Chapitre 1
La piste d'atterrissage était humide, en adéquation avec le temps nuageux. Le thermomètre de l'avion affichait cependant vingt-cinq degrés, trahissant, hélas, un air lourd et étouffant. Tout en s'étirant afin de relâcher ses muscles contractés par le voyage, Mamori se leva en même temps que les autres premières classes. Nul besoin de décharger ses valises, étant donné que les hôtesses s'en donnaient à cœur joie. Depuis quelques années maintenant, elle était habituée à ce jeu, son travail et son salaire lui permettant de prendre l'avion confortablement. D'un pas lent mais ferme, elle descendit les marches de l'avion en compagnie des autres, et ne fut pas longue avant de rallumer son téléphone.
Le voyage n'avait même pas duré vingt-quatre heures que déjà son employeur l'assaillait de messages pour qu'elle prépare le séminaire parfait. C'était de sa faute : pourquoi lui avait-il légué autant de responsabilités ?
« Parce que tu t'es donnée corps et âme à ton travail, enchaînant voyages d'affaires et promotions pendant quatre ans » dit une voix dans sa tête.
Soupirant, elle referma le clapet de son téléphone portable. Fort heureusement, la voiture noire l'attendait déjà. A peine le claquement de la portière eût retenti qu'une voix grave s'élevait.
_ Ca fait longtemps, Mamori.
Les yeux bleus de la jeune femme se rivèrent dans ceux de Takekura Gen. Il ne semblait pas avoir changé, ne paraissait en fait, ni plus jeune, ni plus vieux. Il se servit un verre et en proposa un à Mamori.
_ Non, merci, jamais pendant la journée.
_ Tu sembles être devenue une femme épanouie et indépendante, constata le jeune homme.
_ Et occupée, compléta-t-elle d'une voix aigre, je n'ai pas le loisir de prendre sur mon temps à tout bout de champ pour satisfaire n'importe quel caprice. Qu'est ce que je fais ici, d'abord ?
_ A vrai dire, je n'en ai aucune idée, avoua Musashi en calant son dos sur le dossier en cuir de la banquette. Mais cela doit être très important si nous avons le loisir de te voir après tout ce temps.
Pinçant les lèvres, Mamori regarda le paysage gris qui défilait à toute allure sous ses yeux. De l'aéroport succéda une autoroute, puis une autre. Plus personne ne dit rien durant tout le trajet, ce qui n'était pas pour déplaire Musashi, peu enclin à avoir de grandes conversations, ni à Mamori, qui quant à elle laissait ses pensées vagabonder. Qu'est ce qu'elle faisait ici ? Enfin, la limousine s'arrêta, et le chauffeur descendit prestement. La jeune femme jeta un coup d'œil à la fenêtre teintée, et ses sourcils se haussèrent à la vue du bâtiment.
_ C'est une plaisanterie, je suppose ? Dit-elle, agacée.
_ J'aimerais bien. Dépêche-toi, l'heure des visites est déjà passée de moitié.
Sans se presser le moins du monde, Mamori sortit élégamment de la voiture, avant de s'engouffrer seule dans le grand bâtiment. Les lettres blanches se distinguaient dans ce paysage gris et sale.
Prison
Les hommes et les femmes qui étaient là la regardaient de manière hostile, mais elle n'y prêta pas attention, quoique vaguement gênée d'être obligée de venir dans un endroit pareil. Cependant, elle avait déjà tout planifié dans l'avion.
Elle venait, elle voyait, et elle partirait.
On la mit dans une salle d'attente en compagnie d'autres personnes : des épouses qui pleuraient avec leurs enfants, des petites amies aux tenues aguicheuses qui croisaient et décroisaient leurs longues jambes bronzées en signe d'impatience. D'autres détenus habillés de bleu clair parlaient à voix basse à leur proche, tandis que d'autres murmuraient à des hommes qui ne semblaient pas très fréquentables.
Cependant, l'arrivée de Mamori avait interrompu pendant une fraction de seconde toutes les conversations de la salle. L'attitude élégante et distinguée de la jeune femme ainsi que son tailleur sophistiqué contrastait beaucoup trop avec ce milieu funeste. S'efforçant de garder une parfaite maîtrise d'elle-même, la jolie rousse prit place sur un siège en plastique gris et attendit.
