Chapitre 1 : Préparatifs théâtraux
De l'eau. De l'eau tout autour, déchaînée, grondante. Des vagues de plusieurs mètres de haut, portées par un vent rugissant. Au-dessus, le ciel noir et lourd d'un déluge apocalyptique. Une pluie battante qui s'abat sur la surface de la mer. Des éclairs qui zèbrent le ciel... Le meilleur des marins refuserait de sortir par un temps pareil, et pourtant, au milieu de tout cela, un frêle esquif lutte désespérément pour ne pas se briser comme une vulgaire coquille de noix. Guère plus, en vérité, qu'une barque avec une voile à moitié déchirée, et à son bord deux personnes terrorisées. Une femme brune, avec de grands yeux noirs, les traits tirés par la fatigue et la peur, portant une cape rouge et blanche qui la protège bien mal de la pluie qui lui bat le visage, tente dérisoirement de diriger l'embarcation ballottée par les vagues. Portée jusqu'au bout d'une lame particulièrement haute, la barque tombe de plusieurs mètres en contrebas, faisant hurler la deuxième personne, une fillette d'une demi-douzaine d'années dont la ressemblance avec l'autre est frappante. La barque finit par rencontrer la surface avec fracas, soulevant des gerbes d'écume à l'intérieur. La femme n'a que le temps de se jeter sur la petite fille, tout aussi terrorisée qu'elle, pour la protéger de l'eau qui déferle.
ooo
Grenat se réveilla en sursaut, haletante. Elle regarda avec un reste d'appréhension autour d'elle mais elle était bien dans sa chambre à coucher aux luxueuses tentures et au moelleux lit à baldaquin. Un environnement confortable, familier et rassurant. Elle se redressa, se frotta les yeux, et tenta sans grand succès de se remémorer les détails de ce cauchemar qui déjà fuyait de sa mémoire. Un cauchemar qu'elle avait peut-être déjà fait, lui semblait-il.
La jeune fille se leva et alla ouvrir la haute fenêtre de sa chambre, laissant les lueurs de l'aube emplir la pièce et la fraîcheur agréable de l'atmosphère dissiper les derniers lambeaux de son mauvais rêve. Elle regarda quelques oiseaux blancs matinaux, perdue dans ses pensées.
On toqua à la porte, et une servante entra dans la pièce.
– Princesse, vous êtes réveillée. Puis-je vous aider à vous habiller ?
La princesse Grenat, fille unique de la reine Branet d'Alexandrie, lui fit un signe de tête, sans un mot, toujours pensive. La femme de chambre l'aida à enfiler une ravissante robe blanche qui rehaussait sa beauté naturelle et mettait en valeur ses longs cheveux foncés et ses grands yeux noirs.
Elle enserra sa chevelure dans un diadème argenté et mit à son cou son pendentif d'or enchâssé d'une émeraude. Puis elle donna congé à sa servante en la remerciant et retourna s'accouder à sa fenêtre. Elle regarda au-dehors la cour du château, les tuiles des toits de la ville qui s'étendait, et au-delà le manteau de brume qui recouvrait le continent. Son regard se perdait vers le sud-ouest, en direction du royaume voisin de Lindblum. Elle guettait quelque chose de bien particulier, et de très important.
Aujourd'hui, c'était son seizième anniversaire, et comme chaque année, une représentation de théâtre allait être donnée dans la cour du château en son honneur. Ce soir, c'était la troupe de théâtre des Tantalas qui venait spécialement de Lindblum interpréter la pièce « Je veux être ton oisillon », de Lord Hayvon, la préférée de Grenat, qu'elle connaissait presque par cœur. Elle attendait leur venue avec impatience, et son regard qui scrutait l'horizon avait une expression d'excitation mêlée d'appréhension.
ooo
Ailleurs dans le château, c'était l'effervescence, les préparatifs de la représentation du soir allaient bon train. De nombreux invités étaient prévus, principalement des nobles, avec un fort contingent venant de Tréno, l'autre grande ville du royaume. L'ensemble des pièces du château était décoré pour parer à cette arrivée imminente et les cuisines étaient sens dessus dessous.
Au milieu de la salle du banquet, qu'une nuée de serviteurs paraient de guirlandes, la très laide et très irascible reine Branet aboyait des ordres. À ses côtés, une femme plus jeune et bien plus belle gardait son flegme au milieu de ce tumulte. D'ailleurs, la générale Beatrix était réputée garder son flegme en toute circonstance.
