais ainsi plus éblouie par ses implacables rayons. Garrett lui était debout, plus loin, devant un bureau sur lequel j'avais vu ses cartes et des bourses pleines. Il griffonnait quelque chose sur une feuille de papier, l'air absorbé, tournant parfois des pages qui gisaient de part et d'autre du bureau. Je ne pus m'empêcher, même en dépit de mon mépris pour lui, de lui trouver un certain charme. Ses yeux étaient aguerris, luisant d'une étincelle d'esprit, de sagesse même ? Les traits que je voyais de son visage, même malgré leur dureté, semblaient cacher leur vraie nature. Malheureusement, j'avais une vraie difficulté à le percer à jour : Garrett était un désagréable mystère pour moi.
Un long soupir échappa mes lèvres tandis que j'étirai mes jambes et mes bras. Le Maître Voleur le remarqua, il m'adressa un regard magnanime sans toutefois quitter son travail.
-Enfin parmi nous, jeune fille ? Bien.
Il revint vers moi, cette fois, portant une outre remplie à la main. La sécheresse dans ma bouche se rappela à moi lorsque j'entendis le bruit caractéristique de l'ondulation d'un liquide dans l'outre. Il se posa de nouveau en génuflexion devant moi, je le dévisageais avec un mélange de crainte et de hargne. Il déboucha l'outre et la porta à mes lèvres. Trop méfiante pour lui faire confiance, je les gardais scellées.
-Ceci est de l'eau. Si tu n'en bois pas maintenant, tu n'en verras plus avant longtemps.
Blessée dans mon orgueil de devoir ainsi m'abaisser à lui obéir, je bus néanmoins, quelques secondes plus tard, croulant sous l'humiliation. L'eau fraîche me brûla la gorge mais elle me fit tant de bien que j'en aurais presque pleuré si ce n'était pas du Maître Voleur qui me scrutait attentivement. Il me fit terminer la gourde, or il ne suivit plus à un certain moment mon rythme de déglutition et cela résulta à ce qu'une partie du contenu se vide sur ma poitrine. Garrett paraissait de plus en plus impatient et irrité.
Il détestait faire cela et ceci paraissait dans son regard.
« S'il n'en avait tenu qu'à lui, il m'aurait fait rendre l'âme depuis longtemps… » pensai-je en constatant la lueur d'animosité qui avait traversé son regard lorsqu'il avait commencé à pencher un peu trop l'outre vers l'avant.
-Maintenant, tu vas devoir répondre à chacune de mes questions, c'est clair ? Tu étires de beaucoup ma patience et je ne pense pas pouvoir me retenir de te balancer au travers de cette fenêtre si tu ne me donnes pas ce que je veux, m'informa-t-il, la voix calme mais teintée de cette impatience que j'avais ressentie plus tôt.
Il me pointait la large fenêtre par laquelle il était entré plus tôt, celle qui donnait sur la Cité en contre-bas. Grâce à l'eau et à ma mâchoire repositionnée, je pus parler malgré mes cordes vocales endommagées :
-Je ne peux rien te dire qui va compromettre la Fraternité, lui dis-je avec difficulté, mon Credo me l'interdit.
J'étais beaucoup moins confiante et ténébreuse que lors de notre combat et cela ne paraissait que trop bien dans ma voix brisée. Une honte cuisante me submergea mais je me refusais à baisser les yeux. J'étais une Assassin, jamais je n'abandonnerai ma mission ni ne plierai devant mon ennemi. Je le devais à mes maîtres, à la Fraternité. À moi.
Il esquissa une sorte de rictus méprisant. Il empoigna par la suite un de mes genoux, celui dont lequel il savait avoir endommagé lors de notre affrontement. Ses longs doigts s'enroulèrent autour de mon articulation doucement puis durement, me faisant gémir.
