Crédits : « Gravitation » et ses personnages sont la propriété de Maki Murakami.

Merci beaucoup à Chawia pour avoir corrigé les quelques fautes. Je vous recommande vivement ses fanfictions.

Bonne lecture !


Le Petit Pianiste


Les applaudissements retentissent et le rideau se baisse. Suguru quitte la scène.

Là encore, le triomphe est au rendez-vous et la passion embrase la salle. Mais l'habitude et la lassitude ont remplacé la flamme qui brûle chaque artiste à la sortie de scène. Le public n'est plus que décor, et le prestige pure farce. La reconnaissance et la réputation que désire l'artiste sont tout à lui, pourtant ce soir encore, alors que dans la grande salle luxueuse les spectateurs applaudissent à s'en brûler les paumes, Suguru rentre dans sa loge sans un regard en arrière, lassé et indifférent. Dans la pièce aux lumières tamisées, les éloges fleurissent entre les bouquets sucrés et les boîtes de chocolats. Entre les partitions éparpillées, des lettres d'amour parfumées se meurent.

Il n'en a que faire.

Allongé sur le canapé de velours, sa chemise à moitié déboutonnée, il observe avec attention un large cadre en verre accroché sur la porte, objet fétiche qu'il emporte avec lui en tournée, à chaque représentation. Sur l'énorme tirage de cette photo, trois jeunes hommes se regardent avec complicité. Les années Pop sont bien loin derrière, mais cette seule affiche suffit à redonner à Suguru un semblant de sourire.

Rien qu'en fermant les yeux, il peut se souvenir avec exactitude de la voix satinée de Shuichi Shindô bien qu'il ne l'a plus entendue depuis des années, des paroles minables de celui-ci, des mélodies composées. Il pourrait les réécrire, là, à la note près tellement ces années lui collent à la peau. Il pourrait rembobiner dans son esprit les éclats de souvenirs qui lui restent, les idées farfelues des managers, les attitudes puériles de Shindô, les sages paroles d'Hiroshi Nakano, son allure de bad boy qu'il trouvait si séduisante. Il lui semble que c'était hier qu'il entrait pour la première fois dans le studio 24, le studio des Bad Luck durant les deux ans vécus sous le label NG Production.

Mais ce soir il a 21 ans. Ce soir cinq ans ont passés en quelques secondes. Et ce soir, il est l'homme le plus triste au monde.

Alors qu'à cette heure tardive la salle se vide progressivement de tout bruit et de toute présence, il décide de s'offrir un cadeau. Alors que les échos des paroles des derniers spectateurs résonnement dans les couloirs tapissés de pourpre et que les loges se ferment, il décide de s'offrir ce qui lui manque depuis de trop longs mois. Un moment de répit dans cet univers mondain qui le répugne tant. Il allume une cigarette et la laisse se consumer dans un cendrier qui traîne, il met en route le seul CD des Bad Luck qu'il possède encore : leur dernier, en format collector. L'enceinte qui murmure, l'odeur âcre qui emplit la pièce, Suguru ouvre les lettres, une par une et les lit sans vraiment les lire. Toutes identiques, elles narrent des nuits folles de plaisir fantasmées, des poèmes médiocres et des vœux d'amour. Tout ce qu'un homme pourrait vouloir faire à une femme, offerte à lui sans pudeur sur le papier.

Alors qu'au bout de plusieurs pages il sent le sommeil le posséder, sur le sofa jonché de papiers froissées, une lettre sibylline le fait vibrer comme jamais.

L'écriture est penchée, sensuelle, masculine, et le papier rêche sous les doigts délicats du pianiste.

« Cher Suguru,

Probablement que cette lettre se perdra au milieu des autres, mais ce soir j'ai besoin de t'écrire.

Je n'ai jamais aimé la musique classique, comme si ce genre était trop abstrait, trop spirituel pour moi. Mais un soir où je m'ennuyais et où j'étais triste, j'ai décidé d'aller te voir en espérant que cela mettrait un peu de baume à mon pauvre cœur meurtri. Je me suis assis au premier rang, et pendant deux heures je t'ai regardé, je n'ai rien écouté de ce que tu jouais, je t'ai regardé sans cligner des yeux. À la fin de la soirée, j'étais toujours aussi triste.

