Alors, me voilà repartie (avec Youk pour me supporter) pour une autre incursion dans l'univers des merveilleux personnages de Jane Austen. Cette histoire est beaucoup plus personnelle, puisqu'elle se passe dans le village où sont nés mes deux parents en Gaspésie. Plusieurs membres de ma famille s'y trouvent également représentés, dont ma cousine France que j'adore. Surtout, n'oubliez pas de me faire savoir ce que vous en pensez. Miriamme.
Première partie
-Merde! M'écriai-je, lorsque je constatai qu'une belle voiture décapotable était stationnée à ma place. Comme si le simple fait d'être en retard n'était pas assez.
«Enfin, je n'étais pas vraiment en retard, mais je le serais certainement à cause de temps qu'il me faudra investir pour trouver le propriétaire de cette Porsche» pensai-je, pendant que je stationnais ma voiture à la place qu'occupait mon frère Jake.
«Seul un «macho» de la pire espèce peut posséder une Porsche.» Marmonnai-je tout en arrêtant mon moteur.
Avant de m'extirper de ma vieille mais fidèle Honda Civic, je pris le temps d'envoyer un texto à mon frère afin de le prévenir et me dirigeai vers l'entrée des employés. Une agitation sans pareille régnait dans le hall du musée. Tout à côté des bureaux de la direction, mon patron (mon oncle préféré), un homme rondelet et moustachu, discutait avec animation avec deux hommes d'affaires que je ne voyais que de dos.
-Laissez-moi vous trouver quelqu'un qui vous fera faire le tour du musée. Vous reviendrez ici ensuite pour continuer notre discussion, si vous êtes toujours intéressés évidemment.
Tout en suivant des yeux mon oncle qui s'éloignait et certaine que l'un des deux hommes était ce «macho fautif», je sautai sur l'occasion qui s'offrait à moi et les abordai directement : Excusez-moi?
-Pardon? S'étonna le plus grand des deux en me fixant de ses yeux marron clair.
-Je voudrais savoir si l'un de vous est le propriétaire de la voiture rouge qui occupe mon espace de stationnement?
-Votre espace de stationnement? bredouilla le deuxième homme qui avait les cheveux roux et un sourire chaleureux.
-Oui. Là où c'est écrit : réservé aux employés du musée. Ajoutai-je d'un ton on ne peut plus sarcastique.
-Tenez. Prenez mes clés. Vous pouvez la déplacer. Me répondit le plus grand en sortant un trousseau de sa poche.
-Est-ce que j'ai l'air d'un valet? Lui rétorquai-je, ne voulant pas me laisser impressionner. D'ailleurs je n'ai pas le temps. Je suis déjà en retard.
-Laisse-moi faire. Proposa alors celui qui avait l'air sympathique à son collègue. Je vais aller la déplacer… Si mademoiselle…
-Bennet. Eh oui… le devançai-je. Je veux bien vous suivre pour vous montrer où vous pouvez vous installer. Nous gardons toujours une place pour les invités du patron. Je n'arrive pas à croire que vous n'ayez pas pensé à vérifier si vous étiez dans un espace réservé avant de vous stationner.
-Je suis désolé, mademoiselle Bennet, ce n'est pas moi qui conduisais, autrement…
-Ouais, ça va. Ne vous fatiguez pas. Ajoutai-je. Puis décidant que cet homme ne méritait pas ma mauvaise humeur, je m'empressai de changer de sujet : Alors, que venez-vous faire au musée?
-Quoi? Ah, nous sommes venus le visiter. Répondit-il un peu trop vite pour que ce soit la vérité.
-Non, pas possible. Répliquai-je encore sarcastique.
-Pourquoi?
-Vous n'avez pas le profil.
-Quel profil?
-Ben voyons, avec des habits sur mesure… Armani je crois? Il me fit signe que oui. Vous ne venez pas seulement visiter le musée?
-C'est-à-dire que…
-Il est à vendre?
-Nous sommes intéressés en effet. Enfin, mon patron l'est.