-C'est louable, ma belle, mais ton Credo te sera inutile si je décide d'en finir avec toi : ce que j'aurais probablement dû faire depuis le début. Or, tu es la première tueuse à venir chez moi pour me faire la peau. Dis-moi donc ceci : étais-tu la seule à être sur ma piste ? N'étais-je que ton unique cible ? Allez, ce ne sont pas des questions trop dures, ajoute-t-il d'une voix de velours en se heurtant à mon silence.
Il appliqua une pression redoublée sur mon genou et je savais qu'il était en parfaite mesure de me le disloquer. Je lançai une plainte aigüe, comme une sorte de glapissement, et je sentis les larmes me monter aux yeux. Je haïssais déjà cet homme avant, je le haïssais désormais trois fois plus.
« Que ferait Altaïr ? Que me dirait mon mentor ? »
Sûrement m'aurait-il dit de ne pas tomber dans ce piège avant tout. Sûrement m'aurait-il dit d'éviter d'aller le chercher dans sa tanière, là où il règne en maître. Sûrement m'aurait-il dit de ne pas l'affronter car il m'est facile de sous-estimer mes cibles. Toutes des choses que j'ai négligées et dont je paie le prix en cet instant.
-J-j'étais seule, lui avouai-je de ma voix râpeuse.
Je savais que j'allais finir par trahir mon Credo s'il continuait de me faire mal et cette réalité incendiait ma volonté. Le pire était aussi que je savais, en le regardant dans ses yeux, qu'il avait connaissance que ma force avait été brisée et qu'il lui serait facile d'obtenir de moi ce qu'il voulait.
-Bien, et ? J'étais le seul homme de la Cité à devoir goûter à ta lame ?
-Oui.
-Très bien. Maintenant dis-moi, tu es à la solde de qui ? Un riche et puissant de la Cité ?
Je me tus, transie par la gravité des conséquences qu'entraînerait ma réponse. Il me dévisagea intensément, puis secoua la tête. Il prit mon genou entre ses deux mains et commença à le tordre dans un angle fatal. Je hurlai, de douleur et de terreur.
-Attends ! Attend, arrête, je t'en supplie !
Il ne replaça pas mon genou le moins du monde dans son axe naturel mais il arrêta de lui faire subir cette torsion infernale.
-Parle, me dit-il durement.
-Je suis une Assassin !
-Cela ne me dit rien du tout, dit-il avec la menace dans sa voix de me briser la rotule.
-Non, tu ne comprends pas. Je suis une Assassin. Je viens de la Confrérie des Assassins de Masyaf. Nous sommes un Ordre d'hommes et de femmes entraînés aux arts de la mort et de la discrétion, nos missions nous sont conférées par notre grand Maître, pas par des civils, ajoutai-je avec effroi en le voyant me regarder sévèrement.
-Pourquoi t'as-t-on mise sur ma mort ? Pourquoi ?!
-Je ne sais pas ! hurlai-je. Mon Maître m'a dit que tu possédais quelque chose…quelque chose qui pourrait tout détruire. Il ne m'a rien dit de plus.
Garrett relâcha mon genou tout d'un coup. J'expirai bruyamment et je baissai la tête, vaincue et assaillie par les pires sentiments de mon existence.
« J'ai trahi mon Ordre. J'ai enfreint les règles du Credo. Je ne pourrai plus jamais retourner à Masyaf… » pensai-je avec un désespoir plus grand que tout.
Une larme roula sur ma joue. Cet homme infâme m'avait arraché ce dont j'avais de plus précieux et je le haïrai à jamais pour cela. Je le vis se lever, sans m'adresser le moindre regard, apparemment perdu dans ses réflexions. Un temps s'écoula, puis il sortit un long couteau d'un fourreau qu'il avait à la cuisse et se tourna vers moi.
-Je-je t'en supplie, fis-je, misérable.
-Tu me demandes de t'épargner, jeune fille ? me demanda-t-il sévèrement. Après avoir violé mon repaire et tenté de me tuer ? Tu as du culot.