L'ouverture de la grille ne la fit pas relever la tête tout de suite. Elle garda les yeux résolument baissés sur ses ongles parfaitement manucurés alors que des pas et des cliquetis de chaînes progressaient dans sa direction. Elle ne regarda pas tout de suite la personne qui prit place en face d'elle. Une seconde s'écoula avant qu'elle ne prenne une grande inspiration en fermant les yeux avant de faire face à celui qui l'avait amenée ici.
En cinq ans, Hiruma Yoichi avait gardé son regard sadique, ses cheveux blonds teints, son corps svelte et musclé. Cependant, il ne portait plus les anneaux qu'elle lui avait vues jadis, ces accessoires étant certainement interdit en prison, et cet uniforme bleu clair ne lui allait pas du tout. Alors que l'ambiance était pesante, il sourit, ce fameux faux sourire qu'elle ne connaissait que trop bien.
_ Ca fait un bail, fuckin' rouquine.
Mamori ne répondit pas à son sourire. Elle garda le silence pendant un moment, avant de dire :
_ Tu as demandé à me voir, me voilà. Qu'est ce que tu veux ?
_ Tu vas droit au but, ça me plaît…
_ Oui, je n'aime pas les gens qui jouent la langue de bois, ou qui s'esquive, c'est connu…
Elle le darda d'un regard meurtrier qui ne l'étonna nullement. C'était comme-ci il voyait la vague de rage et d'exaspération qui se déversait dans le corps de l'autre, lui faisant perdre un contrôle qu'elle s'était jurée de garder en toutes circonstances.
_ Alors ? reprit Mamori. Qu'est ce que tu veux ? Dépêche-toi, je n'ai pas beaucoup de temps, je dois retourner auprès de mon patron au plus vite.
_ Oh ? Nouveau fuckin' petit ami ?
_ Qu'est ce que ça peut faire ? De toute façon, je sais très bien que tu me fais suivre, tu connais la réponse.
Hiruma sourit et porta son regard sur un autre détenu qui bavardait avec un homme qui semblait être son père. Mamori en profita pour le détailler. Elle n'avait pas eu l'occasion de voir depuis longtemps ses tatouages, dont un qui partait de la base de son cou pour descendre plus bas et disparaître dans les plis de son uniforme bleu clair. Tandis qu'il reportait son attention sur elle, elle fit mine de s'intéresser à une plante verte située dans un coin de la salle.
_ Tu as retiré cette fuckin' alliance à ce que je vois.
Une fraction de seconde il avait lui aussi détaillé de haut en bas ce corps aux formes qu'il connaissait bien, s'arrêtant sur son annulaire gauche. Mamori lâcha un ricanement bref avant de rétorquer :
_ C'est normal, nous sommes divorcés, je te signale.
_ Je suis sur que tu l'as gardée.
_ Peu importe ce que j'en ai fait, dit-elle d'une voix lasse avant de changer de sujet, comment se fait-il que celui qui fut le plus grand Yakuza de Tokyo puisse se retrouver dans une vulgaire prison de bas étage ?
_ KeKeKe, disons que cela fait partie de l'ordre des choses, fuckin' rouquine.
Mamori haussa les sourcils. Elle avait peut être eu le malheur de se marier à Hiruma, mais elle le connaissait pour savoir que jamais il ne se serait fait arrêter de la sorte.
_ Ton ordre des choses j'imagine ?
Il ne répondit pas, se contentant de plonger son regard dans le sien. Elle détestait quand il faisait ça, et il le savait. Détournant les yeux brièvement, elle lâcha :
_ De toute façon, ça ne me regarde pas. Pourquoi m'as-tu fait venir ? Tu n'avais plus de jouets nouveaux, alors tu es venu réutiliser ceux que tu as laissé tomber ?
Son ex-mari garda le silence, tout comme elle. Un combat du regard, qu'il avait l'habitude de remporter haut la main. Mais en quatre ans, Mamori avait tout fait pour s'endurcir et devenir une femme accomplie à la main de fer, qui ne laisserait personne en dehors d'elle-même lui dicter la façon dont elle écrivait sa vie. Toutefois, revoir son ex-mari dans un endroit aussi insolite que celui-ci fragilisait ce masque qu'elle avait mis tant de soin à bâtir. Elle s'efforça de ne pas ciller, de ne pas trembler, de ne pas frissonner, de rester vide.