-Ça alors. Oups. M'exclamai-je en entendant le moteur de l'Exploramer démarrer. Pardonnez-moi, mais je dois y aller.
-Ne le dites à personne. Après tout, rien n'est décidé encore. Me lança l'homme avant que je ne m'éloigne.
-Vous pouvez compter sur moi. Promis-je, conciliante. Après tout, il m'apparaissait clair que ce jeune homme n'aurait pas son mot à dire dans la transaction.
Il pénétra dans la belle voiture rutilante rouge, démarra le moteur et recula de manière à me laisser prendre la place. D'un geste de la main, je lui pointai l'emplacement réservé aux membres de l'administration et le saluai d'un signe tout aussi bref.
Dès que ma voiture fut à sa place, je courus jusqu'aux vestiaires, déverrouillai mon cadenas et sortis mon équipement du casier. Pour gagner du temps, je revêtis immédiatement mes cuissardes, nouai mes bretelles et attachai mes cheveux à l'aide d'un élastique. Revenue dans l'entrée où m'attendaient déjà les nombreux passagers, je fus accueillie par ma coéquipière Lucie qui m'agrippa par le bras et m'entraîna à l'écart avant même que j'eusse le temps de m'adresser aux passagers.
-Élisabeth, il y a une rumeur de vente. Tu savais? Comme je lui fis un signe de dénégation, elle ajouta aussitôt : Il est possible que l'acheteur potentiel monte à bord avec les autres passagers. C'est ce que Joëlle m'a dit à l'instant. Elle a entendu le patron en discuter avec deux hommes.
-Ne t'en fais pas Lucie, je les ai vus tous les deux. S'ils montent à bord, je les reconnaîtrai. La rassurai-je en lui donnant une petite tape dans le dos.
-Merci. Il y va quand même de notre emploi.
La voyant maintenant tout à fait calme, je me dirigeai vers le groupe qui attendait qu'on s'adresse à lui. Les passagers étaient trente.
«Encore le maximum…» Pensai-je découragée. Vivement le début de la semaine, là au moins on est tranquilles. Arborant mon plus beau sourire, enfin le plus professionnel, je m'adressai à l'ensemble des passagers. Pendant que je déballais mon texte de présentation et que j'expliquais aux passagers tout ce qu'ils devaient savoir avant d'embarquer à bord du zodiac couvert Exploramer, j'en profitai pour détailler le groupe afin de comprendre à qui j'allais avoir affaire. Selon moi, la plupart étaient des touristes venus de Montréal. Leur accent où plutôt leur absence d'accent en témoignait. Deux anglophones originaires de l'état du Maine aux États-Unis accompagnaient trois enfants dont j'aurais nécessairement à me soucier durant l'expédition. Un groupe de dix jeunes Français me regardait avec inquiétude tant la mer leur semblait vaste et terrifiante. Mes yeux glissèrent rapidement sur les derniers passagers sans s'arrêter à nouveau. Satisfaite, je croyais avoir bien cerné l'esprit du groupe dont Lucie et moi étions responsables.
-Le temps que nous passons ici à vous écouter est-il compté dans l'heure et demie que nous allons passer ensemble? Me demanda une voix de femme qui me sembla tout sauf agréable.
«Bon, encore une personne qui maîtrise parfaitement l'art de poser une question en donnant l'impression qu'il n'y a qu'une seule bonne réponse. Pensai-je, avant de répondre sur un ton plus que professionnelle : Bonne question mademoiselle. Oui, ce temps est compté dans l'expédition. Tout ce qui a trait à la sécurité est important et doit être réglé avant le départ.
Ce fut alors que je la vis se retourner vers son compagnon dont je n'avais pas encore vu le visage. Il était d'une beauté à couper le souffle, jusqu'à ce qu'une grimace déformât ses traits, me faisant comprendre que ma réponse était tout sauf à leur goût. Un bref coup d'œil vers ma collègue me permit non seulement de capter le clin d'œil qu'elle me faisait, mais me confirma également que je venais de trouver «les passagers» dont l'attitude serait constamment à surveiller durant l'expédition. Il y en avait toujours quelques-uns. Sans plus attendre et parce qu'il s'agissait de sa tâche, je laissai Lucie guider notre groupe à l'extérieur et leur indiquer la direction à prendre pour arriver à la passerelle de l'embarcation.