Ton visage était grave, fatigué, tu n'as pas souri en entendant ces centaines de gens t'applaudir, tu es resté indifférent. La peine dans tes yeux m'a fait l'effet d'un coup de poignard porté en plein cœur.

Mais quelque chose d'horrible et de magnifique à la fois s'est produit, ce fut comme une révélation.

Alors, comme le lendemain j'étais toujours aussi seul et malheureux, j'ai à nouveau pris un billet et je suis revenu.

Et là j'ai écouté. Ta musique était si triste, si torturée. Les notes étaient joyeuses et bondissantes sur le papier, mais sous tes doigts le piano pleurait. Il versait des torrents de larmes qui noyaient le public, mais ce fut comme si j'étais le seul à ce moment à suffoquer. Je me noyais dans ta musique et dans tes pleurs alors qu'autour de moi des centaines de personnes baignaient dans l'illusion que tu leur offrais. L'horrible illusion d'un bonheur fade. Ton cœur semble émietté et la passion s'est comme éteinte. La rose sans eau dépérit, et te voir te faner de pareille façon me détruit.

Si autrefois ton jeu était léger et passionné, il est toujours aussi beau mais ce n'est plus que du mimétisme de ce que tu étais ; je t'en prie ne te perds pas en chemin.

J'aimerai venir t'écouter encore, alors je t'en prie, souris pour moi, petit ange. Ne laisse pas, comme à moi, la musique ronger ta jeunesse.

Prends soin de toi. »

Ce morceau de poésie, cet instant d'amour volé sur une feuille de papier lui fait l'effet d'une partition lyrique un soir de violent orage, et les larmes coulent sur ses joues pâles. Cela faisait des mois, voire des années qu'il n'avait pas ressenti cette petite lueur d'espoir, ou entrevu cette infime preuve que le monde n'est pas complètement corrompu. Quelque part dans cette foule morne une étoile scintille encore dans l'espoir d'être aperçue, et chaque soir sa lumière illumine sa loge perdue au fond d'un théâtre sans vie.

Quelque part dans cette ville sale et bruyante, une mélodie arpente les rues dans la tête d'un homme, ou plutôt d'un artiste, brûle ses sens et consume son esprit jusqu'à ce que, au détour d'un couloir de théâtre tapissé de velours rouge, le papier vienne se froisser entre les doigts du petit pianiste, et se mouiller sous ses pleurs.


Les dernières notent retentissent sous les doigts de Suguru et ses yeux brûlent de larmes amères.

Le retour en arrière n'est plus possible, sa jeunesse est bel et bien partie en fumée, rongée depuis des années par des heures de musique sans âme. Il a beau essayer de cracher tout ce qui lui sort des entrailles, la flamme s'est éteinte et ses mains sont ridées. Il n'a que 21 ans mais pourtant déjà l'âge se fait sentir. Il est vieux, avachi, fatigué de vivre et son corps s'atrophie. L'asphyxie le prend aux tripes un peu plus chaque soir sous les projecteurs, dans cette salle où seule la scène est éclairée d'une lumière aveuglante et où dans le noir des yeux l'observent, impudiques.

Tant de soirs sont passés sans qu'il se demande si un cœur dans la salle écoutait sa musique et se lamentait avec lui tandis que d'autres applaudissaient sans comprendre leur propre bêtise. Désormais c'est comme si le public entier avait disparu, il n'est plus qu'un bruit de fond au lieu d'une mélodie étouffante autour de lui, et la certitude qu'un homme parmi ces sourds l'écoute et l'entends le réconforte.

L'encre a continué de couler sur le papier rêche, tandis que dans le fond de la loge une cigarette se consume dans la nuit.

Une seconde lettre est arrivée, et un bouquet.

