Un dernier voyage...
Musique :
The call Regina Spektor
It started out as a feeling
(Ça a commencé comme un sentiment)
C'était le jour de son mariage. Dans quelques heures, elle serait l'épouse d'Andrew Cavannagh, qui l'attendait pour lui passer la bague au doigt. Seule dans la pièce où elle s'était changée, Susan frissonna. Elle baissa les yeux sur la magnifique jupe blanche qui lui cachait ses pieds : elle eut un sourire en pensant aux trois longues heures que sa mère, Lucy et la coiffeuse avaient passées à la préparer. L'aînée Pevensie n'avait pas arrêté de bouger, si bien qu'elles avaient voulu l'attacher à sa chaise le temps de la coiffer et la maquiller. Susan s'approcha doucement de la fenêtre pour regarder les préparatifs se hâter dans le jardin immense de la non moins immense maison de son fiancé.
Elle tapota distraitement sur le carreau, tentant de contrôler son angoisse croissante, avant de cesser. Un soupir s'échappa de ses lèvres tandis qu'elle posait son front brûlant sur le verre agréablement froid. Elle avait peur de quitter la vitre transparente pour le miroir qui, imperturbable, lui renverrait son reflet. Pourtant, après s'être silencieusement raisonnée, elle se déplaça jusqu'à la grande glace recouverte, à sa demande, d'un drap. Doucement, Susan entortilla ses doigts autour du tissu puis, fermant les yeux, elle tira d'un coup sec.
Certaine d'être affreuse en robe de mariée, elle ouvrit tout de même les paupières et contempla son image avec appréhension. La surprise domina cependant bien vite : ainsi vêtue et coiffée, elle se trouvait belle. En détaillant sa coiffure, faite par sa jeune sœur, elle eut l'impression d'être de retour à Narnia, dans son rôle de reine. Elle allait devoir se montrer à la foule de ses sujets auprès de sa fratrie, puis diriger avec sagesse son peuple. Elle battît rapidement des paupières. La foule qu'elle affronterait aujourd'hui n'était pas la même. Sa nervosité reprit le dessus et, comme chaque jour depuis qu'elle avait accepté la demande en mariage, elle eut le sentiment qu'elle avait fait une énorme bêtise.
Which then grew into a hope
(Qui est devenu un espoir)
Baissant les yeux sur ses doigts entrelacés, Susan se demanda si elle avait bien fait de céder aux suppliques de sa mère concernant le mariage. Bien entendu, l'aînée Pevensie n'avait en aucun cas envie de finir vieille fille, néanmoins elle doutait d'avoir fait le bon choix. Certes Andrew était attentionné, bel homme et elle ne doutait pas qu'il la traiterait bien. De plus, sa famille, les Cavannagh, était une des plus riches, sinon des plus prestigieuses d'Angleterre. Elle n'avait aucun soucis à se faire quant à son avenir, pourtant elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle aurait préféré épouser un homme dont elle était amoureuse.
Ses pensées se tournèrent presque aussitôt vers Caspian. Son premier amour. Celui qu'elle aurait épousé si elle était restée à Narnia. Celui qu'elle ne reverrait plus jamais, séparé d'elle par leurs deux mondes, par la course du Temps et probablement par la mort. Ce qui ne l'empêchait pas de vouloir revenir à Narnia. Quand Aslan leur avait annoncé, à Peter et elle, qu'ils ne pourraient plus y retourner, Susan en avait voulu au grand lion. Parce qu'elle avait espéré une autre fin : pouvoir vivre avec Caspian, redevenir une reine du monde qu'elle aimait tant, être libre et être heureuse.
Désormais, Susan se répétait que cela avait été des espoirs et des rêves d'adolescente. Mais malgré son opiniâtreté à les reléguer au rang de simples souvenirs, une part de ces chimères flottait toujours dans son esprit et s'accrochait à son cœur. Elle oscillait entre deux mondes, sans pouvoir s'arracher ni à l'un, ni à l'autre. Bien qu'elle cache la douleur que cela lui causait, elle souffrait tout de même, en silence. Elle voulait réussir à choisir : elle espérait revenir à Narnia autant qu'elle espérait pouvoir s'en séparer à jamais.
