Je voudrais d'abord remercier Barbara, c'est ELLE l'autrice de cette fic, je ne fait que vous la mettre pour vous la découvrir. Merci a Leilani qui ma poussée à le faire


L'héritier des Cullen

— Tu as des projets pour le week-end ? demanda nonchalamment Jasper Cullen à son frère.

En sortant des bureaux climatisés, les deux hommes se trouvèrent plongés dans la douce chaleur du mois de mai. Emmett chaussa aussitôt ses lunettes Oliver People, qui le protégeaient autant du soleil éblouissant que du regard trop perspicace de son aîné.

— C'est le week-end du Memorial Day, rappela-t-il d'un ton prudent.

— Ah ! Ne m'en dis pas plus. Comment ai-je pu oublier ? Week-end sacré au cours duquel M. Emmett Cullen fête chaque année l'arrivée de l'été par une mémorable bacchanale !

— Ça suffit ! Je viens de subir un sermon de papa sur le sujet, grand frère. Alors, inutile d'en rajouter.

— Un sermon ? Pourquoi cela ?

— Toujours la même chose. Parce que je vais avoir trente ans dans un mois et que je n'ai toujours pas trouvé la jeune personne douce, charmante et bien élevée qui saura faire de moi un père de famille sérieux et responsable.

— Charmante et bien élevée... Je me demande s'il a une idée derrière la tête.

— Probablement, mais il n'a pas cité de nom. Il m'a cependant fait remarquer que je ne risquais pas de rencontrer cet oiseau rare parmi mes fréquentations. Comme toujours, il est persuadé que je suis entouré de filles légères, intéressées seulement par ma fortune.
Jasper ricana.

— Je me demande ce qui peut bien lui faire penser une chose pareille !

— Ah, ne t'y mets pas, toi aussi ! La vérité, c'est que je n'ai aucune envie de me passer la corde au cou. Après tout, rien ne presse. Les hommes de cinquante ans peuvent parfaitement avoir des enfants, il me semble, et...

— Nous y voilà ! La ligne de défense style Warren Beatty : bienheureux les célibataires. As-tu réussi à convaincre papa ?

— Bien sûr que non. Il maintient que je gâche les meilleures années de ma vie avec des starlettes sans intérêt, que mon existence n'a pas de sens, etc. Je suppose qu'il t'a tenu le même genre de discours avant que tu n'épouses Alice ?

— Non, jamais. Papa a beaucoup changé, tu sais, depuis qu'il s'est remarié avec Esmée. Il...

— Il voudrait que tout le monde fasse comme lui ! Pour se sentir moins seul, j'imagine.

— Papa est parfaitement heureux avec Esmée, et tu le sais, affirma Jasper. Il aimerait que ses fils soient aussi épanouis que lui dans la vie, tout simplement.

— Je n'ai pas envie de parler de la merveilleuse histoire d'amour de papa, coupa Emmett d'un ton dur. Et je n'apprécie pas qu'on me donne des leçons de morale, sous prétexte que je ne veux pas enchaîner mon existence à celle d'une jeune oie « charmante et bien élevée » qui ferait de moi une espèce de parangon de vertu.

— Il faudrait beaucoup plus qu'une jeune oie, comme tu le dis si bien, pour accomplir un tel miracle !

— Très amusant.

— Désolé, mon vieux. Je ne dirai plus un mot sur les joies de la respectabilité et de l'amour conjugal. Raconte-moi plutôt : où en es-tu avec ce terrain que tu voulais acheter, à côté de chez toi ?

Le visage de Emmett s'assombrit.

— Nulle part ! Le vieux fou qui habitait là a refusé toutes mes propositions et il est mort en laissant la propriété à son neveu.

— Et dès que le neveu a appris qu'un M. Cullen était intéressé, en conclut Jasper, le prix du terrain a été multiplié par dix, j'imagine.

— Le neveu est mort aussi. C'est donc sa veuve et ses enfants qui héritent de la maison. Et apparemment, ils ont l'intention d'habiter là. Ils ont emménagé il y a trois mois à peine.

— Oh, oh ! J'espère que tu n'entretiens pas de noires visées sur ces malheureux. Ce serait très vilain d'intimider une veuve et des orphelins pour les forcer à vendre.

Emmett haussa les épaules.

— Je n'ai intimidé personne ! En fait, j'ai même été très poli avec la dame en question. Au téléphone, du moins, car je ne l'ai jamais rencontrée.

— Tu l'as appelée ?

— Non, c'est elle qui m'a contacté juste avant que je ne parte en voyage d'affaires au Japon. Elle avait trouvé un misérable chat perdu dans sa cave et pensait qu'il était à moi. Ce chat est un voyou ! Je le nourris, mais il a un caractère impossible. En tout cas, elle a décidé de l'adopter et elle l'a baptisé Passe Muraille. Ridicule !

— Tu lui as dit qu'elle était ridicule ? demanda Jasper en réprimant son envie de rire. Je suppose que c'est là une des facettes de ton charme légendaire...

— Je n'essaie pas non plus de la charmer ! Je veux simplement que Criss — c'est son nom, Criss Mc Carty — décampe de là au plus vite pour que je puisse acheter cette maudite propriété.