« Mon cher Suguru,

Ces inutiles épistolaires remplissent un carton entier. La plupart je ne les envoie pas. Pourtant je continue à t'écrire, sans savoir si cette feuille glissera entre tes doigts un jour. Autour de moi on dit que j'ai perdu la raison.

J'espère que tu aimes les roses.

Cette après-midi en passant devant un fleuriste j'ai vu ce bouquet, il m'a fait penser à toi. Si belles, si fragiles et si pourtant piquantes. J'ai toujours admiré ta force de caractère, ton sang-froid et ton talent. Je me sens si insignifiant lorsque je te vois sur scène, admiré par tous ces gens qui t'aiment sans te connaître, toutes ces femmes à tes pieds. Ces magnifiques créatures qui te courtisent, je les jalouse. La plupart rêvent de passer une nuit entre tes bras, pour le plaisir de pouvoir s'en vanter, pour le plaisir d'avoir joui sous tes doigts.

Je n'ai que faire de ces choses, je pourrai passer des heures à t'écouter jouer. Je pourrai passer des heures à regarder tes mains courir sur le piano, à regarder tes yeux balayer les notes et se fermer de temps à autre. Je pourrai passer des heures à espérer que tu me voies, que tu me sentes, que tu ne joues que pour moi. Je suis bien égoïste et surtout bien stupide.

Je m'abandonne parfois dans ces fauteuils de velours rouge qui meublent ces théâtres prestigieux dans lesquels tu joues et je me plais à rêver à des nuits meilleures. Des nuits passées à t'écouter jouer et à effleurer de mes lèvres le creux de ton cou. Je sais bien que jamais encore tu n'as goûté au plaisir de la chair, ta musique est trop pudique pour qu'il en soit autrement.

Mais le charme de l'innocence est ce qu'il y a de plus beau, et je resterai chaste pour des décennies avec la promesse de pouvoir ne serai-ce qu'effleurer des yeux ta peau nue.

Car le désir que j'ai pour toi est la seule chose qui brûle encore dans mon ventre, le reste s'est éteint depuis longtemps.

Permets moi de t'offrir un baiser, et bien plus si tu le souhaites. »

Suguru ne peut s'empêcher de sangloter sous les mots cristallins, sous les mots de cet homme qui embrasent ses sens, il ne peut s'empêcher de laisser les larmes couler tout comme le sang qui coule le long de ses poignets.

La spirale s'est refermée autour de lui depuis longtemps, dans un claquement sourd similaire à celui que produisit la porte du studio des Bad Luck le jour où il était parti pour de bon, et similaire au résonnement de ses pas sur le carrelage du couloir qu'il avait arpenté sans se retourner. La spirale s'était refermée insidieusement, en quelques mois, quelques années, quelques secondes.

Suguru n'est que regrets.


Ce soir encore, une lettre est là, avec un bouquet. Toujours le même, un bouquet d'une vingtaine de roses où perle une rosée parfumée.

Ce soir encore, alors que dehors les gens s'aiment et se tuent, Suguru pleure et sanglote sur les pétales rouges sang. Le temps s'est arrêté en lui, et ses 21 ans lui paraissent futiles. Que lui reste-il ? Un seul et unique amour déçu, des mélodies perdues, son piano qui sonne faux et ses mains qui s'agitent, sa virginité qui depuis longtemps se vide de toute pureté, et un poète fou d'espoirs insensés. Que lui reste-il à part l'attente insupportable d'une nuit qui probablement jamais ne viendra, d'une nuit qu'il ne fait que rêver chaque soir entre ses draps, imaginant ces heures où il pourra enfin arrêter de jouer et simplement fredonner des mélodies incohérentes entre les doigts experts de cet amoureux inconnu.

Ce soir encore, il se dit qu'il a perdu la raison.

« Mon cher Suguru,

Dis-moi, suis-je devenu fou ?

J'ai fini par quitter la vie pour venir t'écouter chaque soir. Et chaque soir je me dis que notre jeunesse est bien loin, pourtant, nous ne sommes pas si vieux toi et moi. Tu es encore un enfant, Suguru. Un pianiste de talent, mais encore un enfant, avec tout l'innocence et la force que cela implique. Cette force que toi-même tu ignores mais que pourtant j'aperçois parfois entre les notes et les coups d'œil que tu jette au public.

