La journée s'achevait dans un écheveau de rose et d'orangé dessinant des ombres chinoises aux alentours.
Le soleil disparut dans un souffle frais, chassant les derniers nuages moutonneux qui se promenaient tranquillement dans le ciel embrasé. Il en ferma les yeux de contentement. Le vent sur son visage fit flotter quelques mèches de jais, qu'il ramena derrière ses oreilles. Il était temps de raccourcir le tout.
Une cloche sonna au loin, alors qu'un souffle léger faisait bruire les feuilles des arbres. Levi, perché sur son toit, soupira. Il goûtait ce moment, comme un répit précédant l'entre-temps séparant le chien du loup. Un instant entre deux, entre l'éternité et la fin, entre la fin et le renouveau, où tout lui semblait possible. A bien y réfléchir, il aimait aussi la période d'après, où tout paraissait gris. Où tous les hommes se ressemblaient.
Depuis qu'Erwin lui avait dévoilé ses ouvrages, le jeune homme se plaisait à imaginer l'océan, cet infini liquide et scintillant qui se confondait avec l'éther, ces vagues avec lesquelles des oiseaux marins jouaient en jappant, luttant avec ardeur contre le vent violent, dessinant des chorégraphies mauresques improbables sous les nuages. Et où le soleil se couchait, allant mourir sur la mer étale, y plongeant des reflets d'or et des racines écarlates, préparant la place pour une lune gibbeuse tout en s'enfonçant dans les eaux assombries. Il soupira à nouveau, un fantôme de sourire sur la ligne mince de ses lèvres qui semblait le faire souffrir. Infiniment. Ils lui manquaient tant. Ses morts. Ses disparus. Ceux qu'il n'avait pu sauver. Lui qui survivait toujours. Son visage suivit la voussure de ses épaules. Il pensa un instant aux autres, à ceux qui vivaient encore. A Mikasa, tout aussi increvable que lui, Eren, continuellement préservé par ses amis, Armin, discret mais futé… Tellement, tellement jeunes.
Bien que l'assemblée fût moins expansive qu'à l'habitude, ce soir-là, il n'avait pas pu rester avec eux. Le repas, encore trop bruyant, lui semblait indigeste. Intolérable – Montre-toi sociable, lui demandait Erwin. Discrètement, il s'était éclipsé, un bol de riz à la main, chipé au passage, sans qu'aucun de ses commensaux, ou presque, ne s'en rendît compte. Nonobstant sa discrétion, il avait senti le feu du regard de son responsable – son ami – sur lui, mais n'avait pas fléchi. Erwin, quant à lui, était resté longuement le regard éteint dans la direction de sa fuite. Il savait trop bien les moments luctueux que son subordonné traversait.
Levi contracta les mâchoires en serrant son poing sur son cœur – pas en salut, non pas, mais plutôt pour se soulager du poids de cet organe qui vivait envers et contre tout. Son regard d'acier trempé ne pouvait être plus dur qu'en cet instant tant sa souffrance était vive. Il savait qu'un feu nourri l'attendait, comme tous les soirs, dans le bureau d'Erwin, mais il ne se sentait pas le droit d'en profiter. Indigne.
Il n'est pire souffrance pour l'oblat qu'il était que voir mourir les siens. Et sans cesse, comme une pluie de petits cailloux versés dans un récipient de verre, résonnaient en lui les cris de colère de la populace désespérée. De ces familles endeuillées. Il ne voulait plus fermer les yeux, car aux cris de colère, l'atrocité des images s'ajoutait, nourrissant ses cauchemars. Où qu'il regardât, seul la rage, la tristesse et la colère se manifestaient. L'apanage des ignorants. Ceux qui ne comprenaient pas que l'on pût offrir son existence et sa vie pour le bien commun et préféraient noyer les explorateurs dans l'exécration.
Un instant, il pensa aux adeptes cultuels des Murs, sectateurs serviles du pouvoir en place. Il les méprisait. Maintenir le peuple dans l'ignorance était une arme que les dictateurs maniaient avec délectation. Il les chassa de son esprit comme un insecte répugnant.
Levi s'était toujours senti un peu seul, à part. Décalé. Un peu entre le chien et le loup. Ou même un peu avant. Mais, peut-être au pire moment de toute son existence, quelque chose en lui avait émergé, comblant ce vide. Il ne savait pas mettre de mots – ou ne le voulait pas – sur ce sentiment, qu'Erwin lui inspirait. Celui-ci était comme le carburant qui l'alimentait, lui permettant de révéler l'intégralité de sa force. Erwin le savait-il ? Levi l'ignorait, et ne comptait pas lui poser la question. Tout ce qui importait était la force qu'ils déployaient, ensemble. Il soupira, reprenant un tantinet confiance. Tant que Erwin était là, tout était possible.
Un chat atterrit souplement à ses côtés. L'animal, un matou à n'en point douter, arborait nombre de cicatrices. Une oreille manquait à l'appel. Un de ses yeux ne se fermait plus. Il grinça en direction du soldat, qui s'esclaffa doucement.
Il lui jeta une boulette de riz que l'animal dévora voracement, puis une autre, et encore une autre avant de lui abandonner son bol. Alors le chat, sans manières, s'installa sur les genoux de Levi, réclamant des caresses en ronronnant bruyamment.
L'homme leva les yeux vers la lune, et arbora une moue déçue. Il attendait un astre plein, et ne voyait qu'un maigre croissant suintant des filaments laiteux à travers les nuages qui s'étaient accumulés pendant sa réflexion.
Derrière lui, la fenêtre de toit s'entrouvrit, une tête blonde apparut. Un demi-sourire, puis une théière, et enfin deux tasses empilées de manière instable.
« Aide-moi donc au lieu de rester à me regarder !
– Je ne peux pas, sourit Levi, un chat s'est installé sur moi ! »
Entre les reflets de la lune et quelque chose qui s'apparentait à de l'apaisement, les dures teintes métalliques du regard de Levi semblaient avoir disparu, laissant un regard gris argent apprécier le thé que Erwin amenait, tant bien que mal, sur le toit, peu aidé par son gabarit. Le jeune homme baissa le visage sur une amorce de sourire, qui ne semblait pas le faire souffrir, cette fois-ci. Un sentiment d'achèvement l'envahissait. Et même si rien n'était éternel, surtout pas ce qui faisait leur vie, il décida de lâcher prise, pour quelques instants.