Tandis que Lucie leur parlait des différentes activités qui se déroulaient quotidiennement dans le port de Sainte-Anne-Des-Monts, j'en profitai pour observer les passagers plus en détail. Je constatai alors que le grand brun qui accompagnait la cliente difficile semblait réaliser le même type d'examen que le mien. Nos yeux se bloquèrent au moment où ils se rencontrèrent. Étrangement et sans que je puisse me l'expliquer, le temps sembla s'être suspendu - assez longtemps d'ailleurs pour sa compagne - la cliente difficile de toute à l'heure – en vînt à lui secouer le bras pour le ramener à l'ordre. Détournant la tête en même temps que lui, je réalisai que Lucie était arrivée au moment où je devais prendre la relève pour détacher les amarres. Tout le temps que je m'activai, je sentis, non, je sus avec certitude - que l'homme m'examinait toujours. J'associai cet incident au phénomène assez semblable à celui que j'éprouvais quelques fois chez moi, lorsque, tout à coup, je me mettais à imaginer que l'homme de mes rêves était là et me regardait amoureusement, à mon insu évidemment. Enfin, c'est vrai que nous, les filles avons très souvent cette impression étrange, absurde, vraiment absurde. Oui, totalement absurde.
Je me félicitai d'être très occupée pendant les prochaines minutes, tellement occupée que j'allais pouvoir détourner mes pensées de cet homme dont le regard me brûlait toujours la nuque. Je savais qu'il fallait à tout prix que je me ressaisisse. Il n'était pas tellement dans mes habitudes de fixer les gens ainsi. Cela avait été plus fort que moi. Dès que cet homme m'avait regardé, j'avais cessé de respirer et le temps s'était figé.
Une fois que le bateau se fut déplacé lentement dans la Marina et que tous les passagers furent assis, je regagnai ma place aux côtés du capitaine. Ce dernier me sourit, assuré de faire une bonne expédition en mer puisque nous étions trois habitués et que la mer était particulièrement calme. Je contactai la Marina par radio afin de leur donner l'heure de notre entrée dans le fleuve Saint-Laurent. Ce fut mon amie Charlotte qui me répondit :
-Bien. Je consigne l'heure exacte. M'informa-t-elle avant de me demander avec sa voix d'intrigante : Et puis Liz? Il est comment?
-Qui? De qui me parles-tu? M'empressai-je de lui demander. «Elle ne peut tout de même pas parler de l'homme qui m'avait fait tant d'effet? Est-il possible qu'elle l'ait vu et deviné qu'il me plairait?» Me demandais-je en proie à une panique sans nom.
-Je te parle de l'acheteur. Celui qui est à monté à bord avec vous.
-Non. Il n'est pas monté. Répliquai-je soulagée.
-Ah. Pourtant, ton oncle est venu chercher deux billets pour lui.
-Ils ont probablement changé d'idée. Rétorquai-je dans l'appareil que j'avais bien hâte de reposer.
-Bonne sortie Liz. Oh, fais attention aux enfants. Il y en a un qui est hyperactif. Me prévint-elle avant de lâcher le bouton.
«J'en ai vu d'autres…» Ajoutais-je pour moi-même.
Soupirant fortement avant de reprendre mon sourire de convenance, je fis un clin d'œil à Steve, mon capitaine préféré. Il faut dire qu'à deux reprises, il m'avait laissé conduire le bateau pour rentrer, sans que mon oncle en fût informé évidemment.
Je regagnai d'un pas souple la cabine intérieure où les passagers écoutaient attentivement les consignes de sécurité données par Lucie d'une voix très ferme. Les enfants parlaient si fort que plusieurs passagers commençaient à réagir. La passagère récalcitrante dévisagea Lucie avec tant de désapprobation que je m'empressai d'intervenir.