Hier soir j'ai pensé que peut-être tu lisais mes lettres, pendant quelques secondes tu as regardé la salle en semblant chercher quelqu'un avant de commencer à jouer. Peut-être cherchais-tu le temps d'un instant la preuve que j'étais là, et qu'à la fin de cette représentation je trouverais enfin le courage d'aller t'attendre dans les coulisses.

Ou peut-être as-tu trouvé une femme à aimer, à désirer ?

L'impatience luisait dans tes yeux.

Ce n'est que vanité de penser que tu me cherchais. Surement que cette lettre finira comme les précédentes que j'ai osé te faire parvenir, à alimenter un feu de cheminée pendant que tu dors contre la poitrine d'une créature aux courbes parfaites, fatigué d'avoir caressé de tes doigts blancs sa peau chaude et répugnante de désir.

Le monde est à tes pieds, Suguru. Ces femmes sont à tes pieds, aussi sales et imbues d'elles-mêmes que ces filles de joies dans ces bars où j'aime traîner certains samedis soir pour oublier. Mais moi je suis dans ton dos et je surveille chacun de tes pas.

Je vois tes chevilles trembler, je t'en prie fait attention, je crains de te voir t'écrouler.

Je veille sur toi depuis l'ombre, ne l'oublie pas. »

Mais c'est trop tard, se dit Suguru. Il a chuté le jour même où Bad Luck s'est conjugué au passé.

Il donnerai jusqu'à son talent aujourd'hui quelque peu éteint pour retourner en arrière, à cette journée d'hiver si glaciale où tout s'était terminé, aussi brusquement que lorsqu'une fausse note vient interrompre une mélodie dansante. Les insultes de Shindô et les mots d'au revoir de Nakano résonnent encore dans sa tête à chaque fois qu'il ferme les yeux. Il se demande si il n'aurai pas laissé une partie de son talent, ainsi qu'une partie de son amour pour la musique dans ce studio. Il y a laissé une partie de son âme pour sûr.

Tant pis, après tout, la vie est si courte.


Cette semaine, aucune lettre n'est arrivée et Suguru a fini par retourner le cadre sur la porte. L'affiche est toujours là dans son esprit, mais il ne voit plus ces belles années lui tirer la langue moqueusement, à présent elles le poignardent dans le dos.

Alors que le sang coule le long de son dos et souille le canapé de chaque loge dans laquelle il pleure après chaque représentation, il relit sans cesse la vingtième lettre, qui pourtant en précède tant d'autres, toutes autant magnifiques et pourtant si désespérées.

« Suguru, petit ange,

Tokyo est magnifique, la nuit. J'espère que le futur te donnera encore l'occasion de pouvoir admirer ces rues colorées plongées dans l'obscurité.

Si tu savais comme ma vie est fade, et comme elle m'ennuie.

À quand le jour où j'oserai te prendre par la main au détour d'une rue et te dire que tout n'est pas mort et que la vie bat encore dans tes veines ? Te dire que l'espoir ne nous a pas quitté, que j'aimerai que nous sortions tous les deux de cette sphère sans fin qui nous happe. Je te supplie à genoux de me revenir. Ne laisse pas la vie te froisser comme je froisse mes lettres d'amour ratées. Ne laisse pas ton cœur finir comme le mien, rongé par la lassitude et l'ennui. Ne laisse pas tous ces gens qui n'y comprennent rien guider ta musique, ne les laisse pas poser leurs doigts sur les tiens pour les guider sur les touches...

Sais-tu pourquoi les artistes finissent souvent seuls ? C'est à cause de leur art, Suguru, à cause de cette peinture ou de cette musique qui n'est pas la leur qu'ils ont laissée pénétrer dans leur âme sans pouvoir la comprendre car elle n'a pas de sens, et n'en aura jamais. Je ne saurai dire combien d'artistes déchus il existe, mais nous possédons tous ce point commun : un amour immodéré pour notre art et un espoir souvent sans fin qu'un jour la passion et le talent nous revienne. J'ai moi-même laissé les autres guider ma musique dans une quête absolue de la reconnaissance, espérant qu'un jour je serai au sommet. Je n'y suis jamais parvenu, je me suis écrasé au sol le jour où je n'ai plus su distinguer les illusions crées par les notes de la réalité de mon malheur.

