Karsten se serra un peu plus dans son manteau. Il faisait extrêmement froid. Il ne pouvait pas dire qu'en cette saison, il faisait bien plus chaud en Allemagne, son pays natal, mais le climat d'Ecosse était absolument différent.

Il se redressa dans le petit observatoire de chasseur en bois qu'il utilisait depuis maintenant trois mois, et ajusta ses jumelles.

Le petit troupeau de cerfs qu'il observait pour le sujet de sa thèse s'était pelotonné à mi-hauteur de la colline, tout à droite, juste là où commençait la forêt.

Il prit le temps d'observer toutes les biches, dont la plupart exposait le ventre arrondi de la future mère. Il y avait aussi quelques jeunes de l'année précédente qui se serraient contre leurs flancs pour se réchauffer.

Karsten leva ses jumelles pour regarder plus loin sur la colline. Il savait qu'il y avait quelques mâles qui gravitaient autour du troupeau, sans trop jamais s'en approcher. Il y en avait justement un, perché sur une colline un peu plus loin. Le jeune homme grogna. Il était trop loin pour qu'il puisse l'identifier.

Il reporta son regard sur l'autre côté de la colline, à sa gauche, et c'est là qu'il le vit. A l'orée de la forêt, à l'opposé du groupe de biches, un chien venait de sortir du couvert des arbres. A nouveau, il utilisa ses jumelles. L'animal était assez près pour qu'il puisse en voir tous les détails avec ces lunettes.

C'était le plus gros chien noir que Karsten avait jamais vu. A ce moment-là, il était très occupé à balayer le paysage du regard, les yeux étincelants, les oreilles dressées, et une ride de concentration entre les deux yeux. Il avait une fourrure touffue, très idéale à cette température, mais le jeune zoologiste pouvait voir que la corpulence du chien ne devait rien à l'épaisseur de la fourrure.

Il avait entendu bien des histoires, par les bergers du coin, de ces chiens errants qui tuent les moutons, et frissonna. Tant que ce chien s'attarderait par ici, il n'oserait certainement pas descendre de son observatoire. Il passa plus de temps à observer l'énorme mâchoire, les muscles épais et le port digne du chien. Oh, oui, s'il était un tant soit peu agressif, le pauvre homme ne serait pas de taille à lutter.

Quand son inspection des alentours fut finie, le chien se retourna vers les arbres, avec une attitude attentive, et un loup ne tarda pas à le rejoindre. Karsten se sentit paniquer un petit peu plus. Le chien était déjà quelque chose, mais le loup ! Ce n'était même pas que le loup était plus gros – non, lui et le chien se valaient bien – mais il était définitivement plus impressionnant. Oreilles couchées sur le crâne, crocs découverts dans ce qui semblait être un grondement constant. Le chien se fit petit devant lui et tenta le donner des coups de langue sous le menton du loup, mais cela ne sembla pas améliorer son humeur. Au contraire, le loup se détendit soudain en un bond féroce et galopa droit sur son observatoire !

L'étudiant était tellement fasciné par la scène qu'il ne pensa pas à se plaquer sur le plancher. Après tout, si le loup l'avait déjà senti, quelle était l'utilité de se cacher ?

C'est ainsi qu'il put voir le chien noir se lancer à la poursuite de son compagnon mais, à la grande surprise de Karsten, il semblait vouloir l'arrêter plutôt que l'accompagner. Il devait sûrement rêver !

Mais non. Par deux fois, il vit nettement le chien stopper le loup en le tirant par le jarret, dans ce qui semblait plus un jeu qu'une attaque. Le loup n'arrêtait alors sa course que pour quelques secondes, le temps de se retourner et de gronder méchamment.

Au moment même où les deux canins arrivaient au pied de l'échelle de bois, l'un grondant désespérément en regardant en haut vers l'observatoire, l'autre essayant de l'attirer ailleurs, le zoologiste vit un cerf  émerger à son tour de la forêt, là d'où venaient le chien et le loup. Presque malgré lui, Karsten reprit ses jumelles pour voir qui était le nouvel arrivant. Ils connaissaient tous les cerfs du coin par cœur. Il leur avait même donné des noms.

Aussi, quelle ne fut pas sa surprise quand il ne put reconnaître le cerf qui se tenait là. Par réflexe, il l'observa du bout des bois jusqu'à la pointe de la queue. C'était un jeune mâle tout juste adulte qui n'était pas loin d'avoir une ramure royale. Dans une ou deux années, pas plus, il serait absolument magnifique. Ce n'était pas non plus un cerf tout à fait ordinaire. Il ne portait aucune marque de la période de rut. Aucune cicatrice, et, contrairement aux autres, il ressemblait encore à un cerf de la fin de l'été : bien nourri. A côté de lui, les autres faisaient pâle figure.

Ce qu'il fit ensuite arracha presque un cri à Karsten. Le cerf baissa les bois, comme prêt à attaquer et fonça droit sur le chien et le loup.

"Il est fou ! Il est totalement fou !" songea le jeune homme.

Le chien noir s'écarta du chemin du cerf sans paraître ni étonné ni alarmé, se contentant de regarder. Le loup était trop intéressé par le meilleur moyen de monter à l'observatoire pour voir arriver la menace.

Le cerf cueillit le prédateur au bout de ses bois et le propulsa quelques mètres plus loin avec une force étrangement considérée. Il suivit le loup, les bois toujours baissés et menaçants, côte à côte avec le chien. A ce stade-là, Karsten n'avait plus ni voix ni pensée. Le comportement de ces trois animaux-là était tout simplement trop surprenant et inhabituel. Il se contentait d'assister au spectacle sans plus chercher à l'analyser.

Le loup n'avait pas apprécié d'être séparé de l'observatoire. Il résista et essaya de tromper la vigilance du cerf et du chien, sans grand résultat.

Dans la bataille, il y eut soudain un craquement sec, et le cerf, ayant perdu un de ses bois, se trouva déséquilibré un dixième de seconde. Pas assez, bien heureusement, pour donner l'avantage au loup, mais ce fait redonna un peu de joie au jeune homme. Si ces trois phénomènes daignaient partir avant qu'il ne meure de froid là-haut, il pourrait aller ramasser ce bois perdu et rentrer chez lui. Il attendait toujours avec impatience les premiers mois de l'année, pendant lesquels les cerfs perdaient leurs bois, qu'il pouvait alors ramasser.

Il n'eut pas cette chance, cependant. Lorsque le loup se laissa enfin convaincre de partir par ses deux autres, étranges, compagnons, le chien se saisit du bois perdu comme d'un énorme os un peu pointu, évitant prudemment les andouillers pour ne pas s'éborgner, et s'éloigna en trottinant près du gros cerf.

Karsten eut le dernier réflexe de porter ses jumelles à ses yeux pour les regarder partir. Il crut voir un rat escalader le dos du cerf à la lisière de la forêt, monter sur sa tête et s'agripper à un des andouillers restant. De tous les comportements étranges dans la faune dont il avait été témoin cette nuit-là, ce fut celui auquel il crut le moins, se persuadant d'avoir rêvé cette fugitive vision.