Titre : La Chute
Auteur : Moonie Cherry
Genre : angst
Notes : Ne tient pas compte de Saint Seiya : G, Next Dimension, Omega. Très vagues allusions à Lost Canvas. Le reste n'est que théories fumeuses et spéculations douteuses.
Cette histoire se termine au douzième chapitre et est inachevée. J'ai quand même tenu à la publier telle quelle parce qu'elle fut un grand chantier qui a occupé mon temps libre pendant une année entière. Je suis fière de certains passages, insatisfaite quant à d'autres, et absolument désolée de ne pas être parvenue jusqu'au point final. Ce n'est pas excessivement gênant pour la lecture, puisque tout le monde en connaît la fin !
Chapitre un
C'était un clair matin de mi-octobre, frais et venteux. La poussière sèche qui recouvrait le haut plateau voletait en minuscules tourbillons, emportée par la brise venue du large. Shion avait depuis longtemps dépassé les collines entourant la cuvette naturelle, où était sis le Sanctuaire à proprement parler. La longue marche à travers les chemins caillouteux n'avait pas facilité sa progression. Déjà ses membres fourbus rechignaient à l'effort supplémentaire, tandis qu'à ses pieds serpentait un sentier minuscule. Le Grand Pope s'accorda une brève pause, considérant le trajet qui restait encore à parcourir. Ici une descente abrupte, suivie d'une pente à la douceur trompeuse. Puis un virage au bord du vide. Enfin, un raidillon qui disparaissait parmi d'hostiles buissons épineux. Un véritable chemin de croix pour le vieillard fatigué qu'il était. Allons, s'admonesta-t-il mentalement, il était temps de reprendre son périple. Inutile de faire attendre ses invités ; les enjeux étaient si grands !
Une profonde inspiration gonfla sa poitrine. Le parfum des myrtes, des bruyères et des nerpruns qui poussaient en contrebas ravivèrent son courage. Plus discrets, les effluves salés de la Méditerranée laissaient deviner les paisibles flots bleus miroitant sous le soleil levant. Shion se prit à sourire. Qu'il était loin le temps où sa charge de gardien du premier temple lui pesait tant qu'il soupirait après les neiges éternelles de Jamir ! Il secoua la tête, refusant de se laisser prendre au piège des souvenirs. Le passé était derrière lui. Quant au futur, il savait déjà qu'il n'était plus à sa portée. Seul comptait l'instant présent, et c'était là, en ce moment même, qu'il devait concentrer sa force et ses pensées.
D'un pas qui n'accusait pas tout à fait son âge, il reprit sa route. Lorsqu'il fut certain que plus personne ne pouvait le voir, encore moins le surprendre, il s'arrêta une nouvelle fois, ôta le lourd casque d'orichalque et retira le masque sombre qui dissimulait son visage aux yeux de tous. Enfin, il se dépouilla du lourd manteau sombre qu'il avait jeté sur ses épaules en quittant le palais, sous le regard médusé des gardes qui avaient pour consigne de ne pas le déranger de toute la journée. Nulle requête d'audience, nul dossier à traiter, même d'urgence, nulle demande en provenance de Rodorio ne devaient passer les portes du treizième temple. Shion savait que l'ordre était suffisamment insolite pour éveiller la curiosité de ses hommes. Depuis les deux siècles et demi qu'il exerçait ses fonctions, jamais il ne s'était octroyé plus d'une heure de repos en dehors du temps libre qui lui était imparti. Il imagina sans peine les rumeurs fusant de tous côtés, les mauvaises langues se déliant, les inquiétudes s'élevant en questions proférées du bout des lèvres. Une pensée désolée germa dans son esprit, tandis qu'il songeait aux jeunes Aiolos et Saga, toujours soucieux de la santé et du bien-être de leur vieux Pope.
Il posa un regard critique en direction du bas de la robe blanche rituelle. Le long manteau ne l'avait pas protégée de la poussière, et une frange grisâtre maculait le bord du vêtement. Il espérait qu'on ne lui en tiendrait pas rigueur.
