Vous connaissez la légende, n'est-ce pas ? Bien sûr que vous la connaissez. Sans quoi vous ne seriez pas en train de lire ces lignes. Pour celles qui, par miracle, viennent de coins reculés du royaume d'où elles n'en auraient jamais entendu parler, voici une petite leçon de rattrapage :

Quand les cieux et les terres n'étaient qu'un, à travers leur force croissait l'Arbre de Vie. Jusqu'à ce qu'un jour, une énergie destructrice, rouge comme le feu, recouvrit le cœur de l'Arbre et le dessécha lentement. L'Arbre se fendit et, afin de maintenir son cœur en vie, les forces qui le protégeaient en cachèrent les morceaux à la vue de tous. Alors le ciel s'obscurcit et la terre trembla jusqu'à se séparer en deux. C'était il y a de cela presque toute une vie humaine.

Qui a lancé cette flamme rouge sur le cœur de l'Arbre ? Personne ne le sait. Il ne fait seulement aucun doute des deux côtés que l'attaque était d'origine magique. Car la magie existait, du moins du temps où l'Arbre n'était qu'un. Les Honorables du Royaume Mâle racontent que c'était Mama. Les Honorables du Royaume Femelle racontent que c'était Papa. Je vous laisse deviner de quel côté je me place. Leurs accusations sont ridicules. Qu'est-ce que Mama aurait gagné à utiliser ses pouvoirs contre l'Arbre, la source même de toute magie, si c'est pour en récompenser ses sujets par une nuit constante et empêcher le moindre sort de fonctionner? Par contre, de l'autre côté… Pensez-vous. Vous ne trouvez pas ça étrange que nos épopées chantent toujours les louanges de magiciens, d'oracles, de savants et de gentils héros mais jamais de guerrières, de sorcières ou de prêtresses ? C'est évident. Au fur et à mesure que la génération avant moi avait de plus en plus accès à la magie, eux et Papa ont fini par craindre qu'on ne prenne le dessus.

Ces conflits ont eu lieu avant que je sois née. Je fais donc partie de la première génération à vivre sans magie et à ne pas avoir de pouvoirs. Quel effet cela fait, vous vous demandez? Honnêtement, pas grand-chose. Je dirais sans doute que je suis plutôt satisfaite. Oui, je fais partie de ces « folles » qui pensent qu'il y a du bon à ce que nous soyons séparées des hommes et privées de sortilèges. J'ai les chiffres de mon côté : depuis que les deux royaumes sont rivaux, les femmes se sont montrées plus productives, plus fortes et plus compétentes qu'elles ne l'ont jamais été quand nous étions un peuple uni. En sport, en sciences, en économie, en art, en stratégie militaire… A chaque domaine où nous les surpassons, c'est une page de l'Histoire dont ils nous ont privées que nous réécrivons.

A commencer par moi, Max Brienne, 23 ans, capitaine de la garde royale du Royaume Femelle (mais je préfère l'appeler le Royaume des Femmes). En cette nuit éternelle, ce matin-là, le ciel était dégagé et la lune brillait fort, faisant briller la lame de mon épée aiguisée, la pointe de mon arbalète et mon armure nouvellement lustrée tandis que je patrouillais sur la place forte de la cité. Je me dis que c'était un signe que la journée allait bien commencer. J'avais tort évidemment. Alors que je me rapprochais de la frontière, où je passais la plupart de mes inspections, j'aperçus une garde en train de somnoler sur place, vacante à son poste alors qu'un groupe de civiles au loin était en train de s'approcher de la Barrière. Heureusement, il lui restait encore de la distance.

En chemin qui plus est, je trébuchai dans une flaque dont je sentis l'eau glacée me traverser la chausse jusqu'à la cheville, ce qui me fit jurer intérieurement. Comme je n'avais pas le temps de l'enlever, j'en décollai seulement le petit papier qui y était collé. Ça ressemblait à une carte, si détrempée que je pus à peine y déchiffrer les deux lettres « X » et « O » d'un rose brillant. J'en plaignis sa propriétaire étourdie. Ce n'est pas comme si les rues étaient mal éclairées pourtant, avec la lumière que fait la Barrière !

