J'ai écrit ça y a TRÈS longtemps, mais je viens de trouver ça sur ma clé USB alors, why not. Je sais pas si j'écrirai la suite en tout cas. Je me suis avoir eu cette idée en regardant An American Affair et le reste avec la chanson Death of a President de Dustin O'Halloran. À la base je voulais nommer cette chanson d'après I Put a Spell On You de Nina Simone. Bref, écoutez la playlist (lien sur mon profil) de la fiction en lisant ça.
Levi, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. N'est-ce pas ainsi que commence une histoire qui finit mal ? Au risque de vous décevoir, cependant, il n'y a aucune Lolita dans cette histoire. Il n'y a que les souvenirs de ma jeunesse, des détails partiellement effacés qui pourtant resteront ancrés sous la peau. Quand ai-je commencé à perdre pied ? Je ne sais pas; personne ne saura jamais vraiment. Ecrire, c'est mon travail. Je suis payé pour ça. J'écris des livres, j'écris des pages et des pages de mensonges que les gens se procurent volontiers. D'ailleurs, j'ai toujours eu cette obsession de la première page. Vous savez, quand vous voulez captiver votre lecteur dès les premières lignes, de manière à ce qu'il refuse de fermer le livre sans tourner la page ? Eh bien, c'est ce que je préfère dans l'écriture de mes bouquins. Mais ne vous méprenez pas, ceci n'est pas un bouquin. Je n'écrirai sans doute jamais sur Levi. Il a nourri l'inspiration d'un gamin perdu dans l'immensité de l'écriture. Il m'a apporté ce dont j'ignorais l'inexistence dans ma vie. Non, je n'écrirai sans doute jamais sur Levi. Ce n'est pas un banal personnage d'une banale histoire, un simple prénom oublié entre les lignes. Non, ceci n'est pas un bouquin. Ceci est une histoire, une histoire que je vous raconte dans le murmure de la nuit, assis près du feu - un secret du bout des lèvres. Mais ne le dites à personne. Je ne sais pas qui écoutera ces mots; un adolescent aux idées pleines de vie; une veuve solitaire; peut-être même que l'on se connaît. Ceci est une histoire qui ne se raconte qu'une fois. Certains l'oublieront tout de suite après, d'autres y penseront dans la baignoire ou en traversant la chaussée. Peu importe. Quoiqu'il en soit, Mesdames et Messieurs, écoutez-moi bien, car je ne le redirai pas deux fois : ceci n'est pas un vulgaire bouquin, ni même un poème fade et sans rimes. C'est l'histoire de la personne que j'ai été avant que le temps ne m'efface, et quand l'aube se lèvera, tendez l'oreille. Si vous êtes assez chanceux, vous entendrez peut-être son rire résonner dans le silence comme un souvenir oublié.
I
The Other Man
Avant que vous n'alliez plus loin, il faut que vous sachiez : je suis une contradiction. J'ai passé une bonne partie de ma vie à essayer de trouver des réponses à mes questions, à essayer de savoir si j'étais malheureux ou si, au contraire, l'extase me frôlait le bout des doigts. Pour être honnête, je ne le saurais probablement jamais. La vérité, c'est que je suis incapable de faire la différence entre le raisonnable et les nouvelles expériences, la beauté de la laideur, la tristesse la plus hideuse en face du bonheur brut. C'est sûrement pour cette raison que je ne saurai jamais si Levi était une erreur ou simplement une étape primordiale de la construction de l'être humain sain et sans surprise que je suis. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, je venais tout juste d'avoir vingt-et-un ans, et le jour même de mon anniversaire, j'emménageais dans un appartement modeste, reflet honnête de mes moyens, au coeur de la ville, Stohess. Un idiot comme moi n'aurait jamais dû sortir de la fac aussi tôt — ou y entrer en premier lieu. Dès que les portes se sont ouvertes pour me laisser partir, j'ai déployé mes ailes pour la grande aventure, et le rêve bien modeste que je m'étais approprié était devenu réalité, banal et sans importance.