Which then turned into a quiet thought
(Qui s'est ensuite transformé en une calme pensée)
Une étrange mélancolie s'empara d'elle. Elle se remémora Narnia, se rappela les paysages grandioses, couverts de forêts, de plaines et de rivières. L'air de liberté qu'elle avait respiré avec tant de délices. Les batailles qu'ils avaient livrées, gagnées ou perdues. Le règne de ses frères, sa sœur et elle. La paix, la joie, la prospérité. Les centaures, faunes, dryades et autres créatures fantastiques devenues leur peuple, puis celui de Caspian.
Elle avait eu une vie là-bas. elle avait grandi, vieilli et mûrit. Elle était devenue une femme, une reine : Susan la Douce. Elle était partie, de nouveau enfant, puis revenue adolescente. Contrairement à son premier voyage, où elle ne s'était pas intéressée aux hommes, le second l'avait vu tomber amoureuse. D'un homme juste et valeureux, un futur roi. Un amour scellé par un chaste baiser juste avant leur séparation, si douloureuse.
Cela faisait désormais huit ans qu'elle était revenue et que, malgré tous ses efforts, elle n'avait pu oublier ni Narnia, ni son roi. Ni même le fol espoir d'y retourner et de le revoir. Quand Edmund et Lucy avaient fait un troisième voyage, accompagnés d'Eustache, une pointe de jalousie, vite remplacée par une immense tristesse et une profonde nostalgie, l'avait saisie. Ils avaient eu la chance de le revoir, de lui parler.
« J'aurais tellement souhaité un dernier voyage, moi aussi » murmura-t-elle à son reflet.
Which then turned into a quiet word
(Qui s'est ensuite transformée en un mot calme)
Elle sursauta en remarquant qu'elle n'était pas seule : dans la glace apparut un couple qui sortait de derrière le rideau qui les cachait. Susan se retourna pour constater que son imagination ne lui jouait pas de tour. Il y avait bien ce garçon et cette fille dans la pièce avec elle. D'où pouvaient-ils bien venir ? L'air frémissait dans leur dos, tellement magiquement que l'ancienne reine ne douta pas qu'ils arrivaient de Narnia, son pays. Le regard pétillant à travers ses mèches noires et lisses, qui tombaient sur sa peau légèrement hâlée, le jeune homme lui demanda :
« Vous souhaitez réellement un dernier voyage, Votre Altesse Susan la Douce ? »
Il avait chuchoté pour être discret, si bien que sa voix fut presque inaudible. Pourtant, elle savait ce qu'il venait de dire, tant elle avait désiré entendre ces mots. Bien qu'elle ne les connaisse ni l'un, ni l'autre, elle se sentait en confiance. Même la fille, enveloppée de silence et d'une sauvage chevelure rousse et bouclée, n'inquiétait pas l'aînée Pevensie. Un fin sourire se dessina sur le visage de la narnienne, toujours immobile près du rideau qu'elle soulevait légèrement. Susan y répondit, avant de s'alarmer quand la figure de la jeune femme se tendit, l'air inquiet.
« Nous devons nous dépêcher, Altesse, des gens arrivent et ne doivent pas nous voir. »
« Venez-vous avec nous ? ajouta le garçon, réitérant sa demande avec politesse. »
Susan hésita un instant. Dans le couloir, elle entendit la voix de sa sœur qui, toute joyeuse, pressait Peter et Edmund d'aller admirer la future mariée. Le temps d'un soupir, la brune ferma les yeux et s'excusa silencieusement auprès de sa fratrie. Quand elle releva les paupières, les sombres prunelles vertes du jeune homme l'interrogeaient, tandis qu'il lui tendait la main. L'ancienne reine la saisit avec un léger sourire, appréciant la douce chaleur qui s'en dégageait.
« Oui, je viens. » répondit-t-elle tout bas.