La Barrière magique est la partie la plus reculée du royaume. On raconte que lorsque les conflits entre nos deux peuples sont devenus incontrôlables, chacun s'est réfugié de chaque côté de la frontière et a puisé dans ses ressources de magie pour l'élever. C'en fut la dernière manifestation que les deux royaumes vécurent avant qu'elle ne disparaisse pour de bon. La terre tout autour est aride, craquelée et rocailleuse. La Barrière, elle, est si vaste que nul ne sait où elle s'arrête ni à la verticale ni à l'horizontale. Elle est très blanche, brillante, ce qui demande un certain temps d'adaptation pour garder les yeux ouverts près d'elle, et son ronronnement constant peut facilement vous bercer. C'est pourquoi il faut aussi s'en méfier. Ce n'est pas pour rien que nous la gardons constamment. Sans m'apercevoir, la vigie aux yeux fermés continua de ronfler doucement, droit dans ses bottes, tandis que j'étais maintenant à sa hauteur. Quand je lui pressai le front de l'index jusqu'à la faire reculer, elle leva le nez pour voir qui avait osé la perturber et sursauta en me reconnaissant, subitement au garde à vous.

« Capitaine !

-Ça va ? Bien dormi ?

L'agente rougit jusqu'aux oreilles sous son casque. Je la connaissais. C'était une des nouvelles, boulotte, d'une tête de moins que moi et une coupe nette au carré, tout juste sortie de l'école. Probablement une de celles qui s'était engagé par vengeance du passé.

-Pardon, capitaine. J'ai veillé toute la nuit et j'attends ma relève. Ça n'arrivera plus…

-Bon, ça va. Elle est où, ta relève ?

-Je la vois, elle arrive ! dit-elle en pointant une silhouette derrière moi qui se rapprochait de nous d'un pas tranquille en roulant des hanches.

-Ah oui, la voilà. On va l'attendre ensemble alors, lui dis-je d'un air entendu. Dis, tu remarques rien, là ?

Comme je lui avais posé la question à mi-voix, elle rapprocha d'abord sa tête comme si elle avait mal compris. Puis, face à mon regard insistant, elle regarda fébrilement tout autour d'elle et se figea enfin comme un chien à l'arrêt quand elle aperçut les vadrouilleuses.

-Je te laisse faire ton taf, lui dis-je gravement.

Docile, elle se précipita vers le groupe de femmes qui n'était maintenant qu'à quelques mètres du champ de force et les arrêta.

-Hé, vous, là ! Oui, vous ! Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous, j'ai dit !

En la voyant foncer vers elles, trois d'entre elles, des gamines de 13-14 ans, avaient fait volte-face et couru en se dispersant comme un envol d'oiseaux. Heureusement, la garde avait réussi à attraper le bras de la troisième, la plus petite, qui tenta de se dégager en chougnant. Je vis également une quatrième, une vieille femme, restée immobile dans son dos.

-Lâchez-moi ! J'ai rien fait !

-Qu'est-ce que vous faites à traîner à la frontière ? Lui cria la jeune recrue au visage. Vous savez pas que c'est dangereux ? Que vous pouvez avoir la mémoire effacée si vous la traversez?

-C'est Khlaer et Mee-Na qu'ont dit à l'école qu'on peut accéder au Troisième Royaume de l'autre côté, se justifia l'autre en pleurant à chaudes larmes. Moi, je voulais juste regarder ! S'il vous plaît, madame, le dites pas à mes parents !

Ah, le Troisième Royaume. J'avais oublié cette fameuse rumeur. Depuis quelques années, dans les cours de récré et les bars, il se répète de bouche à oreille qu'il existerait un Troisième Royaume où la magie n'a pas disparu. Des plantes comme l'Arbre de Vie poussent dans les champs, femmes et hommes collaborent entre eux en paix et harmonie pour les faire grandir… Les habitants sont jeunes, très beaux, talentueux et sont doués de pouvoirs magiques. Avec bien sûr, aucune preuve à l'appui de son existence, son emplacement et encore moins un seul témoignage concret. Comme la jeune recrue fut prise de pitié par les larmes de la fillette, elle desserra sa prise.