Tant d'années, tant de décennies s'étaient écoulées depuis la première fois où il s'était tenu en Sa présence. Une onde d'appréhension le traversa tandis que le lieu du rendez-vous se dévoilait au rythme de sa progression. Il vit d'abord le toit affaissé aux tuiles mal agencées, grignotées au fil du temps par un lichen gris-vert. En-dessous, les murs blanchis à la chaux, typiques des îles qui constellaient la mer Égée en grappes et chapelets. Des volets peints de la couleur de l'azur, celui près de la porte d'entrée ayant été légèrement entrouvert. Et à côté, assis sur un inconfortable tas de bois, un vieux chevalier attendait, le regard perdu dans les vagues qui venaient lécher la petite crique arrondie, à quelques mètres de la modeste cabane.
Shion se redressa et affermit son pas tandis qu'il parvenait à destination. L'homme darda sur lui ses yeux bleu pâle, presque transparents, et s'il éprouva de la surprise à voir son Pope ainsi découvert, mis à nu, seul un imperceptible haussement de sourcil le signifia. Il se leva, effectua deux pas qui firent grincer les jointures de l'armure qu'il portait, et s'inclina devant celui qui était son maître.
« La déesse est revenue parmi nous, dit-il d'une voix aux accents rocailleux.
— En vérité, Elle est revenue ! répondit Shion, respectant par ces paroles proférées un cérémonial millénaire. Harald de la Grue, mon vieil ami.
— Seigneur Shion », salua le chevalier d'argent.
Un sourire mi-figue mi-raisin étira ses lèvres tandis qu'il contemplait le visage du Pope, qui s'en amusa.
« Tu sembles étonné, Harald.
— C'est que... Je vous imaginais plus vieux », répliqua-t-il en souriant cette fois franchement.
Shion dissipa le début d'embarras qui pointait entre eux deux d'un éclat de rire.
« Vraiment, Grand Pope, vous faîtes plus jeune que moi, insista Harald, à présent suffisamment détendu pour se relever.
— Je te remercie, mais je vois ma vieille figure tous les jours dans le miroir. Et pas un ne se passe sans qu'un de ces profonds sillons ne se creuse un peu plus. Quant à toi, tu portes bien tes cinquante ans. De quoi irais-tu te plaindre ?
— Mon armure me semble un peu plus lourde chaque matin, plaisanta Harald avant de recouvrer sa solennité. Seigneur Shion, je... je n'aurais jamais cru me retrouver un jour en présence d'un représentant du peuple perdu. C'est un honneur. »
Le plus âgé hocha doucement la tête, compréhensif. Le peuple perdu... Il n'y avait guère que les plus anciens parmi les chevaliers du Sanctuaire pour conserver le souvenir de ce qui ne serait bientôt plus qu'une lointaine légende. Ne restaient plus que Mû et lui, deux îlots perdus, c'était le mot, au milieu des houles agitées par l'humanité. Et si l'apparence de son disciple suscitait parfois la curiosité, voire la méfiance de la part de ses pairs, elle se muait presque aussitôt en une sorte d'indulgence pour une particularité exotique, une coutume étrangère appartenant à un pays éloigné. Depuis plusieurs années, Shion s'attachait à renouveler le vivier d'apprentis, puisant dans des contrées de plus en plus lointaines pour mettre un peu de sang neuf dans les traditions archaïques du Domaine sacré. Si l'arrivée d'étrangers avivait certaines tensions chez les Grecs pure souche, elle avait cependant le mérite de détourner l'attention du tout jeune chevalier du Bélier. Et Shion devinait que ce dernier lui en savait gré.
Il reporta bientôt son attention sur la cabane. La porte bâillait légèrement, et par l'interstice s'échappait un vague murmure. Shion tendit l'oreille, s'imprégna des modulations harmonieuses de la voix grave, à l'accent indéniablement nordique.
« Solveig ? s'enquit-il auprès du chevalier.
— Elle vous attend, Seigneur.
— Et l'enfant ?
— Endormie, révéla Harald tandis que son visage fatigué s'illuminait d'une expression pleine de révérence. Un véritable ange tombé du ciel. Vous n'en croirez pas vos yeux.