– Tout est prêt pour l'accueil de la délégation de Tréno ? lui demanda la reine entre deux vociférations à destination du petit personnel.
– Oui, ma reine. Le secrétaire Brody est chargé de les accueillir dès leur arrivée aux portes de la ville. Il les guidera jusqu'aux portes du château.
– Et pour les autres spectateurs ? La procédure a bien été doublée comme je l'avais demandée ? Souvenez-vous des problèmes que nous avons eus l'année dernière. Je ne veux pas que des petits malins puissent s'infiltrer.
– Oui, ma reine. Tout a été fait selon vos souhaits. L'installation du guichet de contrôle est presque terminée. Les billets seront vérifiés une première fois, et seront ensuite recontrôlés à l'entrée par mes femmes.
Elle avait pris l'habitude de dire « mes femmes » en parlant des soldats du corps exclusivement féminin des amazones placé sous ses ordres.
– Ainsi, poursuivit-elle, nous réduisons le risque de faux billets et les situations embarrassantes où nous aurions plus de spectateurs que de sièges prévus.
– Très bien, répondit la reine en claquant des mains. Générale Beatrix, comme de coutume, vous allez assister à la pièce dans la loge avec moi. Vous serez affectée à ma protection et à celle de ma fille. Pour vous seconder...
La souveraine marqua une pause, et c'est à contrecœur qu'elle sembla finir sa phrase.
– Allez me chercher Steiner.
ooo
L'armée d'Alexandrie, en plus des amazones, possédait un unique contingent masculin, les brutos. Le chevalier Steiner, leur capitaine, était un solide gaillard de trente-quatre ans, grand et au visage large. Musculeux, la mâchoire carrée, le regard gris perçant, il était très impressionnant, en particulier quand il était énervé. Et pour l'heure, il se trouvait avec ses hommes dans une petite salle de garde, et il était furieux.
– Espèce d'incapable !
Le soldat brutos Weimar, que son capitaine dépassait d'une tête, tenta de se faire plus petit encore.
– Un garde, rugit Steiner, c'est fait pour garder, pas pour conter fleurette ! Surtout si la fille est complice du brigand qui te passe sous le nez !
Il laissa ses paroles s'imprégner dans l'esprit de Weimar et des autres soldats présents, puis il continua sur le même ton.
– Imbécile ! Quand j'étais une jeune recrue, ce genre de stupidité valait la radiation !
Oh que oui, c'était la vérité, mais à présent, les choses étaient un peu différentes. La reine favorisait tant les amazones au détriment des brutos que devenir brutos ne faisait plus rêver. Il en était devenu le capitaine, c'est ce qu'il avait toujours voulu, et se retrouvait à la tête d'une compagnie ridicule. Huit soldats, pas un de plus. Le regard mauvais de Steiner balaya la pièce et s'attarda sur chacun de ses hommes. Outre Weimar, le coureur de jupons, le capitaine avait face à lui deux commères incurables, un fainéant pathologique, un colosse idiot et un vieil asthmatique. Heureusement que le petit nouveau, qui se tenait un peu en retrait, relevait un peu le niveau. C'était un oiseau rare, engagé par vocation. Ce qui faisait sept gardes. Le chevalier fronça les sourcils, réalisant que le compte n'y était pas.
– Où est Lauda ? demanda-t-il.
– À la bibliothèque, probablement, lui répondit-on.
Steiner serra les poings. Lauda le poète. Avec lui, le capitaine était bien avancé. Il repensa une énième fois à sa situation avec dépit. Beatrix, elle, au moins, avait des troupes compétentes et entraînées. Des troupes qui la respectaient et faisaient en sorte qu'elle les respecte. Et elle avait l'oreille exclusive de la reine. Quelle situation pitoyable...
La porte de la salle de gardes s'ouvrit brusquement, livrant passage, justement, à la générale. Tous les regards se tournèrent vers elle, comme de coutume. Son port altier, ses longs cheveux noisettes et ses formes agréablement mises en valeur par son armure de cuir légère lui permettaient de capter aisément l'attention. Steiner lui-même, bien qu'il ne l'aurait avoué que sous la torture, était assez sensible à son charme, mais il lui lança néanmoins un regard noir car il n'aimait pas être dérangé. La générale n'expliqua pas tout de suite les raisons de son irruption. Elle regarda tour à tour les personnes présentes et sembla comprendre ce qui se passait, avec Weimar face au capitaine et les autres plus en arrière. Elle lança au soldat un regard de mépris de son unique œil violet, puis se tourna enfin vers Steiner.
