1. Tant pis pour la chasse aux œufs !
La reine Marie-Antoinette caressait son ventre rebondi, tout en laissant ses pensées vagabonder. Le crépitement du bois dans l'âtre accompagnait ses rêveries. La danse tremblante des flammes saupoudrait de reflets brillants son regard perdu. Un sourire étira soudain les lèvres de la souveraine. L'enfant qu'elle portait avait bougé. Elle aimait sentir cette vie qui grandissait à l'ombre de son propre corps. Elle ferma un instant les yeux, lasse de tout ce qui n'était pas ce petit être en devenir.
Marie-Antoinette sursauta, étreinte par le remords d'une mère qui avait déjà deux enfants. Eux aussi avaient besoin d'elle. Eux aussi réclamaient leur part de présence et d'attentions. Elle les aimait tellement ! Elle les avait tant attendus, les appelant de tous ses vœux, priant le Seigneur de bien vouloir lui accorder les joies de la maternité. Marie-Thérèse et Louis-Joseph, ses enfants bien-aimés…
Son regard quitta le doux ballet des flammes. Elle avait besoin de marcher. Aussitôt, ses dames de compagnie se mirent en branle pour parer aux moindres de ses désirs. Or, Marie-Antoinette ne voulait rien, si ce n'est faire quelques pas. Elle voulait voir les jardins. Les brumes s'accrochaient encore, ça et là, aux branches nues et aux bosquets frileux. Cet hiver n'en finirait donc jamais…
Elle aperçut sa fille Marie-Thérèse, accompagnée de sa gouvernante et des femmes de sa Maison. Emmitouflée dans une capeline en fourrure, elle ressemblait à une jolie poupée. Mais une poupée au caractère affirmé, bien qu'elle ressemblât beaucoup à son père sur certains points ! Apparemment, Madame Royale savait ce qu'elle voulait, et le faisait savoir. Aussi quelques personnes tournaient-elles des regards ennuyés vers les appartements de la reine.
- Veuillez être raisonnable Madame, votre mère est lasse, tentait-on de lui expliquer. Votre petit frère ou votre petite sœur devrait nous arriver prochainement…
- Je veux bien d'un autre petit frère ou d'une petite sœur, répondit la fillette de 7 ans avec hauteur, mais je ne veux pas être privée de ma chère maman.
Marie-Antoinette ne savait rien des désirs de sa fille à cet instant, mais elle comprit aux regards de plus en plus appuyés vers ses appartements, que l'enfant la réclamait. Son cœur s'emplit d'une tendresse infinie pour l'aînée de ses enfants.
- Qu'on fasse quérir ma fille, ordonna-t-elle.
L'enfant se présenta rapidement devant elle. Aux joues rosies et au souffle précipité, Marie-Antoinette comprit qu'elle avait couru pour répondre plus rapidement à l'appel de sa mère.
- Mousseline, gronda-t-elle doucement en s'avançant vers elle. Combien de fois faudra-t-il vous répéter de ne pas courir de la sorte dans les couloirs du château ?
- Une fois de plus mère, je le crains, répondit l'insolente en se précipitant dans les bras maternels et offrant à Marie-Antoinette un sourire éblouissant. Mais vous me manquiez tellement, se plaignit-elle.
- Allons mon enfant, nous nous voyons régulièrement.
Marie-Thérèse fit une moue peu convaincue. Elle voulait bien comprendre que sa mère était fatiguée par cette troisième grossesse, et qu'elle ne pouvait plus être aussi présente. Toutefois, leurs moments d'intimité lui manquaient terriblement. Par moment, l'absence de cette mère, attentive autant que le permettaient ses charges, paraissait insupportable.
- Je voulais qu'on prépare les jardins pour une grande chasse aux œufs ! reprit la princesse avec un éclat brillant au coin de l'œil, en posant sa joue contre la paume maternelle.
« Mon dieu, c'est vrai ! Pâques approche ! » songea la reine en réalisant qu'elle n'avait rien prévu pour ses enfants, toute occupée qu'elle était par celui à naître. Bouleversée par cette constatation, Marie-Antoinette pressa sa fille contre son cœur.
Elle connaissait les affres et les joies d'un accouchement, la souffrance, l'émotion qui vous étreint à la vue de ce petit être nouveau… Elle savait tout cela, mais elle n'en était pas moins inquiète.
Tourmentée aussi par la situation du pays qui ne cessait de se détériorer, par tous les sobriquets dont on l'affublait, par les « crimes » qu'on lui prêtait. On était allé jusqu'à prétendre que la princesse n'était pas la fille de Louis XVI. Ni le dauphin son fils…
« Quelle infamie ! » se souvint-elle avec une douleur que seule la présence de sa fille chérie entre ses bras pouvait calmer. Et de qui devaient-ils donc être les enfants ? De Fersen, qui l'avait quittée une fois de plus, l'abandonnant au milieu de cette Cour où elle se sentait toujours étrangère ! « Mon enfant, ma fille… Dieu que je vous aime ! »
- Oh, vous pleurez ? demanda doucement l'enfant.
- Mousseline, murmura Marie-Antoinette en lui offrant un sourire apaisant et en caressant ses longs cheveux blonds.
- C'est parce que j'ai fait quelque caprice ? C'est ce que me dit souvent la duchesse de Polignac : Ne faites pas de caprice, vous allez indisposer votre mère qui est si lasse…
Marie-Antoinette fronça légèrement les sourcils. Une femme enceinte avait-elle les nerfs à fleur de peau ? Elle n'en savait rien. Ce qui était sûr, c'est qu'elle s'énervait de cette réflexion. Qui pouvait décider qu'elle était trop lasse pour s'occuper de sa fille chérie ? L'enfant perçut cet énervement, baissa la tête et soupira.