— Je n'en doute pas », dit Shion, et la fermeté de son ton ne parvint pas à étouffer l'incroyable sentiment d'excitation qui s'empara de lui.
Avec précaution, il fit tourner la porte de bois sur ses gonds, priant pour ne pas éveiller l'enfant qui dormait paisiblement de l'autre côté. Ses paupières se plissèrent un bref instant, tandis que ses yeux s'habituaient progressivement à la différence de luminosité entre l'extérieur et l'intérieur de la cabane. Enfin il put distinguer la pièce et ses occupantes plongées dans la pénombre. Son regard se posa d'abord sur la femme assise à une chaise, un livre ouvert entre ses mains, avant de se porter sur le berceau qui trônait tout près d'elle.
Solveig n'avait pas changé. Toujours aussi élégante et hiératique, malgré les ans qui avaient blanchi sa chevelure et voûté ses épaules. Il se dégageait de son maintien toute la force et la noblesse d'âme que l'on était en droit d'attendre de la prêtresse dédiée au culte de Pallas Athéna.
Elle lisait ; Shion sourit en remarquant un doigt fin suivre les phrases inscrites sur la page, un geste qui rappelait les vieilles habitudes, et le caractère borné de Solveig qui, malgré sa mauvaise vue, avait toujours refusé de porter une paire de lunettes sur le bout de son nez. Dernier vestige d'une coquetterie féminine qui la rendait tellement attachante au cœur du Grand Pope. Il fallut à celui-ci quelques secondes avant de reconnaître le texte qui faisait l'objet de sa lecture. Par les dieux, cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas entendu ces mots-là ! Un coup d'œil à la couverture du livre confirma son hypothèse. Il ferma les yeux, évoquant dans sa mémoire les souvenirs de cette lecture qu'il avait tant aimé partager avec Solveig.
L'Iliade, bien évidemment. Le dix-huitième chant, celui qui s'ouvre sur la douleur du grand Achille à la mort de Patrocle, son fidèle compagnon d'armes. Il a fallu cette perte inconsolable pour décider de l'issue de la guerre contre les Troyens, et ramener le fils de Pélée sur le champ de bataille. Tandis que les Achéens rendent les derniers honneurs au guerrier tombé au combat, Thétis aux pieds d'argent se rend auprès d'Héphaïstos et le prie de donner à son fils les armes qui le protègeront des coups félons des Troyens.
Solveig était parvenue à la longue description du bouclier d'Achille. C'était une arme véritablement merveilleuse, faite d'or étincelant, d'argent précieux et de bronze indestructible. Les décorations en étaient si riches, si extraordinaires qu'aucun esprit humain ne pouvait se représenter le bouclier dans toute sa précision. Car il était dit que sa surface représentait l'univers tout entier : le ciel, la terre et la mer. La course du soleil et celle de la lune. Le dessin des étoiles sur la voûte céleste, leurs constellations. En son milieu enfin, le théâtre de la vie, celui des mortels avec leurs cortèges de joies et de peines, de fêtes, d'amours, de querelles et de guerres, leur génie industrieux, leur labeur incessant, rois, guerriers, paysans, hommes, femmes, enfants...
L'ancienne prêtresse énumérait toutes ces merveilles d'une voix douce, qui s'élevait dans la pièce et enveloppait la petite déesse lovée dans son berceau.
« Toujours ce conte de grand-mère ? dit Shion en guise de salut.
— Une lecture saine et enrichissante », répliqua Solveig, habituée aux taquineries du vieil homme.
Elle marqua la page avant de refermer le livre et de quitter sa chaise. Son regard attentionné glissa en direction du berceau, puis elle salua le Pope avec tous les égards qui lui étaient dus. Shion fit de même ; le rang de prêtresse était presque égal au sien, et si son importance au Sanctuaire était un temps tombée en désuétude, il n'en méritait pas moins tout l'honneur qui y était rattaché.
« Veux-tu La voir ? » demanda Solveig tandis que le Pope inclinait la tête vers le petit lit.