-Hé, petit.
-Moi ? Me répondit l'enfant se mettant immédiatement sur la défensive.
-Oui, toi, viens ici.
-C'est lui qui a commencé! Se défendit-il en s'avançant vers moi tout en pointant son ami.
-Tu t'y connais un peu en matière de sécurité? Lui demandai-je, connaissant d'avance sa réponse.
-Ouais!
-Très bien. Alors, pendant que mon amie Lucie va expliquer aux passagers comment mettre leur veste de sauvetage, toi, tu vas en mettre une pour de vrai. D'accord?
-Facile.
Lucie avait repris son explication. Chaque fois que le gamin attachait une partie de son équipement, il me regardait fièrement l'air de dire : «Tu vois bien que j'en suis capable.» sans se douter une seule seconde que c'était lui qui avait été manipulé.
Lorsque Lucie mit fin à la démonstration, je fis signe au petit démon de venir vers moi. Pendant que je détachais sa ceinture de sauvetage, ma collègue invita les passagers à se rendre sur le pont. Comme d'habitude, je profitais de ce moment-là pour écouter leurs commentaires d'une oreille distraite pendant je m'affairais.
-C'est justement ce qu'il ne faut pas faire. Cet enfant ne va retenir qu'une seule chose maintenant : il va croire que plus il s'énerve, plus il va obtenir des chances de se mettre en vedette. Entendis-je la grande échalote dire à son partenaire.
«Bien sûr, quand on est dans une salle de classe, ce que j'ai fait doit être évité à tout prix, mais sur un bateau, là où l'écoute des consignes est essentielle pour éviter les accidents, tous les moyens sont bons pour obtenir le silence, mais il bien évident que cette «passagère ignorante», non, je dois peser mes mots, cette «bitch» – après tout, il s'agit fort probablement d'une enseignante en vacances qui a échappé certainement à un «burn-out» - ne peut pas y avoir pensé» me dis-je tout en finissant de libérer mon nouvel ami.
Dès que le jeune garçon, hyperactif sans aucun doute, s'élança à l'extérieur à son tour, je repris mon masque de guide et me dirigeai vers le pont-avant où la majorité des passagers étaient déjà installés, à l'exclusion de l'homme et de la femme que je souhaitais maintenant éviter à tout prix – chacun pour des raisons différentes. Dix minutes plus tard, je sentis à nouveau ce picotement sur ma nuque qui m'indiquait clairement que le brun ténébreux venait probablement d'arriver derrière moi. Je me retins de me retourner pour vérifier. Tandis que Lucie demandait aux passagers de s'installer derrière les lignes noires peintes à même le sol, je commençai à déverrouiller le haut de la grille. Lucie me tendit la longue perche qu'il me fallait utiliser pour que je puisse remonter le premier panier et commencer ma présentation. Le voyant arriver, je constatai immédiatement que celui-ci était abimé. Prévenu par Lucie, Steve arriva pendant que je retirais les espèces de crabes qui s'étaient coincés à l'intérieur. À l'aide d'un fil à pêche de remplacement, le capitaine entreprit de coudre la partie abîmée des mailles supérieures du panier. Pendant qu'il effectuait la réparation, j'expliquai aux passagers le rôle de chaque espèce tout en posant les insectes de mer dans les mains des plus audacieux. Les enfants étaient toujours les premiers volontaires.
Mon cobaye de la ceinture de sécurité partageant avec tous les autres hyperactifs ce besoin viscéral de toujours être le premier, je lui confiai rapidement un crabe tout en devinant qu'il le garderait pour lui. J'en pris donc un autre, moins vigoureux et le fit circuler dans les mains des passagers restants. Sans perdre de vue la réaction des visiteurs lorsqu'ils tenaient le crabe, je continuai à parler de la pêche et de la façon de consommer les crustacés.