_ Tsss, tu as changée, fuckin' rouquine.
_ Qu'est ce que tu espérais ? répliqua Mamori. Que je t'attendrais sagement ? Tu es plus perspicace que ça, il me semble.
Elle sentit son cœur chavirer quand elle sentit Hiruma la scruter dans le blanc des yeux pour voir si elle pensait vraiment ce qu'elle disait, et pria pour que ses yeux pourtant si avisés n'aient pas remarqué ce léger trouble. Il ne dit rien, et Mamori demanda pour la énième fois :
_ Alors, qu'est ce que tu veux ?
Ce fut alors comme un éclair. Les doigts d'Hiruma enchaînèrent une chorégraphie si rapide que Mamori eut à peine le temps de déchiffrer ce qu'elles voulaient dire. Ses yeux s'arrondirent, et elle regarda son ex-mari avec stupeur. Il y eut un silence, puis…
_ Hors de question.
_ KeKeKe…Tu n'aurais pas peur de moi, fuckin' rouquine ? répliqua Hiruma en souriant.
_ Tu ne crois quand même pas que je vais vraiment…., commença Mamori.
Mais à ce moment précis, un gardien annonça d'une voix forte :
_ L'heure de visite est écoulée.
Un garde s'avança vers Hiruma qui se leva :
_ Après-demain, deux heures, reprit le blond. Ne sois pas en retard.
_ C'est hors de question, tu n'as aucun droit sur moi pour m'obliger à faire ça.
Hiruma sourit à nouveau, et se détourna d'elle, signe qu'il n'était plus l'heure de discuter. Mamori le regarda s'éloigner. Il lui fit quelques signes de ses mains menottées alors qu'il s'éloignait, qu'elle déchiffra aisément :
« Tu es plus perspicace que ça, il me semble »
Une vague de colère l'envahit alors, de sorte qu'elle se leva brutalement pour quitter la prison. Pourtant, elle se l'était dit : si jamais il cherchait quelque chose d'elle, elle ferait en sorte qu'il ne l'obtienne pas. Or, c'était peine perdue, pensa-t-elle en sortant. Hiruma obtenait toujours ce qu'il voulait, qu'elle le veuille ou non.
Musashi l'attendait toujours dans la voiture. Dès que Mamori se fut installée, il l'interrogea du regard alors qu'elle s'accoudait et couvrait ses yeux de sa main. Elle resta comme cela pendant un bon moment, le temps de reprendre ses esprits.
_ Ca doit faire un choc, je suppose, de voir Hiruma dans cette situation, fit remarquer le yakuza.
_ Depuis combien de temps est-il en prison ? interrogea Mamori.
_ Ca doit bien faire un an, répondit Musashi en levant les yeux au ciel, signe qu'il comptait. A son départ, le clan Devil a bien été rebaptisé clan fantôme. Bien qu'Hiruma arrivait à gérer l'essentiel de la prison, les autres clans ont bien vu que nous étions handicapés. D'ici là, Hiruma nous a interdit de réélire un chef jusqu'à nouvel ordre.
_ C'est plutôt problématique, admit Mamori.
_ Alors, qu'est ce qu'il voulait ? demanda Musashi.
La jeune femme regarda par la fenêtre, tentant de paraître calme, mais Musashi analysa tout de suite son agitation, tout comme la rougeur qui était apparue sur ses joues. Lentement, elle donna la réponse, mais celle-ci fut si basse qu'il fut presque obligé de tendre l'oreille pour l'entendre.
_ Il n'a pas eu le temps de me le dire, marmonna-t-elle en prenant soin de ne pas regarder le yakuza. On verra ça après-demain, à deux heures.
Les cris de colère mêlés aux gémissements de douleur retentirent de plus belle alors que les bombes lacrymogènes étaient lâchées au milieu de la cour. Assis à une table, Hiruma regardait d'un air distrait les policiers armés séparer les deux combattants : deux fuckin' idiots qui passaient leur temps en se tapant dessus.