– La reine veut vous voir, dit-elle simplement.
– J'arrive, lui répondit-il machinalement avant de se tourner vers ses hommes. Retrouvez-moi Lauda et remettez-vous tous à vos postes. Quant à toi, Weimar, ajouta-t-il en serrant les dents, nous reparlerons de tout ça.
Puis il emboîta le pas à Beatrix et claqua la porte derrière lui. Les deux officiers franchirent des dédales de couloirs et de salles en pleins préparatifs, le personnel s'écartant sur leur passage. L'armure de Steiner cliquetait à chaque pas, de sorte que les gens pouvaient être préparés à son arrivée, et sa mâchoire crispée et son énervement actuel finissaient de leur donner envie de déguerpir.
– J'ai cru comprendre que vous réprimandiez Weimar ? lui demanda Beatrix au détour d'un corridor.
– Cela ne vous regarde pas, maugréa Steiner.
Il n'avait aucune intention de laisser à la générale un droit de regard sur la discipline qu'il imposait à ses hommes. Ce contingent, aussi maigre fût-il, était sous sa responsabilité unique, et il entendait bien conserver cette dernière parcelle d'indépendance. La générale, en réaction à ces paroles, s'arrêta brusquement et le capitaine faillit la percuter. Elle se retourna et le fixa droit dans les yeux.
– Écoutez, Steiner, ce n'est pas la peine de le prendre sur ce ton, dit-elle d'un ton sec. Si vous le réprimandiez, c'est pour une bonne raison, et peu m'importe laquelle, je vous fais confiance quant à vos standards de probité. Si je lançais ce sujet, c'est parce que je pourrais bien vous donner un autre motif de le blâmer.
Elle se remit en route et s'expliqua.
– J'ai moi aussi à redire de son comportement. Il est sans arrêt en train d'essayer de courtiser mes femmes, et ça nuit à leur travail. Je souhaiterais que cela cesse.
Le capitaine se garda d'exprimer le fond de sa pensée, à savoir que ce n'était malheureusement pas une ou deux amazones déconcentrées qui empêcheraient les galons de la générale de briller, et se contenta de continuer de la suivre en silence. Ils passaient maintenant la grande arche qui marquait l'entrée de la salle de banquet. La générale ralentit le pas et baissa un peu la voix.
– Cet homme est votre subordonné. Je vous laisse voir ce qu'il convient de faire.
En traversant la pièce, le capitaine se promit de réfléchir aux mesures à prendre concernant Weimar. Même s'il était agacé par l'intervention de sa collègue, il devait bien admettre qu'il fallait faire quelque chose à son sujet.
Les deux officiers rejoignirent bientôt la reine. Ils restèrent tout d'abord à quelque distance, car cette dernière parlait avec ses deux bouffons. Elle semblait contente des nouvelles que ces deux petits personnages lui apportaient, et c'est avec un grand sourire qu'elle les éconduisit et se tourna vers Steiner.
– Capitaine, je suis ravie de vous voir.
– Majesté, répondit le capitaine un peu maladroitement, tout le plaisir est pour moi.
– Capitaine, vous savez que ce soir, j'assiste à la pièce de théâtre. Ma fille et moi serons dans la loge officielle. La générale Beatrix sera responsable de notre sécurité. Je veux que vous la secondiez dans cette tâche. Vous serez tous les deux dans la loge avec nous.
– Merci, Majesté, répondit Steiner en cachant son soulagement.
Il avait craint que ce privilège, qui chaque année lui revenait naturellement, ne lui soit retiré au profit d'une adjointe de Beatrix.
La reine fixa le chevalier d'un regard perçant.
– N'allez pas croire que je fais ça pour vous offrir du divertissement à la meilleure place, Steiner. Je vous rappelle que vous serez responsable de notre sécurité, sur votre vie. Des gardes, amazones et brutos, seront disposés un peu partout pour éviter tout problème, mais vous devrez avoir l'œil. Comme d'habitude, de nombreux citadins seront sur les balcons et les toits autour du château. Un assassin pourrait très bien se glisser parmi eux, avec un arc. Ce ne sera pas une sinécure, Steiner !
La reine, depuis quelque temps, devenait de plus en plus paranoïaque. Mais Steiner avait une réponse toute prête.