Ne laisse pas, comme à moi, cette musique impie te brûler les ailes.

À toi pour l'éternité. »

Autour de Suguru l'étau se referme et son cœur s'embrase.

Comment pourrai-t-il faire comprendre à tous ces gens qui viennent l'écouter tous les soirs que la musique pour laquelle ils applaudissent n'est plus la sienne ? Elle n'est plus qu'un reflet fade de ce qu'il composait avant. Au fil des années, les notes que de sa main il glissait sur le papier ont été remplacées par des notes qu'il ne sait plus lire, qu'il ne sait plus comprendre, à peine déchiffrer.

Rien n'est plus pur que le chant d'un enfant, mais un enfant il n'est plus et sa musique de jour en jour devient poussière.

L'ennui s'enracine.


Malgré le froid glacial de cette soirée d'hiver la mer est belle, et il semble à Suguru que jamais la Lune n'a été si proche de la surface de l'eau. Sa forme ronde et blanche est déformée sur les sombres vagues. Elle se fond dans ce bleu nuit pour ne plus être que des courbes floues et frémissantes. C'est si beau, pense-t-il, et pour la première fois depuis quelques temps il ose sourire un peu, faiblement. Ce n'est ni un sourire de peine ni un sourire de joie, rien qu'un simple petit sourire sur sa bouche sèche. Peut-être que s'il revient dans quelques semaines les deux n'auront fait plus qu'un, tout comme peut-être que dans quelques semaines il ne ferai lui aussi plus qu'un avec lui.

Assis sur le sable blanc, il s'abandonne à la contemplation d'un futur qui ne viendra probablement jamais. Sur le sable encore chaud du soleil brûlant de cette journée, il laisse ses yeux brillants d'émotion vagabonder sur le papier parfumé de tristesse, et pourtant de tant d'amour.

Que dit-il, de passion.

« Mon ange,

Pardonne moi mon absence de ces dernières semaines, je n'ai pas trouvé la force de venir t'écouter ni celle de t'écrire pour m'en excuser. Tout est si simple et si compliqué à la fois.

Parfois je me dis que je pourrai venir t'attendre dans les coulisses un soir, un bouquet à la main et des espoirs dans la poche. Je te serrerai contre mon cœur et te murmurerai tout ce que je n'ose t'écrire. Je me perdrai dans ton parfum et dans celui des roses, je laisserai mes mains vagabonder dans tes cheveux et sur ta peau. Je te ferai frémir, vibrer, comme les cordes de ton piano et les cordes de ma guitare. Nous jouerions ensemble une musique sans fin entre des draps froissés sous nos caresses.

Et à l'aube alors que le monde se réveillerai doucement nous ne dormirions pas encore. Tu ferai chanter un piano à la lueur d'une bougie parfumée, le caressant de tes doigts chauds, souriant doucement sous les sons harmonieux qui en sortiraient enfin. Tu serai enfin artiste. Et tu serai enfin homme.

Mais tout ça n'est qu'un rêve, que dis-je un cauchemar, un rêve merveilleux qui jamais n'aura lieu, seulement dans mon vieil esprit torturé.

Je t'embrasse. Un baiser sur tes lèvres, un baiser sur tes rêves. Mes larmes contre ta joue et ma bouche dans ton cou. Mes lèvres sur tes mains, et au creux de tes reins.

Chante pour moi. »

Alors qu'il chantonne une chanson d'amour, il lève les yeux au ciel et sourit. Au loin sur la plage il croit apercevoir un jeune homme aux cheveux longs jouant de la guitare, la brume du soir l'enveloppant de son halo rassurant.


La soirée se fane depuis des heures déjà lorsque Suguru sort de sa torpeur.