Elle s'écarta pour permettre à Shion de s'approcher. Celui-ci retint son souffle. Ses pieds glissèrent sans bruit sur le sol de terre battue ; seul le bruissement de sa robe troubla le silence qui s'était installé dans la cabane. Son corps usé se ploya au-dessus du berceau.
L'épuisement, les doutes, la tristesse, tout cela s'envola lorsque ses yeux se posèrent sur Celle qu'il avait attendue toute sa vie durant.
La couverture de laine se soulevait au rythme de la respiration régulière. Du bonnet orné de dentelle s'échappaient de fins cheveux mauves qui bouclaient sur un front blanc. La petite bouche en cœur s'entrouvrait légèrement, signe d'un sommeil paisible. Plein de révérence, Shion laissa errer son index sur une joue douce et rebondie. Il lui sembla que la déesse se parait d'un sourire, qu'ils se reconnaissaient tous les deux après une longue séparation. Durant quelques brèves secondes, il se demanda s'il retrouverait un peu de Sasha dans cette petite fille nouvellement née.
Shion ferma les yeux, s'imprégna du silence des lieux et de la présence d'Athéna revenue parmi ses fidèles. Et retrouva une certitude si longtemps perdue : quelles que fussent les épreuves qui allaient le conduire à sa mort prochaine, il partirait en paix. La mission confiée par Sage et Hakurei trouvait enfin son aboutissement, cristallisé dans le sommeil bienheureux de cette enfant. Bientôt, très bientôt, il rejoindrait ses vieux compagnons. Les souvenirs d'une si longue vie toquèrent aux portes de sa mémoire. Lorsqu'il se tourna vers Solveig, ce furent d'abord les traits de son frère qu'il vit, réplique parfaite du visage du chevalier des Poissons récemment disparu. Le même ovale parfait, la soie similaire de la chevelure pâle, les semblables yeux gris dont l'attention aiguisée paraissait porter au-delà de celui qu'ils contemplaient. Shion avait beaucoup apprécié Alrescha, sa vive intelligence qu'il n'imposait cependant jamais à ses interlocuteurs, ses manières policées qui tranchaient avec la rudesse de certains de ses pairs, la mélancolie sous-jacente qui, parfois, perçait dans le ton de sa voix. À présent il retrouvait tout cela dans Solveig, et plus encore, une puissance tranquille et une solidité qui avaient fait défaut à son jumeau. Car, comme l'étoile double dont il portait le nom, Alrescha partageait la même date de naissance que Solveig.
Celle-ci était accoudée à la fenêtre dont les volets étaient entrouverts. Elle glissa quelques mots de danois par l'ouverture, à l'adresse du chevalier de la Grue. Shion entendit l'homme acquiescer avant de quitter son poste et de descendre vers la crique.
« Alors, quel est ton avis ? demanda-t-elle en se tournant vers le Pope.
— C'est bien Elle, répondit-il dans un murmure. Cette aura, ce sentiment d'exaltation... Cela fait bien deux cent cinquante années que je ne les avais pas ressentis.
— Un temps bien long, même pour un Atlante, dit-elle avec un brin de moquerie. En tout cas, je suis soulagée d'apprendre que mes pouvoirs prophétiques ne m'ont pas trahie.
— J'ai toujours eu confiance en toi, Solveig.