-Non, tue moi. Je t'en supplie, tue moi.
Toute envie de vivre m'avait quitté après avoir trahi ainsi ma Fraternité. Je ne souhaitais même plus m'en sortir, jamais je ne pourrais rentrer à Masyaf et affronter Al Mualim et son courroux, ni Altaïr et sa déception. Surtout pas Altaïr. Je préférais mourir que de le voir me contempler avec toute la déconvenue, la honte que je lui inspirerai à coup sûr. Les autres Assassins pour lesquels j'avais mis tant d'efforts à prouver ma valeur, ma force, qui seront écœurés par ma seule présence.
La stupéfaction se vit dans son visage à la façon que ses sourcils se haussèrent. Je fermai les yeux en baissant la tête, n'attendant seulement qu'il n'en finisse avec moi. Néanmoins, il ne me porta pas le coup fatal. Il trancha net les liens qui retenaient mes mains. Celles-ci tombèrent sur mes cuisses, engourdies mais fonctionnelles, pour mon plus grand étonnement.
Je redressai la tête et le regardai, perdue. Il se pencha et coupa aussi les liens que j'avais aux chevilles.
D'un bond preste, oubliant les tiraillements affreux que j'avais dans les jambes et la douleur qui faisait un feu de mon corps, je me jetai sur lui en tentant de me saisir de son couteau. L'énergie du désespoir me tenait et je jouai sur son décontenancement pour tenter de le déstabiliser, rigoureusement avide de sa mort. Son couteau lui échappa et glissa sur le sol de bois.
-Que- ?! éructa-t-il.
J'allais tuer cet homme et me donner la mort ensuite.
Je me tenais sur son dos, mes jambes serrant sa taille comme un étau et avais enroulé mes bras autour de son cou pour le stranguler de toute mes forces. Mon poids le fit vaciller un long moment et il dansa d'une jambe à l'autre, sa respiration déjà hachée par ma prise contre sa gorge. Ses mains tentèrent de s'agripper à mon survêtement mais celui-ci était si fin qu'il se déchira sous ses doigts, exposant mon dos nu à l'humidité glaciale du beffroi. Toujours en chancelant dangereusement il essaya ensuite de tirer mes bras et de les faire lâcher prise, mais je luttai si fort qu'il n'y parvint pas.
-Argh ! étouffait-il, éprouvé par l'effort et la douleur que je lui faisais subir.
Je hurlai d'effort en le serrant toujours plus fort, mais soudain il me lança son coude dans les côtes, et je perdis de quelque peu ma prise sur sa taille. Un éclair de douleur atroce me vrilla le corps et je défaillis presque mais parvins à ne pas hurler pour ne pas l'enjoindre à continuer ses coups. Par malheur, il savait ma faiblesse et quand il se fit la réflexion que mes côtes avaient été massacrées lors de notre combat, il continua à me meurtrir en cet endroit jusqu'à ce que je tombe de son dos, noyée par la douleur.
De rage, lorsqu'il reprit souffle et contenance, il me flanqua un coup de pied terrible en plein dans ma cage thoracique et je la sentis craquer. Mon cri dû se faire entendre jusqu'aux confins de la Cité.
-Petite conne… échappa-t-il. J'allais t'accorder la liberté de rester ici, de partir ou je ne sais quoi d'autre, et voilà ce que tu fais ?!
-Tue moi, fis-je, brisée.
Je roulai en boule sur le sol et pleurai. Je ne faisais que répéter ces mots, encore et encore.
-Tue moi...tue moi…tue moi…
Il se baissa à mon niveau et m'empoigna sèchement la clavicule, le visage crispé d'irritation. Il pressa de toutes ses forces et je sentis tranquillement ma conscience me quitter. Je le regardais dans les yeux et la dernière chose que je vis fut l'éclat de son œil de jade et la monstrueuse cicatrice qui lui traversait le visage.
