" Audrey, quoi que tu fasses, je te soutiendrais. Si tu veux partir pour Bruxelles, vas-y et vole de tes propres ailes. Mais surtout tâche de ne pas te mettre en danger, et donne nous de tes nouvelles dès que le tu peux. Prends soin de toi, ma chérie."

Les mots de ma mère me résonnaient en tête. C'était la première fois que je me retrouvais aussi loin de ma famille, et cela m'effrayait. Mais c'était une expérience nouvelle qui ne pouvait que m'enrichir. Sortir de mon pays natal qu'était la France, quitter Paris,qui jusqu'à présent a toujours été ma résidence, ma maison, mon repaire. Mais j'avais un trop fort besoin d'indépendance, et quitter le cocon familial, enfin pouvoir m'émanciper, me paraissait comme une expérience hors du commun, une nouvelle aventure. Vivre par mes propres moyens, sans avoir aucune connaissance de l'avenir, au jour le jour comme on dit, me semblait à la fois terrifiant et excitant.

Les légères secousses provoquées par les rebonds du taxi sur le vieux bitume se décuplaient sous moi, et un léger mal me prit soudain. J'ai toujours été mal en voiture, et les chemins sinueux, tracés par de nombreux et étroits virages des petites routes de Belgique, n'arrangeaient en rien mon état. Je me concentrai donc sur la fenêtre qui se trouvait en face de moi et m'efforçai de fixer l'horizon. Le paysage qui se dressait devant moi était une étendue d'arbres, au centre de laquelle on pouvait deviner les courbes et les lumières de la ville. J'étais presque arrivée dans ma nouvelle cité de résidence, et l'appréhension laissa place à l'excitation. Une nouvelle ère démarrait, j'allais enfin entrer dans la vie active. Enfin, encore fallait-il que je me trouve un travail.

Les minutes passèrent, de longues minutes d'attente insoutenable. Plus le taxi se rapprochait de sa destination, plus l'envie de sortir du véhicule était forte. Je me sentais malade, et l'impatience rendait cette fin de trajet d'autant plus pénible. Pour courronner le tout, le chauffeur avait été aussi aimable qu'une porte de prison. Aucune conversation ni aucun sourire à mon égard. Le malheureux devait être lassé de ces continuels allers-et-retours, ces routes vertigineuses, ces clients qui défilaient, tous plus impolis et exigeants les uns que les autres. Cela ne devait pas toujours être une partie de plaisir. Au fond, je le comprenais, et j'espérais qu'il n'en serait pas de même pour moi lorsque j'entamerai ma vie professionnelle. La routine m'effrayait, et je voulais à tout prix éviter de me faire piéger dans ce tourbillon, ce gouffre, infernal et sans fin.

Le taxi finit enfin par se garer dans une petite ruelle convexe à la rue principale. Le chauffeur coupa le moteur, soupira et tendit nonchalament la main en lançant d'une voix traînante, sans même prendre la peine de me regarder:

" Ca fera 854 francs.

Je lui tendis l'argent et lui lança un petit sourire, espérant en décrocher un de sa part en retour; ce fut vain. J'ouvris la portière et descendis du taxi. Mes jambes, engourdies par ces longues heures d'inactivité, fléchirent sous mon poids. Je m'étirai, réveillant ainsi mes muscles endormis. Le chauffeur me tendit mes bagages, et, sans un mot, remonta dans son véhicule et redémarra en trombe, me laissant seule sur le trottoir au milieu de toutes ces affaires, qui, malgré leur apparence de petites valises ordinaires, représentaient mon être tout entier. Il y avait là tous mes souvenirs, de mon enfance à aujourd'hui, tout ce qui a fait partie intégrante de mon ancienne vie de Parisienne.

-Eh bien, soupirai-je. Si les Bruxellois sont aussi aimables que les Parisiens, je ne risque pas de me sentir dépaysée."

Je rassemblai mes nombreuses valises, et tentai, non sans difficulté, de toutes les caler de sorte de pouvoir amener chacune d'elles à ma destination finale, espérant ne pas en égarer une sur le chemin. Je devais faire tant pitié à voir, chargée comme un camion de déménagement, seule, sans personne pour m'aider. Je sortis de la ruelle et suivis les indications que l'on m'avait fourni pour me rendre dans ma nouvelle rue résidentielle: la rue du Labrador.