— Toi oui, mais les autres ? » Sa voix se fit amère. « Te souviens-tu du jour où tu as restauré la charge de prêtresse d'Athéna ? Les anciens ont poussé des cris d'orfraie et juré que de leur vivant, aucune femme non masquée ne souillerait l'enceinte du Sanctuaire. Puis ils se sont penchés sur la question de ma solde et de mon logis, pour te laisser entendre par la suite que pour le même prix, ils pouvaient fort bien veiller eux-mêmes à l'exactitude des rites et leur interprétation. Des rites qui, dois-je te le rappeler, n'étaient plus observés depuis des lustres lorsque tu m'as investie de cette charge ! »
Elle avait haussé le ton sur ces dernières paroles, emportée par des récriminations qui faisaient l'objet d'une rancune tenace, nourrie à feu couvert depuis plus de vingt ans. Shion la considéra avec indulgence. Il savait qu'elle s'était battue contre des préjugés vieux de plusieurs siècles pour imposer sa présence au sein du Sanctuaire. Il savait aussi qu'elle avait raison. La charge de prêtresse avait été amoindrie au fil du temps pour finir par disparaître complètement. Elle n'existait déjà plus sous le règne du seigneur Sage. Et de fait, quelle utilité aurait pu être la sienne alors que le monde changeait, bouleversé par des mutations dont lui-même avait parfois du mal à saisir toute la portée ? Les dieux étaient tombés dans l'oubli, les temples étaient à l'abandon, les autels n'étaient plus que ruines, les rites plus célébrés... Offrandes, libations, prières, qui parmi les chevaliers actuels connaissait encore les gestes et les paroles consacrés ? Certes, la déesse n'avait jamais été très pointilleuse quant au culte qui devait lui être rendu, mais Shion avait estimé qu'il était de première importance de remettre ces antiques pratiques à l'honneur. Non seulement pour entretenir la flamme de la dévotion après plus de deux siècles d'absence, mais aussi et surtout parce que le doute s'était insinué parmi certains membres de la communauté. Si la plupart des chevaliers se taisaient, n'osant aller à l'encontre de la volonté de leur Pope, d'autres en revanche n'hésitaient pas à exprimer ouvertement leur scepticisme concernant le retour de la déesse et l'éventualité d'une nouvelle guerre sainte. Trop de temps s'écoulait entre chaque cycle, et les hommes étaient prompts à occulter les leçons du passé.
Pour lutter contre cette ambiance dangereusement délétère, Shion avait investi des jours durant les archives du palais, compulsant les annales, parcourant les chroniques, fouillant la mémoire écrite du Sanctuaire à la recherche d'une réponse, d'un remède. Il avait fini par trouver ce qu'il cherchait dans la traduction manuscrite d'un philosophe musulman, originaire d'Andalousie, qui remontait à la fin du douzième siècle. Shion comprit très vite que derrière les descriptions pittoresques de coutumes exotiques, l'érudit arabe ne relatait rien de moins que les affrontements successifs d'une guerre sainte. Plus que l'éloge du courage sans borne de ces hommes qui avaient combattu à l'époque, c'était le rôle tenu par la prêtresse d'alors qui avait retenu son attention. Sa place avait été prépondérante dans la vie religieuse du Domaine sacré, et cela bien avant le début des combats : c'était elle qui possédait le pouvoir de reconnaître la légitimité de l'incarnation d'Athéna. Par ailleurs, elle était seule avec le Pope à être habilitée à gravir le Mont Étoilé pour en recueillir les prophéties qui rythmaient leur destin. De manière plus prosaïque, si le Pope remplissait un rôle essentiellement militaire et politique, la prêtresse, de son côté, exerçait les fonctions liturgiques et administratives. Un couple indissociable et complémentaire, car l'un appuyait et renforçait le pouvoir et l'autorité de l'autre. Fort de cette découverte, Shion s'était débrouillé pour faire élire la personne la plus qualifiée pour le seconder : la pieuse et pragmatique Solveig.
Un bruit qui ressemblait à un gémissement contrarié les ramena précipitamment autour du berceau. Shion déglutit avec peine tandis que les longs cils de la déesse papillonnaient. Ses paupières finirent par se soulever, révélant de grands yeux violets assombris par la pénombre. Il expira doucement. Ce n'était pas le regard de Sasha.
Solveig avait sorti l'enfant de son lit. Après l'avoir un instant serré contre sa poitrine, elle le tendit à Shion d'un geste péremptoire.
« Que faut-il que je fasse ? s'exclama le Pope avec effroi, tout en tenant le bébé à bout de bras.
— Prends-La contre toi, vieil idiot. Comme ça. »
Elle arrondit la prise de l'Atlante autour du petit corps chaud, glissa l'une de ses mains sous la nuque fragile, affermit l'autre sous le divin postérieur, et cala les jambes qui commençaient à gigoter au creux de son avant-bras.