Étonnamment, mes auditeurs ne posaient que très peu de questions lorsque nous vidions le premier panier, mais l'expérience nous avait appris – avec le temps – que la situation se renverserait totalement lorsque je remonterais le deuxième panier. Voilà pourquoi, Steve ne tardait jamais à nous dire qu'il était temps de remettre le panier à l'eau. Lorsqu'il nous en donnait l'ordre, Lucie et moi, ramassions les crabes sous l'œil admiratif des passagers, à la suite de quoi Lucie remplissait de nourriture le bocal en plastique que nous attachions toujours au centre du panier, tandis que je m'assurais que les câbles étaient dans la position requise pour la remise à l'eau. Cette fois-ci, ce fut à mon jeune ami que je demandai de s'assurer que les passagers ne dépassassent pas les marques noires. Pendant ce temps, je soulevai le lourd panier, le fit passer par-dessus bord et laissai le câble se dérouler jusqu'à l'ancre. Je lâchai le cri convenu à Steve qui arrêta les moteurs, soulevai l'ancre avec précaution et la laissai tomber dans l'eau. Dès que le bateau se remit à avancer, j'annonçai aux passagers qu'ils disposaient de quelques minutes pour circuler librement avant que nous arrivions dans la zone où se trouvait le second panier. Lucie alla chercher les lunettes d'approche que nous partageâmes équitablement avant de circuler parmi les passagers pour les distribuer. Ayant repéré la famille la plus nombreuse, je m'approchai de la mère et lui conseillai :
-Tenez. Vous pouvez les utiliser pour regarder au loin. Il n'est pas rare que nous ayons la chance d'apercevoir des petites baleines à cette période de l'année. Voyant que la mère allait passer la paire que je venais de lui remettre à la plus jeune de ses filles, je m'empressai d'ajouter : Oh, attention, vous devriez passer la corde autour de son cou. Ces lunettes sont très précieuses. Elles ne doivent pas tomber dans l'eau.
-Merci beaucoup.
Je recommençai à circuler à la recherche d'une autre personne à qui je pouvais prêter une autre paire lorsque je sentis encore le même regard sur moi. Voulant faire savoir à cet homme que je n'étais pas du tout affectée par ses tentatives d'intimidation, je me retournai vivement et trébuchai contre lui.
-OUPS. Excusez-moi. Bafouillai-je avant de rougir violement.
-Je vous en prie. Le bateau a fait un mouvement brusque. M'excusa-t-il, aussi rouge que moi.
-Vous en voulez une paire? M'empressai-je de lui proposer.
Il me dévisagea alors, avec un point d'interrogation dans les yeux.
-Une paire de quoi?
Je pointai la paire de lunettes que je portais autour du cou et qui pendait devant ma poitrine.
-OUPS! Baissant les yeux, je constatai qu'elle n'était plus là. «Oh, mon Dieu. Pensai-je aussitôt : Il va croire que je voulais lui montrer mes seins…»
-Vous parlez sans doute de ceci?
Rouge comme une tomate, je le regardai se pencher pour ramasser la paire de lunettes que j'avais laissé échapper lorsque le bateau m'avait fait trébucher.
-Oui, c'est ça. Vous les voulez? Insistai-je à nouveau, essayant de reprendre le contrôle de mes émotions.
-Non. J'ai apporté mes propres lunettes. Merci quand même pour cette offre… pour le moins… inattendue. Lâcha-t-il finalement d'un ton moqueur avant de s'éloigner pour aller rejoindre la grande girafe à l'extérieur.
Lorsque le rire de sa compagne arriva jusqu'à mes oreilles trente secondes plus tard, je me figeai et me dirigeai vers l'arrière du bateau, c'est-à-dire le plus loin possible d'eux. M'appuyant sur le bastingage, j'aspirai à plein poumon l'air salutaire du large. L'air salin avait toujours été capable de me calmer et de me faire perdre cette rougeur qui semblait ne plus vouloir quitter mes joues.
-Le travail, vivement le travail…
Dès que possible, je me concentrai sur la levée du second panier. Pendant tout le temps que dura ma présentation des espèces contenues dans celui-ci, je ne cessai de repenser à ce qui s'était passé précédemment, au risque de perdre le fil de mes idées. Heureusement que Lucie était là pour me seconder. Lorsque je présentai un crabe des neiges en mentionnant qu'il s'agissait d'un pétoncle, Lucie me remplaça pour de bon.