Au dehors la neige tombe en vagues inégale et sur la table, des piles de poèmes s'amoncellent, mais il n'est plus question d'amour, rien que de vulgarités. Dans son poing fermé la cinquantième lettre est froissée. Froissée par la faible force des doigts fins qui la serrent, froissée par la douleur, et ses sentiments couleur encre qui glissent sur le papier.

« Mon amour,

Je ne sais tout simplement plus quoi t'écrire, mes mots ont comme disparus.

Les sentiments sont là, mais l'inspiration est à nouveau repartie se tapir dans un coin de cette misérable âme qui est la mienne. Je suis rentré chez moi, ce soir, la peau parfumée d'amertume et de regrets, et dans les plis de ma chemise se glissaient mes larmes.

Le rideau rouge ne s'est pas levé sur cette scène que j'attendais tant, les couloirs remplis d'impatience n'ont pas tremblé sous les pas, la porte est restée close et les lumières d'ordinaire aveuglantes, éteintes. Spectacle annulé.

Pourquoi donc, mon amour ? Cette ambition que je te connaissais a-t-elle fini par s'en aller aussi ?

Comment puis-je continuer à avancer si tu as abandonné si jeune ? Moi qui suis déjà si vieux, j'ai si peur de voir la fin arriver, et de mourir trop tôt de regrets et d'amertume. L'espoir est toujours là, entre tes mains, entre tes doigts, il court sur les touches du piano avant de glisser sur le parquet trop bien ciré et de venir mourir au milieu des sièges en velours qui te regardent. Lui aussi est mourant, mais il n'est pas condamné, mon ange, sois en sûr.

À toi pour toujours, au-delà de la mort si tu le souhaite, et bien au-delà des mots. »

Suguru aimerai crier, hurler que non, cette ambition n'a pas disparue, elle est toujours là et le consume de plus en plus chaque jour, elle fait de lui un fantôme, un monstre prisonnier de son art, qui lui-même dépérit. La honte et le remord sont ses seuls amants, et ces lettres froides ne suffisent à combler le vide de son âme. Peu importe le désir qui embrase ses sens et son corps une fois le rideau tombé, peu importe cette pulsion animale qui le possède jusqu'au plus profond de lui-même, ces lettres restent des lettres et son amour reste incomplet.

Car l'espoir s'est depuis longtemps perdu parmi les sourds spectateurs qui viennent écouter son piano se tordre de douleur chaque soir, et le lourd rideau rouge de la scène ne suffit plus à cacher même le plus infime désespoir.


L'eau brûlante coule sur son corps frêle, ses fins muscles frissonnent et sa peau se détend, même si en dedans ses os se glacent. Il n'est plus rien, plus qu'un amas de désir inassouvi et de fausses notes. Par la porte entrouverte il distingue les courbes fines du corps nu de cette créature étrange qui sanglote dans son lit. Le souvenir de ses baisers le brûle, marque sa peau d'une empreinte de saleté, et de honte. L'odeur infâme et répugnante de son parfum sucré le hante, le goût de sa langue, la chaleur froide de ses mains et ses murmures assourdissants l'anéantissent. Dans sa bouche se mêlent la saveur âcre de la cigarette, celles plus douces du vin et du chocolat, et un arrière-goût de virginité souillée.

Il ne lui reste plus que la colère, bien que quelques heures auparavant la peur régnait en maitre absolu sur lui. La peur à la vue de cette jeune fille pas encore femme, qui l'invitait sans aucune honte à goûter à son corps. Il doit bien avouer qu'il n'est qu'un lâche, et que malgré l'odeur et le toucher rassurant de ses propres draps, le plaisir de la chair est resté pour lui aussi inconnu qu'une mélodie pour qui ne peut entendre.

Sur la table de nuit, une lettre est froissée.

