[Mon hôte m'attend sur le toit du centre commercial de Céladopole. Si ses vêtements ont reprit leurs couleurs brillantes d'avant-guerre, l'homme a toujours une peau blanche comme neige. En me voyant, Eusine s'assied à une table et attend silencieusement que j'allume mon magnétophone.]

À propos des premiers signes, je connais pas deux personnes qui aient les mêmes versions. Tout le monde a un avis différent, et tout le monde s'engueule pour prouver qu'il a raison. Les plus cons d'entre eux diront que l'Apocalypse nous est tombée dessus au moment même où on a autorisé des gosses à remettre en cause le pouvoir en place, les plus optimistes affirmeront que le véritable moment où tout a basculé, c'était Eternara. Le seul point sur lequel ils sont tous d'accord, c'est que ça a été la merde pendant quelques temps, et suffisamment longtemps pour qu'on pense que l'humanité allait s'éteindre.

Mais si on a deux sous de bon sens, et qu'on les utilise intelligemment, on comprend que cette affaire a commencé à vraiment puer des mois avant les premiers cas, quand les Pokémons ont commencé à disparaître.

C'est allé assez discrètement d'ailleurs. Tellement qu'on sait même pas quand ce phénomène a démarré. Au bout d'un moment, on s'est juste rendu compte que les forêts étaient moins peuplées, et que de moins en moins de nouveaux dresseurs venaient défier les arènes, faute de renouvellement de la faune des hautes herbes. Et quand je pense qu'on a mit ça sur le compte d'un phénomène climatique...

Moi, j'ai compris que quelque chose clochait quand j'ai établi mon campement dans le Bois aux Chênes. J'étais un voyageur vous comprenez ? J'admirais tellement les Pokémons que si j'avais pu en devenir un, je l'aurais fait. Et avec le recul, ça m'aurait épargné un nombre considérable d'emmerdes. Je vivais parmi eux, et dormait sous une tente ou à la belle étoile dans leurs environnements naturels. Parfois, ils m'acceptaient. Parfois non. Mais jamais je ne m'imposais à eux.

La dernière fois que j'étais allé dans le Bois aux Chênes, l'accueil avait été plutôt...mitigé. Je n'étais visiblement pas le bienvenu, et on me l'avait bien fait comprendre en me privant d'une partie de ma nuit. Mais je voulais retenter le coup. Pas mal de temps était passé, et c'était une nouvelle génération qui habitait le bois. Une génération plus favorable à l'Homme, j'espérais. J'ai donc procédé comme j'ai toujours fait avant de m'installer dans un lieu pour la nuit. Je me suis trouvée une clairière, y est resté quelques heures pour que les Pokémons sauvages s'habituent à mon odeur, et puis j'ai installé mon campement. Le ciel était très dégagé, et les chances de pluies nulles. Je couchais donc sans tente, sur un tapis de sol tellement fin que j'aurais été à même le sol, je n'y aurais vu aucune différence. Et c'est là que j'ai perçu que quelque chose clochait. On était dans un bois, rempli à ras bord de Pokémons Insectes, qui, au moindre déplacement, étaient bruyants comme un camion-benne. Même la nuit, très peu d'entre eux dormaient réellement, et la plupart continuaient à chasser ou à protéger leur territoire. Alors pourquoi, sachant que les arbres qui m'entouraient étaient sensés dissimuler un millier de paires d'ailes battant à toute vitesse, pourquoi le bois autour de moi était-il si silencieux?

Qu'on s'entende: On était des mois avant les premiers cas de Rosalia, et un an ou deux avant le début officiel du bordel général. Et pourtant, ils étaient déjà au courant. Les Pokémons je veux dire. Comme s'ils savaient que la fin du monde venait toquer à notre porte, ils sont partis. Et loin en plus. On sait toujours pas où ils sont passés d'ailleurs. Autre fait étrange, ce phénomène de fuite n'a touché que les Pokémons sauvages. Ceux qui étaient attrapés ont gardé un comportement normal, et aucun n'a essayé de fuir. Ça explique aussi pourquoi on a compris trop tard ce qu'il se passait. Si les Pokémons capturés s'étaient enfui, on aurait réagi plus tôt, et on aurait même peut-être évité tout le chaos qui a suivi. Mais bon, c'est aussi ce qui fait le…"charme" (il rit jaune) de toute cette affaire de disparition: Le nombre d'inconnues: Comment ont-ils senti ce qui arrivait, où sont-ils allés, pourquoi les attrapés n'ont pas réagi de la même manière... Je suppose que la réponse ne viendra que si on découvre d'où vient vraiment le virus. Mais c'est peu probable qu'on y arrive un jour. Johto ressemble plus à un tas de lave en fusion qu'à une région maintenant. Les indices risquent de se faire rares dans les temps qui viennent. Et bon, c'est pas vraiment une perte. Le pire est derrière nous, partons du principe que ces questions aussi. Les forêts ne sont-elles pas en train de se repeupler après tout ? Dans quelques années, tout sera redevenu comme avant.

...

C'est bon ? Vous avez ce que vous voulez ? J'ai essayé de rester optimiste vers la fin. C'est ce que les gens veulent aujourd'hui, non ? Être optimiste.

...Est-ce que vous leur en voulez ?

Pardon ?

Est-ce que vous en voulez aux Pokémons d'avoir disparu, et d'avoir laissé l'humanité se débrouiller avec cette catastrophe ?

... Oui.

Oui, parce qu'ils ont été égoïstes. L'Homme avait toujours fait preuve de respect envers les Pokémons, et on ne se serait jamais permis de les abandonner si un génocide imminent les menaçait. Et pourtant, c'est ce qu'ils ont fait. Et les conséquences de leur disparition, ce sont plus de morts qu'on ne pourra jamais en compter. On ne demandait pas grand chose...mais si on avait pu n'avoir ne serait-ce qu'un seul Dracolosse supplémentaire à Eternara...tout aurait profondément été différent.

Alors oui, je leur en veux. Et c'est pour ça que j'ai abandonné mes stupides voyages de jeunesse et toutes mes conneries de fanatisme absolu des Pokémons. Et si on me proposait d'en devenir un, je refuserais catégoriquement, parce que je ne m'autoriserais même plus à me regarder dans un miroir. Parce que j'aurais abandonné l'humanité alors que ses morts se relevaient pour gratter aux portes.