– J'en suis conscient, Majesté. Je ne vous remerciais pas de me permettre d'assister à la pièce dans la loge officielle. Je vous remerciais de l'honneur que vous me faites en m'accordant votre confiance, en mettant la sécurité de votre fille et de vous-même entre mes mains.
– C'est bien, conclut la reine, avec un léger sourire satisfait. Vous pouvez disposer.
Le chevalier fit son plus beau salut militaire et se retira. Il parcourut le château en sens inverse jusqu'à la salle des gardes. Il s'assit quelques minutes pour remettre ses idées au clair. Il avait beaucoup à faire avant le soir, et beaucoup d'ordres à donner.
ooo
Pendant ce temps, l'effervescence du château se retrouvait dans la cité toute entière. Les rues étaient encombrées et les gens papotaient, excités par l'événement à venir. De nombreux commerçants avaient sorti leurs étals pour proposer de la nourriture, des vêtements, des éventails, et bien d'autres articles. Un petit attroupement s'était fait autour d'un vendeur de potions, qui attirait la foule aux cris de « Antipâme ! Venez acheter l'antipâme, pour ranimer les gentes dames en pâmoison ! » Le commerce des potions magiques était depuis longtemps florissant. La magie de l'enchantement, une des principales branches de magie, était relativement simple, et permettait d'obtenir des breuvages avec toutes sortes d'effets, tels la guérison des blessures, de l'empoisonnement, de la paralysie... Ici, l'antipâme était tout simplement une potion de réanimation, rebaptisée pour l'occasion et, bien entendu, vendue plus cher...
Au-delà des rues commerçantes et de l'artère principale menant de l'entrée de la ville à la grand-place face au château, on trouvait des rues plus tranquilles. Bâtie au bord d'un lac, la cité avait des faubourgs qui s'étendaient sur ses rives. Ces quartiers résidentiels fourmillaient de maisons cossues, de deux ou trois étages en général. Les plus hautes et les plus proches du château auraient bientôt les balcons envahis de badauds.
Au bord du lac, les passeurs avaient leurs longues barques à quai. C'étaient pour la plupart d'anciens marins nostalgiques du temps, qu'ils n'avaient pas connu, où tout bateau naviguait sur l'eau. À présent, la plupart des bateaux volaient sur la brume, mais certains avaient perpétué la science de la navigation. Ils étaient habituellement en charge d'emmener leurs clients, traversant le lac jusqu'à l'autre entrée du château. Mais aujourd'hui, la garde avait interdit cette voie, pour mieux canaliser le flot de spectateurs. Ceux-ci devaient se présenter sur la place centrale au guichet de contrôle des billets, puis emprunter l'entrée principale.
Le guichet était à présent entièrement installé, et le guichetier, un homme à forte carrure avec une tête de fauve aux crocs aiguisés, discutait avec deux brutos. Il avait à la main des billets pour la pièce qu'il examinait d'un œil connaisseur.
– Certaines séries sont habiles, mais certains de ces faux billets ne tromperaient qu'un enfant.
Les gardes de la ville avaient démasqué un trafiquant de billets contrefaits qui avait monté une arnaque à grande échelle. S'ils n'avaient pas réussi à l'attraper, ils avaient au moins mis la main sur une partie de son stock.
– C'est ce qui me semble aussi, répondit l'aîné des gardes. Vous pourrez en détecter la majorité, je pense.
– Oh oui, répondit le fauve en souriant, dévoilant un peu plus ses canines. Ce n'est juste pas de chance pour ceux qui auront des faux. La plupart sont de bonne foi.
– Il faudra les diriger vers les balcons encore libres, suggéra l'autre brutos. Du côté de la rue des cloches, il reste encore pas mal de place, je pense.
– Je ferai ainsi, répondit le contrôleur. Bon, je vais continuer de regarder ça. J'ai encore quelques heures avant l'arrivée des gens de Tréno.
ooo
En effet, à environ deux heures de là se trouvait un convoi de carrioles qui venait de Tréno, emmenant un groupe important de nobles invités de la reine, et quelques autres personnes qui en profitaient pour faire le déplacement. Ce convoi était en route pour la traversée des hauts plateaux du royaume d'Alexandrie, évitant les basses vallées noyées sous la brume pour aller de Tréno vers la capitale.
