Depuis des temps immémoriaux, la rue des soupirs faisait partie du quartier peu recommandable qui s'appuyait sur le Chemin de traverse et que longeait l'allée des Embrumes. La rue serpentait sensuellement tout le long du quartier comme si elle cherchait à embrasser tous les coins bons et mauvais de ce petit monde patibulaire.

En plein centre du quartier, la rue des Soupirs avait toujours brillée de mille feux. On y avait construit siècle après siècle, les plus beaux bordels du Londres sorcier. Selon les époques on les avait honorés ou brûlés mais il restait encore un air de charme et de grâce à ce haut lieu de la luxure si bien qu'on y trouvait toujours des messieurs bien nantis et les plus jolies dames qui se puissent voir.

À mesure qu'on s'éloignait du centre, les beautés se fanaient en conséquence. Sublimes au départ, effroyables aux frontières. Il en avait toujours été ainsi et il avait fort à parier qu'il n'en serait jamais autrement.

Même l'opération de nettoyage post Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom n'avait pas réussi à changer ces dispositions. On avait ratissé tout le quartier, bouclé toutes les filles, fermé tous les bordels. Tout ce qu'on y avait gagné c'est que les trottoirs avaient fleuris. À un bout des orchidées, à l'autre des chardons.

Depuis la disparition des mages noirs, les beaux bordels rouvraient timidement leurs portes à une clientèle choisie mais aujourd'hui encore en 1994, quinze ans plus tard, la plupart des belles devaient pêcher dehors en espérant des jours meilleurs.

Ce soir là, Londres montrait justement son visage glacé et celles qui avaient eu le courage de sortir frissonnaient sous des capes qu'elles n'ouvraient que lorsque que de rarissimes clients passaient tout près

Comme bien d'autre Perle aurait été ravie de passer son tour mais son sac à monnaie n'allait pas se remplir tout seul et il était plus que temps de bosser. Elle traversa l'allée des Embrumes, tourna dans la rue des Soupirs, dépassa les filles plus ou moins fraîches du bas de la côte en saluant quelques connaissances et atteint le bout de trottoir réservé aux filles de calibres « moyen-bon » qu'il était vain de reluquer à moins d'avoir au moins un gallion en poche. Elle se rangea contre le mur avec les autres sorcières de rue.

- Hey Perle ça va ? dit Dora.

- Ouais, quel temps pour rester dehors.

- Allons ça donne un teint de pêche dit la sorcière tout de rose vêtue.

Perle fit mine d'acquiescer en évitant de souligner que le teint verdâtre de sa collègue indiquait que de sérieux abus avaient eu lieu la veille et qu'aucune brume glaciale ne pourrait rien y changer.

Un gros sorcier joufflu passa en faisant mine de rien, un journal sous le bras sur lequel on pouvait lire en première page "Le tournoi des trois sorciers ! L'arrivée des élèves de Beauxbatons et Durmstrang est imminente !" Sa robe de bonne facture et son chapeau impeccable lui valurent les sourires les plus charmeurs de ces dames mais malgré son teint flétrit, il apparut rapidement que Dora remportait ses préférences. Elle s'avança vers lui en ondulant des hanches et prit son bras. Ils disparurent un peu plus loin à la Harpie joyeuse.

Après dix minutes à attendre vainement sous la pluie, Perle soupira.

- Bon sang, les clients se font rares ce soir.

- Un dimanche de pluie. Qu'est-ce que tu espérais ? dit Maria ensachée dans une robe d'un rose fluorescent qui faisait ressorti ses bourrelets comme des boudins.

- Quoi ? On est dimanche ? La vache ! Je croyais qu'on était samedi.

- Pas de chance, dit Maria en souriant amusée.

Quelle poisse … Dire qu'elle avait passé une heure à se poudrer un gentil minois d'innocente jeune fille fraîchement débarquée. Un leurre évidemment puisqu'elle avait vingt-et-un ans bien sonnés mais qui s'en souciait. Ici, on était en plein mirage et seuls les fous pouvaient ignorer l'évidence.

Un sorcier maigrichon avec de longs cheveux noirs qui lui collaient au front s'avança dans l'allée comme une ombre. Comme tout le monde, Perle tourna la tête pour le détailler. Pffft, il n'y avait pas grand-chose à en dire. Un pauvre type visiblement. Quelques filles firent des mines mais son indifférence refroidit ce que son apparence avait déjà accompli. Perle ne prit même pas la peine de lui sourire et se dit qu'à tout prendre, elle ferait bien mieux de rentrer.

