Dans l'Ombre du Joker
Il s'installe calmement sur le bord du lit après avoir retiré son pardessus violet et sa veste bleue.
Se penche pour défaire le noeud de ses chaussures.
Perçoit un faible mouvement dans le lit, sent une main longer son dos.
"Hmm ? pas totalement... endormie ?..."
Elle reconnaîtrait entre mille, le son particulier émis par cette langue courant sur les lèvres écarlates.
"Vous... me manquiez..."
Le "vous" a toujours été de rigueur dans cette relation. Il faut dire qu'il y avait ce lien hiérarchique... qui les a tenus éloignés un bon moment.
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"Je crois que je tombe amoureuse de l'homme qui me sert de patron."
C'était dit. Elle n'avait pas l'art des demi-mots ou des termes mâchés.
La déclaration aurait pu paraître... amusante si ledit patron n'avait pas été le Joker !
Ceci lui valu d'abord un grand éclat de rire strident suivi de quelques trémolos...
La probabilité d'obtenir en retour autre chose que du mépris et des railleries flirtait avec le néant.
La chance de se voir aimée par un homme tel que le Joker était... très, très mince... et pourtant...
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Elle vient se coller à lui tandis qu'il laisse échapper un petit rire comme un ultime outrage.
Elle renifle ses cheveux : "Vous sentez... l'essence..." une main vagabondant là, doigts se perdant dans la texture ondulée.
Il se retourne pour lui rendre la pareille ; la humant sans aucune gêne. Cheveux, peau. Rien n'échappe à son flair exercé.
Au passage, il la barbouille de maquillage. Ca ne la dérange guère. Qu'il la renifle et qu'il la marque... avec un grognement de contentement.
Ses mains viennent caresser ses cuisses nues, remontant ce qui lui sert de tenue de nuit.
Parfois, le chemin peut être court pour parvenir à deviner quelles sont ses intentions... parfois il peut être long et sinueux. Terriblement tortueux. Pire encore lorsqu'il s'amuse à brouiller les pistes !... parvenir à le cerner à ce moment là relève de l'exploit. Lui-même oscille entre deux désirs, entre deux haines, entre deux univers...
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Elle a pris goût... à tout ce qu'il était, acceptant l'intégralité de sa personne sans demi-mesures.
Le Joker n'est pas un être qu'il est simple d'appréhender. C'est un être complexe et torturé, en proie à des sentiments extrêmes, souvent violents.
C'est un individu fier et orgueilleux qui ne demandait finalement qu'à être compris, approuvé ; un chien bâtard sans niche qui cherchait un refuge sans pour autant renoncer à ce qu'il était.
Son attitude consistant à revenir fidèlement tous les soirs au même endroit pour y dormir est d'ailleurs devenu un sujet de plaisanterie entre eux. Cynique, cruel, adepte de l'autodérision, le Joker surfe sur toutes les vagues ayant attrait à l'humour vache.
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Longtemps privé de tout contact physique - en particulier la proximité immédiate d'une femme, le Joker a dû réapprendre à s'approprier son propre corps.
Il a d'abord fallu qu'il encaisse l'idée de plaire - lui qui vivait dans l'intention de distiller uniquement la crainte et le dégoût, puis celle de s'avouer ses propres sentiments ou tout du moins admettre certains gestes et avoir une impulsion en retour.
Puis accepter l'intimité physique. L'exercice était comparable à un saut dans le vide sans le moindre parachute.
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Le Joker est comme les cartes qu'il disperse ; la bonne pioche est rare. Il distribue ou retire la donne qui change de mains comme il varie d'humeur.
Tantôt câlin, tantôt capricieux ou agressif, jamais prévisible, l'animal donne un semblant de connu avant de semer le trouble.
Il faut alors le caresser longuement... l'embrasser suffisamment... le rassurer tout bas... pour qu'en lui l'incendie dévastateur soit circonscrit. Les braises, elles, subsisteront toujours et lorsque la flamme aura repris, le Joker s'en retournera à ses activités destructrices, à ses habitudes meurtrières pour promouvoir l'idée que le chaos demeure la seule règle du jeu valable avant de dispenser la théorie d'inexistence de règles.
Paradoxal, le Joker ?
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Il apprécie qu'elle n'a à aucun moment cherché à le changer. Elle ne l'aurait pu, de toute manière. Lui demander de changer s'apparenterait à le faire mourir. Et même suicidaire, le Joker aurait préféré détruire que de se voir anéanti.
Prendre le Joker tel qu'il est...
Là où d'autres l'auraient traité de bête de foire ou de monstre, elle s'est plu à le considérer comme un homme. Et pas n'importe lequel !...
D'abord dérouté par un regard féminin franc et direct en lieu et place de ceux, effrayés, adressés par la grande majorité du sexe faible, il a fini par en reconnaître un semblant de valeur. Non pas qu'il ait laissé les atrocités au placard mais que cet intérêt qu'il suscite lui a soudain rappelé qu'il était avant tout un homme, capable de plaire et de séduire.