Août 68. Trop chaud pour sortir, trop chaud pour rester bêtement assis dans son fauteuil. Une solution : perdre la journée entière à hésiter entre les deux options. On a vite fait d'oublier que les secondes, tout comme la glace, fondent, elles aussi. Mais je commençais à me demander si la chair humaine n'avait pas acquis cette capacité, elle aussi, quand des perles de sueur coulèrent le long de ma tempe, aussi innocentes que des gouttes de pluie. J'avais eu la chance culottée de finir à deux pas de chez mon plus cher ami, Armin Arlert, et si deux portes grinçantes nous séparaient, c'était comme si elles n'existaient déjà plus.
"C'est le dernier," soupira Armin en déposant le dernier des cartons sur une semi-pile posée au beau milieu de la pièce principale. C'était un petit appartement, avec l'essentiel à portée de main ; une cuisine, une chambre, une salle de bain ; de la place pour écrire et de la place pour penser. Plus que tout, de la place pour ne rien faire. Dieu savait que c'était ma spécialité. "Je soutiens que tu aurais dû laisser tout ça chez toi."
Armin jeta un coup d'oeil autour de lui seulement pour se retrouver face à des piles et des piles de bouquins emballés. Je foutais le camp de chez moi, et tout ce que je trouvais de mieux à faire était d'empaqueter mes livres et de les traîner jusqu'ici. Bon, pas vraiment traînés, puisque je me promenais dans une vieille Renault 8 couleur crème que le temps n'épargnait malheureusement pas. Mais l'idée était là. À part ma machine à écrire, mes vieux carnets et mes bouquins, sans oublier mon tourne-disque et ma ridicule collection de 78 tours, je n'avais pas grand chose. Excepté peut-être un peu d'optimisme et l'intrépidité d'un jeune garçon totalement ignorant.
Slalomant entre les piles de cartons, Armin trouva son chemin jusqu'à l'un d'eux déjà ouvert près de la fenêtre. Il en sortit un bouquin épais et essuya la couverture poussiéreuse de la paume de sa main avant de se tourner dans ma direction, un large sourire sur les lèvres. Il avait attaché ses mèches blondes en un semblant de chignon, et de là où il se tenait, les derniers rayons du soleil recouvraient sa peau d'un voile d'été.
"Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur ?" lut-il avant de retourner le livre vers lui pour observer la couverture une nouvelle fois. Un haussement d'épaules de ma part et il plongea sa main libre dans le carton pour en sortir un deuxième au hasard. Avant qu'il ne puisse faire une autre remarque sur mes bouquins, je m'étais déjà dirigé vers le tourne-disque déjà installé sur un meuble vide pour lancer Down In Mexico. La mélodie familière emplit la pièce ; elle avait un goût de liberté. En reconnaissant la chanson, Armin leva les yeux vers moi et éclata de rire, puis ses yeux joueurs se reposèrent tranquillement sur le livre qu'il tenait dans ses mains. Il le posa au-dessus de celui d'Harper Lee et la seconde d'après, en sortait encore un autre. Cette fois-ci, un rire mélodieux s'éleva dans le salon et je levai si brusquement la tête que ma nuque craqua presque dans la foulée.
"Quoi ?"
En guise de réponse, Armin tendit le livre dans ma direction, et je sentis le rouge me monter aux joues en reconnaissant le livre de Jane Austen. "Orgueils et Préjugés ? Vraiment ?" Armin ne se moquait pas de moi, je le connaissais trop bien pour me laisser croire le contraire, mais nous avions pris l'habitude de nous taquiner l'un l'autre et lorsqu'il s'agissait de remettre en place ma virilité, je ne répondais plus de moi-même.
"Et alors ?" Une réponse, non, un grognement, plutôt. Armin éclata de rire une fois de plus, leva les mains dans un geste pacificateur et passa au suivant. Mes joues étaient devenues brûlantes en l'espace d'une poignée de seconde, comme si la chaleur étouffante d'Août n'était déjà pas suffisante.