«Une chance que l'acheteur éventuel n'est pas à bord.» Me dis-je pour me consoler. «Dans l'état où j'étais, non seulement il n'aurait jamais voulu acheter notre produit - les sorties en mer - mais en plus, il m'aurait sûrement licenciée.»
Lorsque nous remîmes le deuxième panier à l'eau, j'allais déjà beaucoup mieux. La femme s'amusait toujours à mes dépens, faisant naître chez moi une telle rage que je repris définitivement le contrôle de mes émotions. J'animai la dernière partie de la présentation à la place de Lucie afin de montrer à cette «grande échalote» ce dont j'étais capable.
Nos hôtes appréciaient toujours d'en apprendre un peu plus sur la coloration des insectes de mer et étaient immanquablement surpris lorsqu'ils apprenaient pourquoi certains homards étaient bleus alors que d'autres étaient rouges. À la fin de ma présentation, le sourire qu'arborait la jeune femme était moins grand et mon ego était presque restauré.
Dès que la Marina devint à nouveau visible, nous invitâmes les voyageurs à retourner s'asseoir afin que nous nous puissions nous occuper des manœuvres d'approche. J'aimais beaucoup nouer les amarres au quai. Dire qu'il y avait à peine quatre ans, au moment où mon frère et moi avions été engagées par le centre Exploramer, aucune femme ne s'était aventurée sur un bateau de pêche! Je peux en effet me vanter d'avoir été la première à monter à bord et d'avoir prouvé que les femmes pouvaient réaliser ces tâches qu'on réservait habituellement aux hommes. Au début, je n'avais fait que décrire les fruits de mer alors que deux hommes s'étaient occupés de lever les paniers et de les remettre à l'eau. Les gars avaient été contents alors puisque de façon générale, aucun d'eux n'aimait s'occuper de la partie animation. Puis, un jour, lorsque l'un d'eux ne s'était pas présenté pour cause de maladie, j'avais convaincu le capitaine de quitter le port en affirmant que j'étais parfaitement capable de faire le travail. Au retour, j'avais été aux anges et le capitaine m'avait félicitée. Comme notre collègue avait dû s'absenter encore cinq jours, j'avais refait la même chose pendant toute la semaine. À la suite de cette expérience positive, nous avions pris l'habitude de faire les sorties à deux et les gars n'avaient plus jamais hésité à me laisser m'occuper de tout. Avec le temps, d'autres filles avaient décidé de tenter le coup et comme elles avaient aimé l'expérience, l'équipe s'était tranquillement féminisée. Depuis cette période toutefois, aucune autre – à part moi-même - n'avait jamais manifesté le désir d'apprendre à conduire le bateau.
Approchant du quai, j'agitai une main, afin que Steve coupât les moteurs. Lucie ouvrit la porte et les passagers descendirent sur le pont. Plusieurs nous donnèrent un pourboire, mais j'étais prête à parier que le couple désagréable s'en abstiendrait. Eh oui, j'avais décidé d'inclure l'homme dans mon jugement défavorable puisqu'il avait contribué à faire la promotion de ma bêtise auprès de sa compagne. Je les surveillai tandis qu'ils descendaient, certaine que j'aurais raison. En effet, en passant devant Lucie, l'homme fut le seul à la regarder.
-Oh, la chanceuse, elle a eu droit à un sourire franc. Songeai-je, ironique. Wow! Il pousse même l'audace jusqu'à lui parler? Quelle surprise. Ah, voilà, ils s'en vont. Pas de pourboire… J'avais raison.
Comme je me tenais à l'écart sur le pont arrière, personne ne passa directement devant moi. J'attendis que le dernier passager fût ressorti avant d'aller rejoindre ma collègue, curieuse de savoir ce que lui avait dit le grand brun. Toutefois, je dus attendre encore un peu, car je constatai que le couple en question s'était arrêté et restait immobile sur le quai directement au-dessus de moi, ayant l'air d'examiner le bateau avec attention. Je feignis d'être occupée à vérifier le matériel sur le pont et écoutai leur conversation.