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Le peinturluré prend souvent plaisir à mettre en avant son aspect qu'il juge repoussant, jouant sur les versions qui auraient occasionné les cicatrices déformant ses joues de manière abominable ; coutures grossières faites par un boucher improvisé chirurgien.
Elle, n'a jamais été effrayée ou dégoûtée par ses stigmates, bien au contraire. Non seulement elle n'émet aucun commentaire désagréable sur la chose mais en plus, elle ne rate jamais l'occasion d'un frottement de joue lisse et tendre contre celle, défoncée, du Joker.
Et que dire de la réconciliation avec cette bouche reniée, exposée, malmenée, mutilée ?... de même, que penser du sort réservé à ce corps voûté destiné à être le catalyseur du chaos ?...
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Fréquemment, il la regarde dormir, petit animal pelotonné au creux du matelas, se disant que cette fois ça y est : il la tue. Partie maintes fois remise, hélas... cette épine au pied est tenace !... de la véritable mauvaise herbe !...
Oui, il a envie de la tuer et ne s'en cache pas. Et alors quoi ? Qui lui en voudrait d'avoir ce geste malencontreux ?! il est normal qu'un homme qui se sente agressé se protège, non ?! et puis voyons les choses de manière totalement objective : un sourire de l'ange lui irait à merveille !...
Il a également pensé à l'étrangler... percevoir le frêle petit cou craquer sous sa poigne... dresser l'oreille aux probables gargouillis... sentir la résistance... puis savourer la résignation...
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On ne peut pas dire qu'ils partagent l'intimité ; il lui donne la chose sans y prendre grande part. Son trip à lui reste le chaos et non pas dispenser du plaisir ou donner la vie !
Il lui arrive de demeurer insensible à toute manifestation d'affection ou d'un mouvement s'y apparentant. Il est alors peine perdue de vouloir rompre la barrière qu'il a dressée autour de sa personne. Toute tentative insistante serait perçue comme une agression et bénéficierait immédiatement de la riposte appropriée.
Le Joker peut être d'humeur câline ou massacrante, le tout dans la même proportion. Il suffit de guetter le moment et de s'en saisir à bras le corps. Et vite ! car la fantaisie n'est que de courte durée.
C'est souvent l'effet d'un curieux cumul de tension due au jeu qui peut mener le Joker à conclure au fond d'un lit.
Titillant, dérangeant... cette cascade de sensations qui lui rappellent l'homme avant la bête. Le faux-semblant d'humanité, ayant une fois inondé ses veines, est vite ravalé au rang d'inutilité. Car le Joker est avant tout un homme de faits. L'apparente tendresse n'est que sacrifice sur l'autel du simulacre.
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Il aime lui raconter ses journées, au grand moyen de gestes démesurés, de couinements, de rires allant des graves aux aigus, d'imitations grossières et d'intonations dévastatrices.
C'est là que son mépris du monde et de la vie en général prend tout son sens. Il tue... comme certains vont au bureau.
Il élimine, sans distinction de préférence, happant les vies comme le ferait la Mort elle-même.
Il ne parle jamais du fléau de l'humanité. Il préfère évoquer l'impartialité du chaos ; sans doute plus flatteur...
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Elle murmure à son oreille, ce qui étire parfois son sourire "naturel" et le fait émettre une succession de : "Oh..." ou "Ah..."
Il laisse tomber le haut de son corps sur le lit. Et lorsque, comme escompté, elle vient le chevaucher, il grimace, laissant échapper quelques plaintes.
"Vous êtes blessé ?"
Un grand éclat de rire vient ébranler le lit.
Elle fulmine tandis qu'il étouffe difficilement quelques sanglots comiques.
Le clown que voici a plus d'un tour dans son sac !...
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Elle possède un certain pouvoir sur lui... tandis qu'il possède de l'ascendant sur elle. Oh, il ne saurait vraiment dire...
Et lorsque l'on parle du pouvoir, cette main qui circulait soudain depuis le genou jusqu'au haut de la cuisse alors qu'il était au volant d'un camion avalant l'asphalte de Gotham :
"Plus je monte... plus cela vous gêne, n'est-ce pas ?"
Elle devine. Ceci lui permet d'économiser sa salive.
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Autoproclamé grand patron du crime organisé à Gotham, le clown cause plus de tremblements incontrôlés que de rires déchaînés.
Il lui est arrivé d'entrer en plein restaurant bondé par la crème de la métropole d'un pas dansant version tango endiablé, compagne au bras, virevoltant ensemble autour des tables apeurées, criblant de rire les visages horrifiés des avocats, médecins, magistrats et élus de la ville.
C'est ainsi qu'il l'avait officiellement présentée à la foule.
Certes, il ne la nomme jamais mais il est de notoriété qu'aucun citoyen n'ignore son existence. Et que visiblement la demoiselle a plus de goût pour le costume violet du Joker que pour l'armure noire du Batman !...