-Bon. Exceptionnellement, je vais rien dire à tes parents. Mais attention. Parce que la prochaine fois, je vais…

-Attention !

J'arrivai juste à temps pour empêcher la vieille, qui avait levé une lourde pierre au-dessus de sa tête, de la faire tomber sur la jeune garde. La pierre tomba de côté, déstabilisant la recrue qui échappa sa prise. Evidemment, la petite en profita pour s'enfuir à toutes jambes. La vieille se débattit mais je mis peu de temps à lui coincer les mains dans le dos et mettre les fers à ses poignets, fins comme des pattes d'oiseau.

-Vous devriez avoir honte ! cria-t-elle. S'en prendre à des enfants et une femme de mon âge ! Honte à vos mères, mesdemoiselles !

-Calmez-vous, madame. Vous êtes leur grand-mère, c'est ça?

-Non ! Elles ne sont pas avec moi ! Je ne sais pas qui sont ces enfants. Moi, je suis venue retrouver mon mari et mon fils.

En les mentionnant, elle cessa de lutter et baissa ses yeux gris vers la terre sèche.

-Ça fait tellement longtemps que je ne les ai pas vus… On m'a confisqué toutes les photos que j'avais d'eux. Mon fils est né bien avant que cette maudite barrière ne soit en place. Je ne veux pas mourir avant d'avoir revu une dernière fois leurs visages.

-Madame, répliquai-je aussi sec en me mettant face à elle. Réfléchissez : même si nous vous laissions passer, après avoir traversé la Barrière, vous ne vous souviendriez même pas de leurs noms. Comment vous pourriez les retrouver, alors ? Vous-même, vous ne sauriez même plus qui vous êtes. Vous ne pensez pas qu'ils en profiteraient, de l'autre côté ?

-Je m'en fiche, répondit-elle en détournant les yeux. J'ai plus rien à perdre. Je veux juste être avec ma famille. J'avais votre âge quand ils ont emmené mon fils à la frontière, vous savez.

Comme je la poussai pour l'écarter de la Barrière, elle tenta de tirer sur ses menottes, en vain.

-Attendez ! S'il vous plaît ! Faites une petite exception pour moi ! Personne ne le saura ! J'ai de l'argent ! Pitié pour une vieille femme ! Pitié !

-Allez, avancez, madame. Toi, tu restes là et t'attends ta relève, dis-je à la recrue qui demeura raide, incapable de décider quoi faire.

Le temps que je raccompagne la vieille femme à la ville, elle pleura et renifla tout le long du trajet jusqu'à ce que je la confie à une autre patouille qui passait et l'emmena à la prison. Quand je revins dans le sens inverse, je vis la relève qui discutait avec la première qui croulante de sommeil. Quand elles me virent toutes les deux, elles s'interrompirent aussitôt. J'avais déjà eu quelques altercations avec la relève, une grande brune aux longs cils qui secouait toujours ses cheveux en parlant. Elle savait que je ne l'aimais pas, et elle me le rendait bien.

-Ok, tu peux y aller, dis-je à la petite boulotte. Attends, avant que tu partes, juste une chose... Tu vois comment j'ai géré la situation, là ? Avec la vieille dame ? C'est exactement comme ça que tu dois régler tous les cas. Toujours. Si tu choppes une gamine et qu'elle te fait ses grands yeux de biche pour pas que tu la caftes, te laisse pas embobiner. Sois pro. Je sais, c'est dur, mais on n'a pas le choix. C'est la loi. Ok ?

-Ok, capitaine.

-Et que je te chope plus à roupiller sur place. C'est à cette heure-ci que t'arrives, toi ? Dis-je en me tournant vers la relève qui sursauta.