Il en sortit d'autres qui finirent, comme les précédents, sur la table ronde qui trônait au milieu de la pièce. La Lettre Ecarlate, l'Attrape-coeur... Ce dernier, d'ailleurs, était certainement mon livre préféré jusqu'ici. J'avais la tendance dangereuse à apprécier chaque bouquin que je lisais, comme si j'étais dans l'incapacité surnaturelle à détester une seule des oeuvres que j'achetais. Mais je savais sans avoir besoin de l'expliquer qu'il était cher à mes yeux. C'était peut-être le style honnête qui ne mentait pas, presque vulgaire et pourtant si banal qui m'apparaissait comme plus plaisant. Ou peut-être était-ce simplement lié au fait que le protagoniste, Holden, partage des points communs avec moi. Premièrement, il évitait ses parents, ensuite, il avait découvert la ville en même temps que moi. Je sortais de l'école; lui aussi, même s'il s'en voyait expulsé par un malencontreux incident par rapport auquel j'étais étranger. Nous étions tous les deux ignorants de beaucoup de chose; la vraie vie, le sexe, le bourdonnement des rues la nuit, celles qui ne dorment jamais, même pas une minute. Elevé comme n'importe quel gosse raisonnable, j'avais à peine entendu parler de la masturbation, et ce n'était qu'après avoir découvert le délice dangereux de l'écriture que j'avais décidé de me donner les moyens de voler un peu plus haut. De voler tout court.
Armin et moi avions continué à déballer les cartons, ce jour-là. La plupart d'entre eux s'étaient avérés contenir des bouquins, sans surprise pour moi, mais toujours une partie de plaisir étonnante pour Armin. La fin de la journée approchait, et disque après disque, je savourais la banalité ridicule de mon vingt-et-unième anniversaire. The Del Vikings chantaient Come And Go With Me et l'air tiède n'avait jamais semblé si bon. Bientôt, quand le ciel bleu n'était plus qu'un vague souvenir qui avait laissé place à des nuances timides de rose, d'orange et de parme, il y eut un coup de klaxon dehors. Puis des bruits ont suivi, Armin n'y prêtant même pas attention; des mélanges confus de portes de voiture, d'éclats de voix et d'autres bruits indistincts que je n'avais pas encore appris à reconnaître. Curieux depuis toujours, il ne me fallut qu'une seule seconde pour atteindre l'une des nombreuses fenêtres, dont la partie inférieure était relevée, me permettant de me faufiler en dehors pour regarder la ville s'agiter.
Deux types s'engueulaient sur le trottoir, une porte de voiture encore ouverte derrière l'un d'eux. J'ai supposé, logiquement, qu'ils étaient la source de ce raffut, et par ennui peut-être, j'ai continué à les observer du haut de ma fenêtre. Bien sûr, il y avait le risque qu'ils lèvent le menton et me remarquent, mais je n'avais jamais été du genre à garder ce genre de choses à l'esprit. Un gamin, on disait. En tout cas, ces deux types semblaient être les prochaines victimes de la chaleur estivale, celle-là même qui faisait des ravages en poussant les gens à bout.
L'un des deux gars cria quelque chose de très impoli à l'autre, mais ça ne devait pas être bien important car je n'ai jamais réussi à me souvenir de l'insulte en question. Enfin, j'étais peut-être déjà trop occupé à regarder une silhouette nonchalante traîner des pieds sur le trottoir d'en face, marchant avec lenteur, une cigarette à la main. Le type portait un pantalon banal et une chemise blanche aux manches retroussées, des bretelles passant par le creux de ses épaules faisant office d'une deuxième ceinture. Oubliez ça - elles auraient peut-être pu avoir une telle utilité si elles n'étaient pas si lâches, lui permettant d'agripper d'un doigt l'une d'elles, de la même manière qu'on agripperait inconsciemment la lanière d'un sac balancé sur l'épaule. Il attrapa sa cigarette entre son pouce et son index, de ce que je pouvais voir de là-haut, et après avoir regardé le bâton de tabac d'un air absent, le jeta à ses pieds avant de l'écraser du bout de la chaussure. Il se retourna brièvement en direction du trottoir sous ma fenêtre, celui-là même qui abritait les deux idiots dont les femmes (j'ai supposé, aussi) s'étaient, elles aussi, mêlées à la scène pour tenter d'intervenir, et pendant une seconde, la lumière faiblarde du Soleil refléta son charme dans sa chevelure noire. Puis, aussi vite qu'il était arrivé, il est reparti. Il s'était engouffré dans l'immeuble d'en face et avait fermé la porte derrière lui sans se donner la peine d'accorder un regard aux deux ménages qui réglaient leurs comptes sur le trottoir.