Dans une des voitures, une baronne finissait juste de se calmer. Elle avait en effet eu une grosse frayeur en montant à sa place et en découvrant un de ses compagnons de voyage. Ce personnage était très étrange. C'était un petit être, probablement un enfant, qui portait un pantalon rayé, un ample manteau bleu et un très grand chapeau pointu d'un brun clair, tellement grand, en fait, qu'il ne réussissait pas à tenir dressé et se repliait vers l'arrière. Entre le manteau et le chapeau, là où on se serait attendu à voir le visage de l'enfant, il n'y avait qu'une ombre noire percée de deux petits yeux jaunes. Ce n'était pas ça, cependant, qui avait effrayé la baronne, car il y a toutes sortes d'êtres étranges en Alexandrie – d'ailleurs son époux le baron était lui-même une sorte d'ours. Non, ce qui avait effrayé la baronne, c'était le fait que le petit bonhomme portait à la main un bâton noueux rouge, surmonté d'une gemme d'un vert brillant. La baronne avait reconnu là, à raison, un bâton de magie noire, probablement capable de déchaîner les flammes ou la foudre, ou un quelconque autre sortilège du genre. Ceux capables de maîtriser un tel bâton étaient très rares, à la fois craints et respectés. Devoir côtoyer un adepte de la magie noire pendant le trajet n'était vraiment pas du goût de la gente dame, et elle s'en était ouverte à son mari. Celui-ci avait tâché de la rassurer, faisant remarquer que ça semblait n'être qu'un enfant et qu'il avait l'air complètement inoffensif.
– Si vous voulez mon avis, ma chère, il a plus peur de vous que vous de lui, lui avait-il dit.
Et il semblait avoir raison. L'être était resté dans son coin de la calèche, sans dire un mot, à regarder le paysage, et avait évité le regard de ses compagnons de voyage. À plusieurs reprises, le baron avait tenté d'engager la conversation. « Et donc, mon petit monsieur, vous allez à Alexandrie ? » avait-il demandé. Question idiote, puisque c'était la seule destination du convoi. « Oui », avait simplement répondu l'enfant d'une toute petite voix, en fuyant le regard du baron. « Et vous y allez pour voir la pièce ? » avait-il poursuivi, déterminé qu'il était à arracher plus d'un mot à son interlocuteur. Là aussi, la question était purement rhétorique, car on pouvait voir le billet d'entrée pour la pièce dépasser d'une poche du manteau bleu du petit être. « Oui », avait également été la simple réponse. Le baron avait récidivé quelque temps plus tard. « Et vous vous nommez ? » avait-il demandé. Le petit bonhomme lui avait répondu « Bibi » d'une voix presque tremblante. Le baron s'était alors tourné vers son épouse et l'avait regardée d'un air entendu. Il n'y avait décidément rien à craindre de l'enfant au chapeau pointu. Et celui-ci, dans son coin, n'avait ensuite pas reparlé de tout le trajet.
ooo
Quelque temps plus tard, le convoi arriva en vue d'Alexandrie. Bibi, qui venait pour la première fois, ouvrit de grands yeux. Il ne pouvait qu'être émerveillé devant ce château à la façade immaculée, surmontée d'une immense colonne d'apparence cristalline qui s'effilait à son extrémité, telle une gigantesque lame de diamant. Il n'avait jamais rien vu d'aussi beau ni d'aussi grand, et garda son regard rivé sur l'édifice jusqu'à ce que sa calèche fasse halte devant l'entrée de la ville. À ce moment, il y eut un peu de tumulte, chacun rassemblant ses petites affaires tandis que les conducteurs mettaient les chevaux au repos. Bibi n'avait rien de plus que son bâton et descendit donc sans attendre, s'attirant le regard un peu courroucé d'un cocher qui s'avançait vers la porte pour l'ouvrir à ses passagers. Il se fraya un chemin entre les voyageurs et les serviteurs occupés à décharger les bagages, et s'avança vers la haute porte de la ville, gardée par deux femmes vêtues d'armures de cuir légères et armées d'épées. Elles n'avaient pas particulièrement l'air revêches, mais firent néanmoins forte impression au mage noir, qui s'avança entre elles à tous petits pas. Derrière, la première vision qu'il eut de l'intérieur de la cité fut une grande place entourée de maisons de deux étages, encombrée de badauds qui allaient et venaient dans un chahut incessant, et d'enfants excités qui couraient en tous sens. Au milieu de tous ces gens, bien loin du calme de son chez lui, Bibi se sentait tout petit. Il s'avança vers le centre de la place, qui était orné d'une statue à la gloire d'une générale amazone décédée il y a longtemps lors de la neuvième guerre de Lindblum. Tandis qu'il levait les yeux vers la statue de pierre qui semblait l'observer d'un air sévère, une ombre obscurcit le ciel.