Bientôt, j'arrivai à une bifurcation, que j'empruntai, avant de me retrouver face à ce que j'estimai être ma nouvelle rue de domicile. Celle-ci semblait plutôt calme, des arbres surplombaient les quelques immeubles présents, les rares passants marchant d'un pas tranquille, dont seul le claquement de leurs chaussures à talonettes résonnant sur le pavement, brisait ce long et lourd silence. Je jetai un oeil à mon petit pense-bête sur lequel j'avais noté les indications menant à ma nouvelle maison: 26 rue du Labrador. Je pressai le pas et essayai tant bien que mal de rattraper mes valises qui tentaient de s'échapper. 23...24...25... Ah! 26. Ca y est, je suis enfin arrivée à destination! L'immeuble était petit et assez sommaire, et ne devait pas compter plus de trois ou quatre étages. Je tentai de m'introduire dans l'étroite porte d'entrée, mais mes valises ne me le permirent pas. Je me retrouvai coincée comme une idiote, à m'obstiner à vouloir faire passer quelque chose de visiblement trop imposant pour cette trop petite porte. Irritée, je tirai de toutes mes forces mes bagages vers moi, et ceux-ci, dans un vacarme assourdissant, s'écrasèrent sur le sol, causant l'ouverture de quelques petits sacs. Je poussai un soupir d'exaspération. C'était bien le moment! Mais alors que je me baissai pour ramasser mes affaires éparpillées sur le trottoir, je vis une ombre se dresser devant moi.

"Puis-je vous aider Mademoiselle? fit une voix masculine, mais junévile.

Je sursautai et m'apprêtai à lever la tête, afin de pouvoir placer un visage sur le propriétaire de la voix. Mais ce ne fut pas nécessaire, car l'inconnu se baissa à ma hauteur pour m'aider à rassembler mes affaires. Je posai mon regard sur son visage, puis stoppai nettement tous mes gestes. C'était un jeune homme qui devait avoir à peu près le même âge que moi, des cheveux d'un blond presque roux, et un visage aux traits innoncents, orné de quelques tâches de rousseur. Mais la chose me frappa le plus chez cet inconnu, c'étaient ses yeux, dont le bleu était si profond que l'on croirait pouvoir distinguer le reflet de son âme à travers, aussi pure et claire que l'océan. Il était... très beau. Nos regards plongèrent l'un dans l'autre pendant un bref instant, qui pourtant me parut une éternité. Le temps semblait comme figé, aucun de nous ne bougea, et je pus sentir des milliers de petits papillons virevolter dans mon ventre. Que m'arrivait-il? L'inconnu secoua la tête et se mit à ranger frénétiquement mes affaires dans un sac.

-Oh, fis-je d'une petite voix timide. Ne vous embêtez pas avec ça. C'est de ma faute, j'aurais dû faire plus attention.

-Puisque je suis là, autant vous aider. Et puis, c'est aussi de ma faute.

En quelques instants, il finit de rassembler mes bagages, et referma le tout.

-Sans paraitre indiscret, puis-je vous demander où comptiez-vous aller avec tout cela?

Je me grattai machinalement l'arrière de la tête, chose que je faisais lorsque je me sentais gênée.

-Et bien, je viens d'emménager dans cette ville, et je me rends à mon nouvel appartement pour la première fois aujourd'hui, c'est justement dans cet immeuble.

Le jeune homme leva ses beaux yeux azur vers l'immeuble dans lequel j'avais vainement tenté d'entrer, puis les reposa sur moi. Alors, il afficha un sourire, un si beau sourire que je me sentis à nouveau m'emballer. Mon coeur se remit à battre de plus belle.

-Et bien on dirait que le hasard fait bien les choses, car il se trouve que j'habite aussi ici.

Je n'en croyais pas mes oreilles. Combien de chances y avait-il pour que je tombe sur ce jeune homme si aimable qui me faisait tant d'effet, et pour qu'il habite précisément dans l'immeuble où j'étais censée me rendre? Très peu. Et pourtant, cette infime chance m'a sourit. L'inconnu me tendit la main, que je serrai bien volontiers. A son contact, je me sentis rougir, mon coeur menaçant de sortir de ma poitrine.

-Au fait je m'appelle Tintin. Bienvenue à Bruxelles, Mlle...?

-Audrey. dis-je niaisement avec un petit sourire timide.

-Et bien enchanté, Audrey. déclara-t-il avec un beau sourire.

-Que signifie tout ce remue-ménage? s'écria une voix de femme.

Tintin et moi tournâmes la tête d'un même mouvement, pour découvrir une femme d'âge mûr, dont les cheveux noirs ébènes réunis en un chignon serré sur la nuque mettait en relief une malencontreuse absence de menton. Une paire de petites lunettes rondes était perchée sur son nez pointu, et son regard n'était pas franchement aimable. Elle nous fixa simultanément l'un et l'autre, ainsi que mes valises éparpillées, l'air supris et confus, avant de poser ses yeux sur moi.

-Puis-je savoir qui vous êtes, jeune fille? me lança-t-elle en plissant ses petits yeux noirs, l'air suspicieux.

-Je... euh... je m'appelle... bégayai-je en me redressant.

Elle me coupa.