Mes coudes devenaient douloureux dans la position maladroite que j'avais adoptée (difficile de se glisser dans la fente de la fenêtre autrement) alors je me suis extirpé de là et j'ai laissé la fenêtre ouverte parce qu'il n'y avait aucun intérêt à la fermer. La musique était suffisamment forte pour que les bribes de voix ne se fondent derrière une mélodie de saxophone, et puis de toute façon, il faisait trop chaud pour se permettre un tel caprice.
Une heure plus tard, le soleil s'était couché et Armin avait disparu l'espace d'un instant dans son appartement pour débarquer derechef dans le mien, un minuscule gâteau fait maison posé sur une assiette pâle. Il y avait une bougie plantée en son milieu, juste une, parce que a) il aurait été difficile d'en disposer plusieurs, et b) Armin n'avait que ça. Un autre disque tournait sur la commode et une lampe était allumée dans le coin de la pièce. La plupart des cartons étaient partis se réfugier dans ma chambre, l'endroit que je consacrais par habitude à la procrastination la plus vulgaire. Le salon maintenant délivré d'une bonne moitié de bordel empaqueté laissait la place de s'asseoir autour de la table ou sur le canapé. Moi, j'étais déjà affalé sur le fauteuil, un livre sur les genoux, et le manque frappant de meubles dans la pièce contrastait avec les vingtaines de livres empilés à mes côtés, à même le sol.
"Bon anniversaire, crétin." Puis quelques sourires plus tard, la journée était définitivement finie. L'espace d'un instant, j'ai laissé le genre de pensées stupides que j'avais souvent m'emplir l'esprit. Est-ce que ma mère était triste de ne pas m'avoir avec elle pour la première fois le jour de mon anniversaire ? Aucun d'eux n'avait appelé pour me souhaiter quoi que ce soit, mais je connaissais assez bien mon père pour savoir qu'il avait certainement interdit tout contact avec moi. Il ne m'en voulait pas autant qu'il en avait l'air, parce qu'il disait toujours qu'on ne pouvait pas freiner la curiosité humaine et c'était bien ce que j'étais. Un curieux. C'était pour ça que j'avais pris ma machine à écrire et ma voiture, et que j'étais venu m'installer là où personne ne m'attendait, et là où, sûrement, personne n'avait besoin de moi. Ce n'était pas non plus comme si on avait eu besoin de moi à la maison.
Enfin. Vous savez, ce sentiment de regarder quelque chose mais de ne pas parvenir à vous concentrer dessus, comme si vous étiez en train de voir à travers ? Eh bien, c'était ce que j'ai ressenti le lendemain, assis comme un idiot sur la chair de cuir de l'autre côté du bureau. L'éditeur, Monsieur Shadis, paraissait-il, avait lu l'ébauche du bouquin que j'avais commencé, et silencieux, il était enfoncé dans son siège comme le maître du monde, posant sur moi des yeux à la fois perdus et concentrés. Moi, je n'avais pas d'autre choix que de soutenir le regard qu'il faisait passer à travers moi, si bien qu'au début j'ai dû me retourner pour être certain qu'il ne fixait pas quelque chose dans mon dos. Au bout du moment, après avoir noué ses doigts dans un geste digne d'un médecin annonçant le cancer à son patient, il s'est penché et a soupiré.
"C'est intéressant." Ha. Vous ne connaissez pas le goût du ridicule jusqu'à ce que vous vous preniez ce genre d'excuses en pleine figure. J'étais jeune, imprudent, pas forcément brillant mais j'avais au moins le mérite de savoir écrire, et ça, c'était, paraissait-il bien, la chose primordiale pour un écrivain. Ou plutôt, l'écrivain que je n'étais pas encore. J'étais trop mal à l'aise pour laisser mes proches, quels qu'ils soient, lire ne serait-ce qu'une phrase de mes semblants d'histoire, et pourtant, j'avais assez de culot pour me présenter en face d'abrutis dans son genre, prêt à recevoir la plus belle gifle de ma vie.