Bibi leva les yeux, comme tout le monde dans la place, et vit un énorme bateau volant qui s'approchait de la ville. Il écarquilla les yeux de stupeur devant la taille de l'engin et resta planté là à l'admirer tandis qu'il voguait lentement vers sa destination.
Non loin de là, dans le château, à travers une des fenêtres de la salle de bal, la princesse Grenat le vit aussi. Elle se précipita pour ouvrir la vitre, afin de mieux pouvoir admirer l'énorme édifice aux multiples hélices qui s'approchait paresseusement, et un sourire radieux illumina son visage.
ooo
Le vaisseau était l'aérothéâtre Prima Vista, un des plus gros navires volants de tout Héra, d'un tonnage équivalent aux plus gros porteurs de la flotte personnelle du roi de Lindblum. Il était reconnaissable à sa figure de proue, une femme portant des ailes déployées et une queue de poisson. Il pouvait transporter presque trois cents personnes, et contenait le théâtre itinérant de la bande des Tantalas. Il était propulsé par de nombreuses hélices alimentées en énergie par la brume recouvrant le continent. Quand il s'aventurait, comme maintenant, hors de ce manteau de brume, il en stockait en prévision dans d'immenses sas contenus dans sa cale.
Au poste de pilotage, le chef de la troupe supervisait la descente en douceur dans la cour du château d'Alexandrie. La manœuvre était difficile, d'autant qu'il avait fait remplir les réservoirs de brume plus que de raison. Il aurait en effet besoin de beaucoup d'énergie pendant la pièce, et aussi pour les événements qui suivraient. Quand il se fut assuré que tout se passait bien et que les techniciens au sol étaient au rendez-vous pour aider à l'atterrissage, il laissa la barre à un de ses hommes et descendit l'escalier en colimaçon jusqu'à l'étage inférieur. Arrivé au niveau des chambres des membres de la troupe, il descendit un autre escalier pour arriver à une petite salle d'entraînement, où quatre de ses hommes étaient en train de discuter. Ils se retournèrent en l'entendant arriver et il leur montra une porte au fond de la pièce. Tous se rendirent alors derrière cette porte, dans une salle de réunion attenante.
La salle était exiguë, avec quelques meubles encombrés de bric-à-brac contre les murs. Au milieu de la pièce se trouvait une petite table ronde sur laquelle était posée une réplique du château d'Alexandrie en modèle réduit. On pouvait reconnaître sans peine les quatre tours blanches entourant la lame de cristal. Autour de la table, les quatre membres de la troupe attendirent leur chef, et se poussèrent un peu pour lui laisser de la place – ce qui était d'ailleurs un peu compliqué vu son embonpoint. Puis le briefing commença.
– Les enfants, nous allons bientôt atterrir. Tout le monde connaît bien son rôle ?
Tous hochèrent la tête.
– Ce soir, nous zouons pour le public alexandrien la pièce « Ze veux être ton oisillon » de Lord Hayvon, dit un des personnages. Il y aura foule. Leurs altesses royales seront dans la loze officielle. De nombreux spectateurs, surtout des nobles trénoliens, occuperont les tribunes, et une foule d'habitants occupera les balcons. Tous les regards seront tournés vers le pont du bateau, la scène, et en particulier sur le personnaze principal.
– Ça, c'est moi, dit son voisin. J'ai le premier rôle, rien de bien compliqué pour moi, je joue comme d'habitude. Et si les yeux seront braqués sur moi, c'est pour mieux ignorer les deux vraies stars de cette soirée.
Il se tourna vers les deux personnes qui n'avaient pas encore pris la parole.
– Tous les deux, nous nous éclipsons après la grande scène de combat, et nous nous introduisons dans le château, dit l'un d'eux en montrant son camarade.
– À l'entracte, je lâche ça dans les loges officielles pour distraire la garde, poursuivit ce dernier en montrant une bourse dont le contenu semblait grouiller. Je dois dire que je déteste ces bestioles, ajouta-t-il avec une moue dégoûtée.
– Et pendant ce temps-là, reprit l'autre, je me faufile ni vu ni connu et j'enlève la princesse Grenat.
– Exactement, conclut le chef, la plus belle princesse de l'histoire d'Alexandrie... le plus beau coup de l'histoire des Tantalas !