Cependant le sorcier ruisselant s'arrêta si soudainement devant elle que Perle sursauta. Derrière le rideau de cheveux noirs, ses yeux étaient luisants de concupiscence tandis que sa mâchoire se contractait en faisant gonfler ses tempes.

Bon sang, c'est bien ma chance songea-t-elle devant la mine peu engageante de sa prise. Mais évidemment, le temps glacial était mal choisi pour faire la difficile.

- Salut, dit-elle aguicheuse. Ça te dit de venir faire un tour ?

Il se contenta de la dévisager avec un étrange regard fixe puis d'un signe de tête, il accepta son offre. Perle s'avança vers lui comme si elle était enchantée d'avoir été choisie. Elle voulu l'entraîner à la Harpie mais le sorcier lui indiqua une ruelle sombre. Elle jeta un coup d'œil à Maria qui lui fit un signe de tête. Ce type ne lui disait rien qui vaille et si elle ne revenait pas, sa collègue pourrait au moins témoigner qu'elle l'avait vu partir avec lui.

- Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle en lui emboîtant le pas.

- Peu importe, dit-il d'une voix tranchante.

Perle soupira. Ça commençait en lion. Pour sûr on allait bien se marrer.

Le sorcier lui lançait des coups d'œil étranges à toutes les deux secondes. Elle lui sourit mais il s'empressa de regarder ailleurs d'un air bourru.

De mieux en mieux se dit-elle agacée. Il n'y avait pas à dire, c'était un bizarre. Ne restait plus qu'à espérer que ce n'était pas un cinglé.

Ils bifurquèrent dans la rue du Gorgoton et le sorcier poussa la porte de chez Bert, un trou sans aucune envergure. Elle secoua son ombrelle sur le porche tout écaillé d'un air insulté. Non mais pour qui il la prenait au juste ? Ne manquerait plus qu'il veuille une passe à cinq mornilles … Pffft, quelle soirée pourrie.

Elle ferma la porte derrière elle tandis que l'homme sans nom prenait une clef au comptoir tenu par une vénérable chose qui semblait plus ou moins humaine tellement il y avait de poils qui lui sortaient du nez. Ils montèrent un escalier branlant piqueté de clous et passèrent une porte crasseuse qu'elle ferma derrière elle.

La chambre était minuscule et les murs étaient sales. Une chaise de bois, un lit de fer, une table de chevet branlante sur laquelle trônait un bol de terre cuite, c'était tout. Minable. Il lui restait à prier pour qu'il soit bien à cran et qu'il balance le calmar en moins de deux. Vivement qu'on en finisse.

Elle s'approcha de lui comme si elle ne pouvait pas s'en empêcher tellement sa virilité lui faisait de l'effet.

- Alors … ? Qu'est-ce qui te plairait ?

Il eut un mouvement de recul.

- Assoyez-vous, ordonna-t-il.

- On se vouvoie ? … C'est charmant.

Elle sourit en s'asseyant gracieusement sur la chaise en bois des plus ordinaire mais à la voir se trémousser on aurait pu croire que c'était un trône aussi princier que brûlant.

L'homme la fixa avec dédain.

- Cessez de vous comportez comme une chatte en chaleur.

Perle le regarda interloquée. Bordel … elle venait de lever le plus fin des gentlemans. Elle grimaça un sourire feint et croisa les mains sur ses genoux.

- Très bien. Comme vous voudrez, dit-elle plus ou moins à l'aise.

Debout au milieu de la chambre, il se contenta de la fixer alors qu'assise sagement, elle se demandait comment gérer cette situation bizarre.

- J'espère que cela ne vous semblera pas inapproprié, mais je dois vous informer que vous devez payer d'avance, dit-elle en prenant soin de ne pas lui faire de charme.

- Combien ?

- Cela dépend de ce que vous voulez. C'est pourquoi je vous demandais …

- Un gallion, dit-il en fouillant dans sa poche.

Il laissa tomber la pièce dans le bol qui ornait la table de chevet et Perle soupira. Un gallion … ce n'était pas avec ça qu'elle allait faire sa soirée. Elle prit un air ennuyé.