- Je voudrais que vous arriviez bientôt, dit-elle en s'adressant au ventre rond sous le taffetas grenat. Ainsi, notre mère serait moins lasse et je pourrais passer plus de temps avec elle. Et Louis-Joseph aussi.
- Allons, répondit un peu sèchement Marie-Antoinette. Puis, voyant le regard malheureux de sa fille, elle ajouta plus doucement : Mousseline, vous êtes princesse de France et vous êtes l'aînée de mes enfants. Il vous faut montrer l'exemple. Je veux que vous aimiez bien ce nouveau petit frère ou cette petite sœur.
- Mais je l'aime bien, je vous assure, protesta la petite fille en plongeant son regard sincère dans celui de sa mère. Mais, je vous aime plus encore, et mon gentil père aussi. Ne vous inquiétez plus, je serai sage. S'il vous plait, ne soyez pas fâchée contre moi.
- Oh ma fille, s'attendrit Marie-Antoinette. Je vous aime tellement, Louis-Joseph et vous. Je ne suis pas fâchée contre vous…
- Tant mieux ! éclata l'enfant en lui tendant un sourire radieux. J'avais si peur… Ce n'est pas grave, conclut-elle avec une philosophie teintée de tristesse, il n'y aura pas d'œufs cette année.
- Pas d'œufs cette année, répéta la reine en regardant sa fille si heureuse de pouvoir se câliner contre elle.
« Non ! Ce n'est pas possible ! » décida-t-elle intérieurement. Elle n'avait peut-être pas la possibilité de promettre à sa fille une grande chasse aux œufs comme l'année précédente, mais elle passerait un bon moment. Il restait quelques jours avant les fêtes de Pâques. A elle de les mettre à profit !
C'est ce moment que choisit le futur petit frère ou la future petite sœur pour se manifester. Soudain, Marie-Thérèse vit le visage de sa mère se contracter, tandis qu'un gémissement lui échappait et qu'elle se courbait en tenant son ventre d'une main crispée.
- Mère, mère ! s'écria-t-elle, affolée.
- Ce n'est rien, répondit Marie-Antoinette, apaisée. Le petit prince réclame sa part d'attentions.
- Votre majesté, intervint soudain la voix fébrile de la duchesse de Polignac. Il faut éviter de vous fatiguer dans votre état. Votre Altesse, votre gouvernante va vous raccompagner dans vos appartements.
- Je vous remercie de votre sollicitude toujours prête à se manifester mon amie, répondit la reine en prenant la main de sa fille dans la sienne. Je vais rester quelques instants en compagnie de Madame Royale. Nous avons à parler.
- Votre majesté, répondit Julie de Polignac, surprise d'être désavouée.
- Vous pouvez vous retirer. Ma fille retournera ensuite dans ses appartements avec sa gouvernante, je vous le promets.
Comprenant qu'elle n'avait pas son mot à dire, la duchesse fit sa révérence et laissa la mère et la fille en tête à tête. Pour faire bonne figure, elle recommanda la plus grande vigilance à la Maison de la reine. Sa majesté ne devait trop se fatiguer, et ses gens étaient responsables de son bien-être.
« Il ne manquait plus que cela ! Nous savons bien ce que nous avons à faire ! » pensa une soubrette en lançant un regard en biais à la duchesse. La jeune fille était contente de la « remise en place » de la favorite. La reine et la princesse formaient un tableau si attendrissant. Quel dommage que la souveraine ne regarde pas son peuple avec cette même tendresse au fond des yeux !
- Venez vous asseoir mère, pria Marie-Thérèse.
- Venez vous asseoir à mes côtés dans ce cas, répondit-elle avec émotion. Mousseline, nous ne pouvons organiser une grande chasse aux œufs cette année. Il fait trop froid. Il a neigé il y a peu. De plus, je suis trop près de ma délivrance pour envisager de prendre des risques ou de me fatiguer outre mesure. Je suis désolée…
- Ce n'est pas grave, nous cacherons des œufs… dans les couloirs ? proposa l'enfant avec espoir.
- Nous verrons. En attendant, nous pouvons nous occuper de ces œufs. Qu'en pensez-vous ?
- Nous occuper des œufs ?
- Oui. Je vais donner des ordres pour que des œufs vous soient apportés et…
- Et ?
- Il faudra les peindre !
Marie-Thérèse attendait, suspendue aux lèvres de sa mère. Elle fronça les sourcils, puis son visage s'éclaira.
- C'est vrai ? Je vais pouvoir décorer les œufs ?
- Oui.
- Mais… Toute seule, ce ne sera pas très amusant.
- Aussi vous aiderai-je, proposa la reine.
Son regard se perdit par la fenêtre. Elle remarqua la haute silhouette du colonel de sa Garde et un sourire malicieux étira ses lèvres. Ce sourire que la fillette aimait tant, car il était souvent prémices d'amusement.
- Si vous le désirez, nous pourrons demander au colonel de Jarjayes de décorer un œuf également, suggéra Marie-Antoinette.
- Oh oui, c'est une bonne idée ! accepta la princesse en tapant dans ses mains.
- Alors, tant pis pour la chasse aux œufs ?
- Tant pis pour la chasse aux œufs !