"Intéressant ?" Il y avait toujours eu un peu de défi dans ma voix, comme si quelque part, inconsciemment, je cherchais à impressionner les gens, même lorsqu'il était évident que j'en étais incapable. Mais cette fois, ce n'était plus vraiment du défi; c'était plus de l'irritation pure et dure, mêlée à l'impatience que j'avais toujours traînée derrière moi.
"Intéressant," répéta le type, toujours aussi immobile. Et puis, au bout de quelques secondes, il a repris. "Mais ça ne suffit pas, j'en ai bien peur." Encore une fois, il a fait une pause, et alors que je m'attendais à ce qu'il reste silencieux pendant une minute supplémentaire, il a enchaîné en haussant les sourcils, comme si c'était une évidence et qu'il n'y pouvait rien faire. "Vous êtes jeune. Vous avez du potentiel." Il s'est penché un peu plus, mais je ne voyais pas où il voulait en venir. "Mais vous n'avez encore rien vécu." Il s'est tu pour attendre ma protestation, qui ne vint pas. "Ecoutez. Des auteurs dans votre genre, j'en reçois des vingtaines dans mon bureau tous les jours. La plupart d'entre eux posent de la merde sur mon bureau. Certains réussissent à passer le test, mais ils ont tous une chose en commun : jetable ou pas, ils ont tous conscience de ce qu'ils ont gratté sur le papier. Expérience personnelle, fascination... j'ai tout vu. Le fait est que vous avez un problème ici, mon garçon."
Je ne comprenais vraiment pas. Est-ce qu'alors, mon début de bouquin était potable ou bon à brûler dans la cheminée que je n'avais pas ? Mes parents n'ont jamais considéré, et ne considéreront sûrement jamais l'écriture comme un métier à part entière. Selon eux, c'est fait pour les flemmards. Pour les lâches. Pour les rêveurs. Quelque part, mon père associe tous ces gens dans une seule et même case. Mon objectif ? Réussir. Lui prouver qu'il avait tort - sauf peut-être sur le mot rêveur, parce que rêveur, je l'avais toujours été. Et je le resterai jusqu'à mon dernier souffle; inutile de lutter. Toujours était-il que ce type était, semblait-il, en train de me refuser un contrat.
"Revenez quand vous aurez compris le sens de vos mots."
J'ai longtemps cherché ce que Shadis avait voulu dire par là. Au début, je me disais : c'est stupide, je les ai écrits après tout, non ? Le type en lui-même n'était pas méchant, il était certes un peu impoli et un personnage pour le moins singulier, mais il était honnête et c'était quelque chose qu'on ne pouvait pas lui reprocher. Puis, finalement, un soir, j'ai compris ce qu'il voulait dire. Tout comme il me l'avait fait entendre, je n'avais encore rien vécu. J'étais trop jeune. Trop ignorant. Trop... naïf. Mes mots n'avaient que le sens que je pensais leur donner; et en réalité, j'étais à côté de la plaque. Comment écrire une romance lorsqu'on n'a jamais goûté le plaisir à deux ? Comment savourer le génie du mal lorsqu'on n'a jamais tué quelqu'un ? Certes, il est inutile d'être un tueur recherché pour publier un livre policier, mais l'idée était tout de même là. Mes mots étaient creux. Et moi aussi.