-Oui. Pardon, capitaine. J'ai eu une panne de réveil.

Elle produit un petit rire qu'elle croyait sûrement mignon. Au regard que je lui lançai, son sourire s'effaça.

-Et c'est quoi ça ? Dis-je en pointant du doigt le trou en forme de cœur sculpté dans son armure au niveau de la poitrine.

-Ça ? C'est une amie forgeronne qui m'a customisé le décolleté. Je peux aussi lui faire faire la même version en doré, si vous voul…

-L'armure dorée, c'est seulement pour les capitaines. C'est moi. Vous, vous devez porter des armures grises et in-té-gra-les, articulai-je. Et il y a une raison pour laquelle les armures n'ont pas de décolletés. C'est pour pas se prendre une flèche « là », dis-je en enfonçant mon doigt sur le cœur de peau nue, ce qui la fit grimacer.

Exaspérée, je desserrai l'écharpe que je portais sous mon col en ce matin frais.

-Mets ça, dis-je en le lui lançant à la figure. Couvre ça bien. Et demain, t'as intérêt à avoir réparé ton armure ou t'entendras parler de moi. On te paye pas pour agiter tes miches sous le nez de l'ennemi. Compris ?

-Oui, capitaine. »

Lorsque je leur tournai le dos pour continuer ma ronde, je l'entendis néanmoins chuchoter à l'autre : « Sérieux, c'est quoi son problème, à l'autre coincée du cul? ».

Je décidai de laisser filer. J'étais moi aussi très fatiguée d'enchaîner une ronde du matin avec celle de la nuit. C'est au petit matin que les recrues sont le moins vigilant. A part ça, j'aimais ce travail et j'étais fière d'y être la meilleure... Si seulement je n'avais jamais à menotter une femme qui pourrait être ma propre mère.

Alors que je longeai la Barrière, je sentis qu'on m'observait. Je me retournai, mais les deux recrues étaient déjà loin derrière moi. Et la garde du poste suivant, balayant régulièrement les alentours du regard, m'avait saluée puis repris sa routine. Je continuai d'avancer. Pourtant, la sensation ne diminuait pas. Au contraire, il me semblait même qu'on me regardait plus attentivement encore. D'instinct, je fis face à la Barrière et pointai droit devant moi mon arbalète. Mon instinct avait vu juste. De l'autre côté, en transparence, je devinai la forme d'un grand homme qui me fixait, debout, immobile.

« Reculez!

La silhouette ne bougea pas.

-J'ai dit, reculez !

Elle ne bougea toujours pas. J'étais incapable d'établir la distance qui séparait réellement les deux royaumes donc je ne pouvais pas savoir s'il ne m'entendait vraiment pas ou s'il faisait semblant. Je n'avais jamais non plus vu un habitant de l'autre côté venir d'aussi près. Quand je tirai à travers la barrière à ses pieds, il finit cependant par faire quelques pas en arrière, choqué. Je supposai que c'était le mari de la vieille femme qui l'attendait de l'autre côté.

-Vous ne l'aurez pas ! Vous entendez ? Elle restera avec nous ! Si vous tentez quoi que ce soit pour vous approcher de la Barrière, je vous tuerai sur-le-champ !

L'homme inclina la tête, comme pour faire signe qu'il avait compris, entama le geste de partir, s'arrêta, puis partit pour de bon. Quand je fus certain qu'il était hors de vue, je repris mon chemin. Quelque chose l'avait fait hésiter à partir. Je me demandai ce que c'était. Au milieu de ma réflexion, une garde qui venait de la ville vint vers moi.

-Capitaine! On vous demande au palais!

Je retins un grognement. J'étais à deux postes près de finir mon inspection et rentrer retrouver mon lit! Mais après tout, si Mama en personne me convoquait, c'est que c'était sans doute très important. En dépassant le poste que j'étais censée inspecter, je vis, gravée dans la pierre, une inscription en lettres pointues des trois lettres « E », « X », « O » dans un cœur. Qu'est-ce que ça pouvait bien être, décidément ?