_ Alors, petit con, tu joues ou quoi ?
Les yeux verts d'Hiruma s'ancrèrent dans ceux d'un grand gaillard noir et musclé, muni de lunettes de soleil, les cartes à la main. Il lâcha un rire sadique avant d'étaler son jeu.
_ Quinte Flush, fuckin' malfait.
Son adversaire jeta ses cartes d'un air rageur, et se leva brusquement.
_ Les petits bâtards dans ton genre, je connais, railla-t-il en saisissant Hiruma par le col, ça triche pour se faire du blé encore et encore. Espèce de sale…
Son poing fut arrêté par une main bronzée. L'homme lâcha Hiruma, et se tourna vers un homme aussi grand que lui, portant des lunettes de soleil et des dreadlocks.
_ Et toi, tu n'as pas intérêt à nous baver tes saloperies au visage, sale morpion, gronda Kongo Agon.
D'un mouvement brusque, il jeta le perdant à terre, sous les protestations de ses camarades et les quolibets des spectateurs. Hiruma se leva tranquillement, peu affecté par l'attitude du joueur de poker, et préféra marcher le long de la grille tandis que les gardes calmaient l'agitation qu'Agon avait provoquée. Le Yakuza des Nagas vint le rejoindre, une main ensanglantée dans sa poche, grondant entre ses dents :
_ Ce pauvre con a ruiné mon uniforme.
Hiruma ne répondit pas, et prit le paquet de chewing-gum dans la poche de son uniforme.
_ N'empêche, ce connard de garde va m'en fournir un neuf, commenta Agon en tirant un poignard de sa poche. Finalement, tu m'es bien utile, à faire chanter tout le service de sécurité. Je me demande bien comment le chef du clan Devil a bien pu finir dans une prison aussi minable…
_ KeKeKe, ricana Hiruma, la question s'applique aussi à toi, fuckin' dreadlocks.
_ Oh, mais je n'ai pas l'intention de rester ici bien longtemps. On va se barrer de ce trou dans pas longtemps. C'est une affaire de jours.
Le jeune blond ne répondit pas, se contentant de regarder les différents phénomènes qui se baladaient dans la cour.
_ Combien de jours ? demanda-t-il.
_ Je ne sais pas, un ou deux…
Les méninges d'Hiruma fonctionnèrent à toute vitesse. Il lui faudrait faire en sorte de retarder le départ d'Agon, ou sinon, ce fuckin' dreadlock lui ferait rater son fuckin' plan avec…
_ Mais dis moi, reprit Agon, c'est une jolie gazelle qui est venue te voir aujourd'hui. Une petite salope qui veut se faire un yakuza ?
Le fait d'entendre Agon traiter son ex-femme de traînée ne fit naître aucune émotion chez Hiruma. Il se contenta de répondre :
_ Ce n'est qu'un fuckin' instrument.
_ C'est mieux, fit remarquer Agon, croyant toujours à une prostituée. Mais une jolie donzelle comme ça, c'est pas fait pour parler, non ?
Hiruma le regarda avec un grand sourire sadique.
_ C'est pour ça, reprit l'homme à la peau bronzée, que tu as demandé à avoir une visite conjugale à cet idiot de directeur il y a deux jours ?
Il est rusé, pensa le démon. Agon avait lui-même un réseau incroyable, et se renseignait encore plus sur les moindres faits et gestes de ceux qui l'entouraient.
_ On a tous besoin de se faire lustrer le trombone de temps à autre, ricana Agon en abattant une main sur son épaule.
Hiruma ne put s'empêcher de sourire. Cette fuckin' rouquine n'avait certainement pas l'intention de se laisser prendre tranquillement alors qu'ils ne s'étaient pas vus depuis des années. De toute manière, il avait besoin d'elle dans un autre dessein, qu'elle seule à ses yeux pourrait accomplir, si elle pouvait refouler son dégoût à son égard et fasse appel à cette force intérieure qu'il lui connaissait, malgré sa fragilité.
Et tandis qu'il faisait éclater sa bulle de chewing-gum, le garde leur cria de se mettre en rang pour les faire retourner dans leurs cellules.