La première fois où j'ai commencé à ressentir les mots comme une deuxième enveloppe charnelle était la première fois où j'ai été témoin de quelque chose d'assez troublant pour perturber la courbe linéaire de mon inspiration. Il faisait nuit noire, Armin était certainement dormi sur le canapé de son appartement, et j'étais trop pris dans l'écriture de je-ne-savais-quoi pour me préoccuper de la solitude qui me lançait à chaque minute un peu plus. Les fenêtres ouvertes, comme toujours, parce que Stohess était encore plus chaud que le cul de Satan et que je n'avais pas peur des moustiques. J'étais assis à côté de la fenêtre, occupé à taper silencieusement sur ma machine à écrire, mais chaque fois, le bruit s'arrêtait, mes mains se figeaient au-dessus de l'appareil, et l'instant d'après, une feuille de plus finissait froissée dans la poubelle. Les mots de Shadis m'avaient troublé et je ne savais plus ce que j'étais censé écrire. Je ne ressentais plus les mots comme j'avais l'impression de le faire avant cette entrevue; je les tapais, c'était tout. Rien de plus. Le tout était encore plus creux que ce qui l'était avant.
Le silence devenait insupportable et mes mains nerveuses n'arrêtaient pas d'attraper ma tasse de café pour la porter à mes lèvres, sans pour autant jamais les toucher. Car à chaque fois, je la reposais aussitôt, décidé à écrire; et cinq minutes plus tard, le même scénario se répétait en boucle. Vous avez déjà regardé la Provocation dans les yeux ? Non ? Bien sûr que non. Quel idiot je fais. Je vais vous dire : moi, si. C'était quand il n'y avait plus un bruit et que j'avais pris ma tête entre mes mains pour laisser mes idées se calmer. Le mal de crâne arrivait à vive allure et j'étais trop têtu pour éteindre la lampe et aller me coucher. De toute façon, j'avais une dizaine de carnets vierges dans ma chambre, et rien ne garantissait que la détermination, aussi stupide soit-elle, n'allait pas me pousser à gratter et déchirer les pages là-bas aussi. Autant rester ici.
C'était le beau milieu de la nuit. Un bruit m'a tiré hors de mes songeries en me volant un sursaut au passage. J'ai cru, l'espace d'une seconde, qu'Armin venait de rentrer dans mon appartement, mais un coup d'oeil à la porte suffit à m'affirmer que la porte était fermée. Que personne ne l'avait ouverte. Alors j'ai tourné la tête, mes yeux ont vaguement effleuré la façade de l'immeuble voisin, et se sont posés sur ma machine à écrire comme pour regarder un ennemi dans le blanc des yeux. Et soudain, quelque chose m'a frappé, comme lorsqu'on se rend compte un peu trop tard d'une chose qui nous est passée au-dessus de la tête. J'ai tourné la tête si violemment que la vague crainte de la sentir se détacher du reste de mon corps m'a effleuré l'esprit. Puis mes yeux fatigués ont scanné à travers la fenêtre ouverte, seulement pour se poser sur un visage familier. Un buste pâle dépassait d'une fenêtre, et de la même manière que j'avais espionné la stupide dispute des deux couples l'autre jour, il observait dehors. Le type aux bretelles. Ses épaules étaient nues, tout comme le reste de ce que son corps voulait bien montrer, mais je savais qu'il portait un pantalon. Du moins, je l'espérais. Et c'est là que j'ai réalisé.
Qu'il n'était pas seul.
Par-dessus son épaule, un visage était enfoui dans le creux de son cou alors qu'il fumait nonchalamment sur le rebord de sa fenêtre. On aurait presque cru que la présence de la deuxième personne l'irritait. Mais il n'avait pas l'air plus expressif que la dernière fois où je l'avais vu, et bouffée après bouffée, il semblait savourer le silence de la nuit. Et puis, trop pris par la curiosité pour réaliser qu'une fois de plus, je violais la vie (pas si privée) des gens, je l'ai regardé fermer les yeux alors que des lèvres se baladaient le long de son épaule. D'autres choses m'ont sauté aux yeux, et curieusement, je ne sais pas pourquoi elles ne m'ont pas frappé plus tôt : premièrement, l'espoir innocent qu'il porte un pantalon était vain, et secondement, la personne qui avait l'air déterminée à lui faire lâcher sa cigarette était un homme.