-Monsieur Tintin, je suis consciente que votre vie privée ne me concerne pas, et vous avez tout à fait le droit d'amener vos petites amies chez vous. En revanche, s'il s'agit d'une installation définitive, j'aimerai autant en être tenue informée. Je n'apprécierai guère de me retrouver devant le fait accompli sans avoir eu mon mot à dire, car je vous rappelle que je suis, et jusqu'à nouvel ordre, gérante et concierge de cet immeuble.

Le jeune homme se redressa brusquement, gêné. Son teint naturellement rosé avait pris une teinte écrevisse. Il s'éclaicit la gorge, avant de répliquer.

-M-Madame Pinçon, il y a un malentendu. Cette jeune fille n'est pas ma... enfin... il se trouve qu'elle devait emménager ici en tant que locataire d'un nouvel appartement.

La dénommée Mme Pinçon sembla comprendre son erreur, et se tourna de nouveau vers moi, en me dévisageant de haut en bas.

-Je vois, vous êtes la petite Parisienne. Et bien suivez moi, je vais vous indiquer votre appartement.

Je pris mes valises, et remercia Tintin, qui me gratifia d'un sourire. La concierge monta les escaliers machinalement,sans même prendre la peine de m'aider dans ma détresse. Par chance, mon appartement se situait au premier étage. La désagréable concierge sortit un jeu de clés de sa poche et introduit l'une d'elles dans la serrure, avant d'ouvrir grand la porte. Elle entra, puis me laissa entrer, suivie de toutes mes valises que je lâchai dans l'entrée. Un bruit sourd résonna sur le parquet ancien. A première vue, l'appartement semblait bien entretenu, malgré son aspect sommaire. L'émotion me submergea, enfin chez moi! Mon nouvel appartement, ma nouvelle vie, mon émancipation gagnée. Madame Pinçon me fit visiter les lieux, de manière désinvolte, mais efficace. Le petit couloir de l'entrée menait à trois portes. A droite, la plus près de l'entrée était la salle de bains, puis plus loin, la cuisine. Les deux pièces étaient tapissées de carrelage blanc immaculé et recouvertes d'un vieux parquet grinçant. A gauche du couloir, se situait le salon, contenant le strict minimun: un canapé, une petite table basse, un buffet et une cheminée.

-Les meubles ont été laissés par l'ancien locataire, qui n'a pas eu la possibilité de les récupérer. Vous avez de la chance, vous savez.

J'acquiescai d'un signe de tête. Nous continuâmes la visite. Le salon donnait aussi sur la chambre, quant à elle vide, mais suffisamment spacieuse pour y mettre un lit deux places, deux tables de nuit, ainsi qu'une commode et éventuellement un bureau. J'avais justement amené avec moi mon lit pliant offert par mon oncle vivant aux Etats-Unis en prévision de mon départ.

-Eh bien, je pense que nous avons fait le tour, jeune fille. Je vous remets les clés. N'oubliez pas de payer votre loyer à temps. Je déteste le retard, sachez-le.

Elle me tendit un petit trousseau de clés, et tourna les talons. En ouvrant la porte principale, elle lança dans ma direction:

-En vous souhaitant une bonne installation.

Sur ces mots, elle sortit et claqua la porte, me laissant seule dans ma nouvelle demeure. Malgré l'accueil glacial que cette chimère m'avait réservé, je ne pus m'empêcher de sauter de joie. J'en avais tant rêvé, de cette nouvelle vie. Et c'est ainsi qu'elle commença.

Je défis mes valises, et sortit mon fameux lit pliant, une invention très moderne et très utile, sans laquelle je me serais retrouvée à dormir à même le sol pendant de nombreuses nuits. Car aussi longtemps que je serai sans emploi, je ne pourrai pas assumer de dépenses aussi conséquentes que l'achat de mobilier. Où chercher? Dans quel domaine mes qualifications s'avéreraient-elles utiles? J'avais bien une idée, mais cela risquait de ne pas s'avérer facile. J'ai toujours été passionnée par la marine, et j'ai déjà travaillé quelques temps sur un bateau de croisière en tant que garçon de cabine, enfin... femme de cabine. Peut-être pourrai-je mettre cette expérience à profit pour tenter de me faire enrôler dans un bateau. Je savais que le quai de Bruxelles accueillait de nombreux cargos marchands, alors pourquoi ne pas y faire un tour demain, afin de me renseigner sur les éventuels postes disponibles?

En attendant, j'avais du travail devant moi pour cette soirée. Je devais commencer mon installation et prendre possession des lieux. Essayer de m'habituer à cet environnement tout nouveau pour moi. Et puis, peut-être tenter un rapprochement avec ce dénommé Tintin. Ce garçon... j'ignorais pourquoi, mais j'avais envie de mieux le connaître, et plus encore, j'éprouvai le besoin de me rapprocher de lui. Quelque chose en lui m'attirai, pas seulement sa grande beauté, mais une chose sur laquelle je ne pouvais pas encore mettre de nom. Jamais je n'avais éprouvé ce besoin auparavant.