« Berce-La pendant que je prépare son biberon. »
Quelque peu désemparé, Shion obéit à l'injonction de la prêtresse qui s'affairait sans tarder devant un antique poêle de cuisine. Une fois à gauche, une fois à droite, le Pope ignorait s'il s'y prenait bien ou pas. Sans doute que non, songea-t-il en constatant que le visage de la déesse se plissait d'une grimace mécontente. Ses petits soupirs sanglotants se muèrent bientôt en irrépressible crise de larmes.
La délivrance parvint enfin sous la forme d'un biberon rempli de lait chaud. Solveig vérifia la température en versant quelques gouttes sur son poignet.
« Assieds-toi.
— Tu es sûre que tu ne veux pas plutôt...
— Non, Shion. »
Il obtempéra une nouvelle fois, prit place sur la chaise que Solveig avait occupé tantôt. Maintenant l'enfant contre lui, il saisit le biberon de sa main libre et l'approcha de la bouche du bébé, qui tendit aussitôt les lèvres vers l'objet de son plus vif désir. La position était inconfortable, ses gestes accusaient une indéniable maladresse, mais à mesure que les pleurs s'étaient calmés, Shion se rendit compte qu'il n'échangerait sa place pour rien au monde. Il prêta une oreille distraite aux conseils prodigués par Solveig, finit par froncer les sourcils lorsqu'elle lui montra un mince cahier dans lequel tout était consigné par écrit, ainsi que le sac contenant des affaires de première nécessité. Il comprit enfin où elle voulait en venir lorsqu'elle noua un châle de laine autour de ses épaules.
« Tu n'as pas l'intention de rester, n'est-ce pas ? s'enquit-il.
— En effet, acquiesça-t-elle. Oh allons Shion, je suis persuadée que tu sauras prendre soin de cette enfant sans moi, ajouta-t-elle en voyant sa mine s'allonger.
— Je ne suis pas un expert en puériculture.
— Parce que tu penses que moi, je le suis ? Au cas où tu l'aurais oublié, mes fonctions de prêtresse m'ont privée de l'expérience de la maternité. Et puis, tu ne seras pas seul. Le petit Sagittaire a bien un frère plus jeune, non ? Il me semble qu'il a toujours su s'y prendre avec les enfants.
— Lui-même n'est qu'un enfant ! Solveig, pourquoi partir maintenant ? Alors que nous approchons du réveil d'Hadès... Dohko me l'a confirmé il y a peu, et les prédictions du Mont Étoilé sont sans appel. Le Sanctuaire aura besoin de toutes ses forces vives, et tu en fais partie. »
Le dos de Solveig s'arrondit sous le poids de la fatalité.
« Shion, tu sais très bien que ce ne sera pas notre guerre, dit-elle en se tournant vers lui. Tu l'as vu comme moi dans les étoiles. Toi comme moi faisons partie de l'ancienne génération.
— Je suppose que tous les arguments que je pourrais te servir ne te feront pas changer d'avis ?
— Tu sais que ma décision est irrévocable.
— Tu sais aussi que je ne vivrai pas assez longtemps pour assister au début de la guerre sainte, ajouta-t-il d'un ton de reproche. Je ne suis même pas certain de voir cette enfant grandir. »
Oh, il avait accepté son destin, là n'était pas la question. Mais sa charge et ses responsabilités étaient si profondément ancrées en lui que l'idée de laisser les tous jeunes chevaliers et leur déesse sans l'ombre protectrice d'un guide l'effrayait au plus haut point. Solveig dut sentir ses réticences, car elle s'approcha de lui et posa une main sur la sienne.
« Tout se passera bien, Shion. Elle assumera son rôle et son pouvoir, comme toutes celles qui l'ont précédée, ainsi que toutes celles qui viendront après Elle.
— C'est que... je l'aime déjà, cette petite.