« Mon ange,

J'ai fait un rêve étrange, cette nuit. Tu étais là, à mes côtés, et nous nous promenions sur une plage sans fin. Le sable était doux, et l'air chaud. Le ciel était d'un bleu profond, sans aucun nuage. Ta main était douce dans la mienne, je crois même que tu la serrais comme si tu n'avais plus touché personne depuis longtemps. Nous avancions à petits pas réguliers dans le sable, je voyais tes pieds s'enfoncer dans cette poudre pâle, et c'était comme si je n'avais rien vu d'aussi beau, d'aussi sensuel depuis des années. Tu chantonnais.

Et puis petit à petit, tes pas devenaient plus hésitants, tes doigts moins fermes autour des miens, et ta voix plus faible. Je voyais tes cheveux tomber un à un sur tes épaules, et ta peau se faner lentement. J'essayais de te parler, de serrer ta main plus fort mais tu ne me voyais plus, tu ne m'entendais plus. Tu vieillissais devant moi, sans que je puisse faire quoi que ce soit. Ta voix était devenue cassée, laide, mais tu continuais à chantonner.

Je suis bel et bien perdu, Suguru.

Je ne m'en sors plus, de cette spirale infernale, de ce gris perpétuel. Il y a longtemps que le rideau est tombé, que le rêve s'est terminé. La musique m'est devenue étrangère, un peu comme une vieille amie que l'on n'a pas croisée depuis des siècles et sur laquelle on tombe au détour d'une rue. On ne sait même plus si on l'a aimée ou pas, si elle nous a aimée, ou appartenu. Ai-je un jour été réellement musicien ?

Parce que c'est cela, la question fondamentale, Suguru. Es-tu musicien ? Es-tu artiste ? Es-tu pianiste ? Ou du moins l'es-tu encore...

J'aimerai dire adieu à cette vie, te dire adieu, Suguru, mais il me faut avant t'avouer quelque chose, mettre enfin des mots sur ce que je n'ose m'avouer clairement depuis si longtemps. Si j'en trouve le courage dans un élan de folie… »

La lettre s'arrête ainsi, et cette déclaration muette se termine sans avoir réellement commencé. Suguru se résigne, s'empêche de se demander si un jour il croisera cet homme au coin d'une rue, sur une plage ou dans un théâtre.

Il espère.


Le mot est court, ce soir. Ecrit soigneusement de cette écriture penchée dont il connait à présent chaque courbe.

« Je t'aime. »

Suguru ouvre le paquet qui l'accompagne avec précaution, tirant un à un les rubans, laissant glisser les nœuds entre ses doigts. Dans la boîte en carton, une écharpe bleue marine est pliée, brodée de fils argentés aux extrémités. L'étoffe est douce, elle sent bon la laine et l'eau de toilette pour homme. Suguru la tient entre ses paumes comme si elle était de cristal, et y niche son nez, humant avec avidité la fragrance qui s'en dégage.

Une fragrance qui ne lui est pas inconnue, mais qui lui échappe.

Alors, précipitamment, il repose l'écharpe et fouille la boîte. Au milieu du satin froissé, il n'y a rien, pas un indice, pas une certitude. Pourtant, le cœur de Suguru bat la chamade comme jamais. Ses mains sont moites et tremblantes, son ventre et sa poitrine brûlent de la même flamme, bien plus ardente encore que lorsque auparavant il jouait. Cette flamme il la connait mais depuis des années elle ne s'éveille que dans ses rêves les plus intimes, éclairant d'une faible lueur les instants passés qui lui restent douloureusement.

Les larmes brouillent ses yeux ; il en est sûr, ce message est le dernier, il sonne comme le dernier souffle avant le départ d'un cantique, le dernier cri avant de se jeter à l'eau, comme la dernière confession sur un lit de mort. Alors il s'assit, l'écharpe serrée contre son cœur et il y enfouit le visage pour sangloter.

Des pas dans le couloir le font sursauter, et il se dit qu'il ne peut pas rester là. Il se lève, et alors qu'il repose le présent dans la boîte, quelque chose attire son attention.

Sur la laine couleur nuit, trône un seul et unique long cheveu roux.


J'espère que ça vous a plu, n'hésitez pas à laisser une review. Une suite à cet OS est désormais disponible sur mon profil sous le nom de « L'Ange et l'artiste ».

Tauby.