Mon coeur a bondit dans ma poitrine à cette réalisation. Ce n'était pas choquant plus que ça, mais quelque part, sans trop savoir pourquoi, je n'avais pas songé à cette possibilité. Mes yeux retombèrent tristement sur mon bureau alors que je fronçais les sourcils pour tenter d'ôter ce singulier spectacle de ma mémoire. Mais l'instant d'après, je les regardais à nouveau, comme fasciné par une chose que je n'avais encore jamais vue, ni lui, ni l'autre, ni même les deux ensemble. L'homme derrière lui était blond et ses mèches, probablement bien coiffées au départ, retombaient mollement sur son front comme le toucher d'un fantôme. Quant au type à la cigarette, il avait incliné la tête sur le côté pour laisser l'autre gagner du terrain, mais il fallait être idiot pour ne pas voir à quel point il menait la danse, même s'ils ne faisaient rien de plus qu'échanger des sensations charnelles. Et comme le voyeur que je n'étais pas, j'ai continué de regarder, absorbé par la manière dont le type à la cigarette ouvrait puis fermait la bouche, incapable de prononcer la moindre protestation, comme s'il abandonnait la bataille qu'il n'avait pas encore commencée. Deux bras encerclèrent sa poitrine dans un geste possessif et il inclina la tête une nouvelle fois, les paupières fermées. J'avais conscience qu'il était trop tard pour que mon observation silencieuse soit considérée comme un accident, que j'aurais dû détourner les yeux il y avait des minutes de ça, mais je m'en suis surtout rendu compte quand le type à la cigarette a rouvert les yeux et, par un manque de chance combiné avec un timing terrifiant, nos yeux se sont croisés à des mètres et des mètres de distance. C'était presque comme si ni les trottoirs, ni le vide, ni la route ne nous séparaient. Ses yeux me regardaient, et j'en avais la certitude car il était bientôt cinq heures du matin et que j'étais le seul encore assez fou pour garder la lumière allumée à une heure pareille. De toute évidence, eux aussi.
Pendant quelques secondes, on s'est regardé sans rien dire, et il n'a pas lâché de cri d'indignation ni brusquement fermé la fenêtre, il n'a pas non plus averti son copain qu'un stupide gosse les regardait depuis sa fenêtre. Aucun des scénarios-panique qui ont défilé dans ma tête ne se sont produits. Au lieu de ça, il a continué de me fixer, alors j'ai continué de le fixer, le souffle coupé. Et comme ça, en l'espace d'une seconde, il a souri.
Pas le genre de sourire qu'on lance à ses voisins quand on va chercher son courrier, ni celui qu'on offre au boulanger quand on va acheter le pain. Ce n'est pas non plus celui qu'on affiche minablement quand on rigole à une blague, ou l'expression de soulagement qu'on esquisse quand on réalise que la tartine n'est pas tombée côté beurre. C'était plutôt... quelque chose d'étrangement pervers, dans le sens, sombre et tordu, et je pouvais distinguer sans mal des dents, pointues et blanches, dépasser de la courbe de ses lèvres. Il me provoquait. J'ai ouvert la bouche, interloqué, prêt à faire quelque chose pour mettre un terme à l'embarras sans nom qui avait pris possession de mon être, et une partie de moi était persuadée que je m'étais endormi sur mon bureau. Que je rêvais, aussi étrange le rêve fut-il.
Mais le type à la cigarette tourna la tête, rencontra les lèvres de l'homme derrière lui, brusquement, brutalement, sans une once de douceur; et comme ça, comme si de rien n'était, il pivota pour m'offrir la courbe nue de son dos. Deux mains encadrèrent son visage, je voyais le bout de ses doigts perdus dans sa chevelure sombre. Et l'instant d'après, ils n'étaient plus là.
Ce soir-là, il m'a fallu une bonne heure pour réaliser deux choses : la première, était qu'il venait de se passer quelque chose d'absolument terrifiant, dans tous les sens du terme; et la seconde, au fur et à mesure que mes doigts dansaient imprudemment au-dessus des touches, était que l'inspiration était revenue, brute et sans pitié, coulant dans mes veines comme un poison. Le temps que mes paupières se ferment et que mes doigts se figent, le ciel était déjà d'un bleu sombre, prêt à laisser l'aube prendre sa place, et j'ai gardé la sensation perturbante que deux yeux m'observaient dans la pénombre.