-Un beau visage, mais un physique ingrat. Constata celle que j'aurais voulu étrangler avec son foulard.
-Voyons Caroline, ce sont ses cuissardes qui la font paraître… Commença son compagnon.
-Non. Elle est grasse. J'en suis certaine. Le coupa celle-ci en riant.
-Chut! Elle pourrait t'entendre. Intima l'homme en essayant de l'entraîner un peu plus loin.
-Pourquoi crois-tu qu'elle n'ait pas enlevé ses cuissardes avant que nous descendions? Lui demanda-t-elle, me pointant effrontément.
-Allez, viens. Allons visiter le musée maintenant. Lui lança brusquement son compagnon en se mettant en marche sans l'attendre.
Impossible d'être plus enragée que je ne l'étais en ce moment même contre ces deux arrogants et méprisants personnages. Lucie m'écouta attentivement lui rapporter leurs paroles sans toutefois perdre son sourire bienveillant.
-À propos, tu veux savoir ce qu'il m'a demandé avant de descendre?
-OUI! Répondis-je spontanément. NON! Répliquai-je tout de suite après.
-Ton nom.
-Je me suis nommée au moins trois fois durant la sortie. Sortis-je, exaspérée.
-Tu as dit ton prénom. Pas ton nom de famille.
-Bon, tu vois? Qu'est-ce que je te disais, hein? Qu'est-ce que tu crois qu'ils sont allés faire à l'intérieur?
-J'imagine très bien la femme allant voir ton oncle, Valère Pelletier et lui dire : « il y a une certaine Élisabeth Bennet qui travaille comme guide à bord du zodiac Exploramer. Elle est grosse et confond les crabes avec des pétoncles…»
-Quelque chose comme ça, oui. Et lui va certainement ajouter : elle m'a montré ses seins.
Lucie éclata de rire. Ma colère tomba comme par enchantement et fut remplacée par le plaisir immense que me procurait sa présence. Je finis par comprendre et puis par accepter même que c'était précisément parce que j'avais cru qu'il s'était passé quelque chose entre ce bel étranger et moi que je prenais aussi mal le fait d'être ridiculisée par lui.
Totalement remise de mes émotions, j'allai voir Steve pour le remercier et pour prendre rendez-vous avec lui pour ma prochaine leçon de navigation. Je retirai alors mes cuissardes que je laissai pendre sur mes épaules avant de retourner au Musée en compagnie de Lucie. Il faisait beau et nous venions de réaliser la dernière expédition de la matinée. Le lendemain, lundi, je serais en congé. J'allais pouvoir faire la grâce matinée et aller ramasser des fraises des champs avec ma tante Sylvie.
En arrivant dans le hall, j'aperçus le couple tant détesté en grande discussion avec mon oncle. L'homme très grand et le grand rouquin sympathique de tout à l'heure étaient encore là, mais se tenaient un peu en retrait, pendant que nos deux ex-passagers terminaient leur conversation avec mon patron. M'apercevant, le charmant rouquin me fit un signe de la main.
-Tu vois Lucie? Ce sont ces deux là, les acheteurs potentiels. Lui indiquai-je tout en rendant son salut à mon nouvel ami.
-Tu les connais? Me demanda-t-elle aussitôt.
-Leur voiture était stationnée à ma place. Allez viens. Allons nous-en, je ne tiens pas trop à ce que mon oncle me voit. Je m'expliquerai avec lui lorsqu'il me convoquera.