— Eh bien tu vois ! s'exclama-t-elle avec un rire. Tu te débrouilleras très bien tout seul. Regarde, elle a fini de boire. »
Shion ôta la tétine de la bouche du bébé, et Solveig en essuya les coins avec une serviette propre, qu'elle posa ensuite sur l'épaule de son Pope.
« Maintenant, tu vas l'aider à faire son rot.
— Pardon ? »
Sans laisser le vieil Atlante se répandre en protestations outragées, Solveig plaça le bébé contre son l'épaule et se mit à lui masser doucement le dos. Une grimace déforma les traits de Shion lorsque résonna à son oreille l'éructation divine.
« Et voilà ! fit Solveig d'un ton triomphal qu'il n'apprécia pas vraiment. La première leçon s'est bien passée, tu ne trouves pas ?
— Quels sont tes projets ? demanda-t-il, préférant détourner la conversation de manière diplomatique. Où vas-tu aller ?
— D'abord à Blue Graad, répondit-elle. J'y rejoindrai Pontios. (1) Ensuite... j'aviserai, selon les informations que nous aurons trouvées.
— Je persiste à penser que cette quête dans laquelle vous vous êtes lancés ne vous apportera que vaines chimères.
— Je connais ton sentiment sur le sujet. Mais il s'agit de notre quête, cette fois. Et tu auras beau ne pas l'approuver, je persiste à croire qu'elle te concerne, toi aussi. »
Shion ne trouva rien d'autre à faire que marmonner dans sa barbe. Encore et toujours l'Iliade, encore et toujours cette histoire tournant autour du bouclier d'Achille. Solveig avait donné foi à ce conte pour enfants, cette légende qui avait cours dans certains cercles de la chevalerie. Elle partait du principe que le Sanctuaire avait été créé à la suite de la guerre de Troie, et que c'était ce fameux bouclier, investi du pouvoir divin d'Héphaïstos et d'Athéna, qui avait donné naissance à toutes les armures. Certes, la description en était troublante, mais de là à affirmer son existence quelque part en ce bas monde, comme le faisaient Solveig et les anciens chevaliers d'or encore vivants...
« Vous vous bercez d'illusions, lâcha-t-il d'un ton peu amène.
— Peut-être bien, rétorqua Solveig. Mais je continue d'espérer, et de croire à la noblesse de ce rêve que je poursuis. S'il te plaît Shion, ne nous ôte pas ce qui sera sans doute notre dernière mission en tant que serviteurs du Sanctuaire.
— Bien sûr que non, dit-il, vaincu. Faites donc, et que la déesse vous soit favorable.
— Merci, Shion. Me permets-tu de garder Harald auprès de moi ?
— Évidemment. Je ne vais pas te laisser courir par monts et par vaux sans protection. Tu salueras Pontios et les autres de ma part ?
— Je n'y manquerai pas. »
Elle ouvrit la porte, sortit de la cabane et respira l'air chargé d'embruns. Shion resserra son étreinte autour du corps assoupi de la déesse, suivit la prêtresse comme elle descendait vers la crique où l'attendait Harald de la Grue.
Leurs adieux revêtirent une certaine cérémonie. Shion eut le sentiment que c'était peut-être la dernière fois qu'ils se voyaient. Et tandis que le Saint d'argent aidait Solveig à monter dans la barque qui les avait menés jusqu'à lui, il songea à la longue lignée de chevaliers qui s'étaient succédés, aux générations qui avaient vécu au Sanctuaire sous son égide et qui, parce qu'elles étaient nées en temps de paix, s'étaient détachées de la ferveur liée à la présence d'Athéna parmi elles.
Une vibration caractéristique agita le Péribole non loin de là. Shion en sentit les altérations sur son propre cosmos, qui maintenait l'efficacité de la barrière protectrice autour du Domaine sacré, de jour comme de nuit. Il n'eut pas de peine à deviner que certains chenapans avaient tenté de le suivre pour satisfaire leur insatiable curiosité. Un sourire narquois fleurit au coin de ses lèvres. Il était plus que temps de laisser partir le passé et de se consacrer pleinement à l'instant présent.
(1) Pontios : ancien chevalier du Verseau, maître de Camus.