- Bon. Pour ça je peux …

- Démaquillez-vous, ordonna t-il.

Elle le fixa étonnée.

- Me démaquiller ?

Il se contenta de la fixer.

- Et bien c'est plutôt long de tout refaire alors ...

- Un gallion couvrira amplement vos efforts, dit-il indifférent.

Non mais pour qui il se prenait celui-là ? Un foutu gallion c'était loin d'être la fin du monde.

- Enlevez tout, dit-il avec une pointe d'impatience.

- Enlever … mes vêtements ?

Il roula des yeux comme s'il avait affaire à la pire idiote qu'il ait vu de sa vie.

- Votre maquillage, répéta-t-il.

Perle croisa les bras. Sans blague. Il voulait la traiter comme une conne ? Parfait.

- Pour ça ce sera deux gallions.

Il évalua les couleurs tapageuses dont elle s'était tartinée.

- Un gallion est déjà plus que généreux, dit-il avec toute la condescendance dont il semblait être capable.

Elle battit des cils, incrédule. Non mais il pouvait parler celui-là ! Ses dents étaient aussi jaunes que son teint. Il fallait se rendre à l'évidence, elle avait assez perdu de temps avec cette sous-merde fauchée.

- Dans ce cas …

Elle se leva, reprit sa cape de pluie et son ombrelle pour se diriger vers la porte.

- Très bien. Deux gallions, dit le sorcier de mauvaise grâce.

Il laissa tomer une autre pièce qui tinta joyeusement dans le bol. Un son qui fit un contraste étrange avec l'ambiance totalement glauque. Tout en se disant que la soirée devenait de plus en plus merdique, Perle ouvrit son sac argenté et en tira un petit mouchoir violet et luisant qu'elle passa négligemment devant son visage. Aussi démaquillée qu'un enfant qui vient de naître, elle rangea le mouchoir et laissa tomber le sac sur la chaise.

Elle leva les bras comme pour présenter une œuvre d'art.

- Alors ? Ça vous va comme ça ?

- Tournez-vous. De côté.

Elle obéit en soupirant et planté devant elle, le sorcier se contenta de la fixer. Elle resta un bon cinq minutes immobile en se demandant ce que cela pouvait bien vouloir dire. Un fétichiste cinglé sûrement …

- De face, ordonna t-il.

Elle se tourna et il se contenta de la fixer assez longtemps pour qu'elle ne sache plus où se mettre.

Sans avertir il s'avança et la jeune femme leva sur lui des yeux méfiants, incertaine de ce qui allait se passer. Il la dévisagea au travers le rideau de cheveux noirs d'où émergeait son nez crochu.

- Votre carte.

Elle haussa un sourcil incrédule.

- Heu … Si vous voulez.

Sa carte, bien sûr. Il aurait besoin de la revoir après que tous ses sens aient été aussi incroyablement comblés se dit-elle en fouillant dans son sac scintillant.

Elle en sortit un mince coffret doré qu'elle ouvrit et saisit un petit paquet de cartes qu'elle lui tendit. Il passa sur la carte de chocogrenouille qui la représentait en voluptueuse sorcière maléfique du XIIIem siècle, celle du cabaret FolAmour où vêtue de bleu, elle dansait avec volupté devant un velours cramoisi, celle où elle soufflait les bougies d'un gâteau avec force clins d'œil et coups de langue coquins pour au final choisir la plus assommante. Une fausse publicité où elle avait posé en vendeuse d'assurance très professionnelle. Grosso-modo, la carte que choisissaient d'ordinaire les hommes mariés afin d'éviter les soupçons de madame.

Il la glissa dans sa poche, se retourna et sortit sans dire merci.

Pffft. Il n'y avait pas à dire, elle en avait vu des tarés mais avec celui-là elle était servie. Elle ramassa ses gallions en se disant qu'au moins ils n'avait pas été trop dur à gagner. Elle prit son sac et entra dans la salle de bain pour refaire son maquillage mais elle se figea devant une vision d'horreur.

- Non mais je rêve !

Et voilà ce qui arrivait quand on ramassait un radin qui prenait une chambre chez ce galleux de Bert. Perle tourna rageusement les talons en laissant derrière elle un évier crasseux et au dessus, un mur sale d'un vert pisseux sur lequel personne ne s'était donné la peine d'installer le moindre bout de miroir.