Je vis alors mon patron délaisser le couple pour se rendre dans son bureau. Je devinai qu'il était probablement allé chercher le formulaire nécessaire pour qu'ils puissent porter plainte contre moi. Un esprit malin me poussa à donner une leçon à ce couple plein de préjugés. Je passai près deux - très lentement – en priant pour que mon oncle ne revînt pas trop vite. Arrivée tout près d'eux, je feignis de laisser tomber mes cuissardes par inadvertance et pris tout mon temps pour les ramasser. Je voulais être certaine qu'ils auraient le temps d'apercevoir ma svelte silhouette. Lucie me tira par le bras au moment où notre patron ressortait de son bureau.
Avant que ma collègue ne refermât sur nous la porte du vestiaire, j'eus tout juste le temps d'entendre la grande échalote prononcer mon nom et de sentir, encore une fois, le regard de l'homme sur ma nuque.
-Élisabeth, tu es folle à lier! Me gronda Lucie.
-Bof! J'aime l'enseignement : donner des leçons…
-Clouer le bec… Envoyer chier, tu veux dire.
-Ouais, ça aussi.
-Monsieur Pelletier t'en voudra.
-J'en fais mon affaire.
-C'est vrai, j'oublie tout le temps qu'il est ton oncle.
Mes affaires ramassées et rangées, je saluai Lucie et sortis par la porte arrière du musée, celle donnant directement dans le stationnement. Arrivée à ma voiture, j'entrai et ouvris les fenêtres pour y chasser la chaleur étouffante. Je branchai mon lecteur mp3 et sélectionnai l'une des nombreuses chansons d'Adam Lambert que je ne cessais d'écouter depuis que je l'avais découverte. La chanson «Feeling good» me semblait appropriée, considérant mon état d'esprit.
Lucie avait raison tout de même, j'étais sournoise. Enfin, je devais avoir exagéré, puisque le couple de toute à l'heure avançait en ce moment même en direction de ma voiture. Jetant un œil dans mon rétroviseur, je vis l'homme sortir ses clés, viser ma Honda Civic et appuyer machinalement sur le démarreur à distance. Puisque ce fut la Porsche de ce matin qui démarra, cela ne voulait dire qu'une chose : ce n'était pas à un simple client à qui j'avais montré mon décolleté au lieu des lunettes d'approche, mais à l'acheteur éventuel du Musée. Recroquevillée contre mon volant, je n'osai plus regarder derrière moi car je les savais encore tout près de ma voiture. Je priai pour qu'il ne cherchât pas à comprendre pourquoi sa voiture avait changé de place et qu'il se dirigeât simplement vers son véhicule dont le moteur continuait à ronronner. La suite me confirma que l'esprit de vengeance qui m'avait poussée à me pavaner devant eux, voulait me punir. J'entendis la voix du sympathique rouquin s'adresser à lui et à sa compagne.
-William, c'est moi qui ai déplacé ta voiture, ce matin! Sans le savoir, nous avions pris la place d'une autre employée.
Ce fut alors que je décidai de reculer ma voiture. Dès que ce fut possible, je quittai le stationnement, priant pour qu'aucun d'eux n'ait pu me reconnaître.
Charlotte ne s'était donc pas trompée. Un acheteur était bien à bord du bateau et moi, tout ce que j'avais trouvé de mieux à faire, c'était de me ridiculiser. Il m'en faudrait des fraises des champs le lendemain pour me détendre et pour me préparer à ma rencontre avec le patron. Celui-ci avait beau être mon oncle et j'avais beau avoir avec lui une belle relation familiale, jamais, au travail, il ne m'avait accordé de traitements de faveur. J'avais été engagée par son prédécesseur en fonction de mes compétences et depuis que mon oncle dirigeait le musée, je ne lui avais jamais donné de raison de remettre mon travail en question jusqu'à ce matin. J'allais certainement avoir de ses nouvelles le lendemain pendant ma seule journée de congé hebdomadaire, par sa femme, la sœur de ma mère, ou pire encore, par ma mère.
-Merde, merde. Vivement les fraises.
J'étais fermement décidée à me lever tôt le lendemain matin pour cueillir des fraises des champs. Je ne voulais pas être là quand le téléphone sonnerait.
...À suivre...
Miriamme
Des commentaires? Des questions?
J'ai toujours hâte de savoir ce que vous en pensez...