— Ma foi, la petite sauterie que tu organises ce week-end pourrait bien lui donner à réfléchir. Quand la malheureuse aura eu un aperçu de la façon dont tu reçois tes nombreux amis, elle ne pensera sans doute plus qu'à déménager. Pauvre femme !

— J'ai l'intention de l'inviter, déclara Emmett avec un sourire pervers. J'invite toujours mes voisins.

— J'imagine qu'ils ne viennent jamais, mais que cela suffit à les empêcher d'appeler la police pour tapage nocturne.
Derrière ses lunettes noires, les yeux verts de Emmett pétillaient d'une lueur mauvaise.

— En quelque sorte, acquiesça-t-il en hochant la tête.

— Je me demande comment la veuve va prendre ça ! Tu as dit qu'elle avait des enfants, non ? Quel âge ont-ils ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Cela fait à peine trois mois qu'ils sont là, et je viens à peine de rentrer du Japon ! Je n'ai jamais remis les pieds dans cette maison depuis que le vieux Mc Carty m'a envoyé promener. Mais qui sait ? Après ce week-end, peut-être notre veuve se montrera-t-elle plus réceptive à mes propositions ?

— Probablement, murmura Jasper d'un ton froid. Bon ! Eh bien, je vais rentrer à la maison. On emmène les enfants passer le week-end à la campagne, et mieux vaut partir ce soir après le dîner, pour qu'ils dorment pendant le voyage.

— Un voyage en voiture avec deux jeunes enfants, dit Emmett en frissonnant. Quel cauchemar ! A quoi bon les emmener où que ce soit ? De toute façon, il faut s'occuper d'eux et les surveiller nuit et jour. Autant rester chez soi !

— Je ne pense pas que le moment soit bien choisi pour te vanter les joies de la paternité, cher frère. Un jour, tu comprendras et tu apprécieras ce que peut t'apporter un enfant. Du moins, je te le souhaite.

— Trop aimable ! En attendant, si tu le permets, je vais célébrer l'absence bénie d'épouse et de rejetons dans mon existence. Et j'ai bien l'intention de savourer chaque seconde de ma liberté !

Les deux frères se séparèrent en riant. Jasper se dirigea vers sa très confortable villa, située en dehors de la ville, où sa femme Alice, son petit Daniel de trois ans et demi et une Kylie de dix mois l'attendaient impatiemment.

Emmett, lui, rejoignit la banlieue résidentielle du nord de Washington, un quartier autrefois luxueux que ses riches propriétaires avaient peu à peu abandonné. Aujourd'hui, les grandes maisons étaient louées en appartements. Emmett ne s'en plaignait pas, au contraire. L'atmosphère impersonnelle et transitoire du lieu lui convenait on ne pouvait mieux.

Voilà dix ans déjà qu'il avait acquis cette grande bâtisse de trois étages perchée au milieu d'un imposant jardin. Tout contre, dans l'angle sud, se trouvait la petite maison des Mc Carty. Dès le premier jour, Emmett avait décidé d'acheter ce terrain mal tenu et de raser la vilaine bicoque. Avec les moyens dont il disposait, il ne lui était pas venu à l'esprit que cela pût poser le moindre problème. Pourtant, contre toute attente, il s'était heurté au refus obstiné du vieux propriétaire.

Cela ne l'empêchait pas d'être sûr de parvenir à ses fins : personne ne résistait longtemps à un Cullen !

Emmett arrêta sa voiture, une Thunderbird rouge décapotable, joyau le plus précieux de sa collection, dans l'étroit chemin qui menait au porche déjeté de ses voisins. Puisqu'il passait devant chez eux, autant faire son invitation lui-même. Toujours vêtu de son sévère costume gris d'homme d'affaires, en chemise blanche impeccable et cravate de soie, il grimpa les marches de bois et heurta le marteau de cuivre usé contre la porte défraîchie avec une moue de désapprobation.

Une seconde plus tard, un grand garçon blond d'une vingtaine d'années environ, en jean et T-shirt, vint lui ouvrir.
« Le fils, probablement », se dit Emmett. La veuve Mc Carty devait avoir la cinquantaine.

— Je suis votre plus proche voisin, indiqua-t-il avec un sourire éblouissant.

Pour avoir l'air moins austère et plus abordable, il tomba la veste, défit les premiers boutons de sa chemise et desserra sa cravate tout en parlant. Il faisait une chaleur étouffante, sous ce porche ! Naturellement, les Mc Carty n'avaient pas l'air conditionné.

— J'aimerais vous inviter, vous et votre famille, à mon pique-nique annuel, demain. C'est une tradition, et j'ai pour habitude d'inviter tous mes voisins. On servira le dîner aux alentours de 21 heures mais, si vous le désirez, n'hésitez pas à passer prendre un verre plut tôt. Les premiers arrivent généralement vers 19 heures...

Le garçon le dévisageait sans mot dire, apparemment stupéfait. Enfin, il sembla retrouver quelque présence d'esprit et tendit la main.

— Entrez, entrez, je vous en prie. Je suis Ben Shaw, le frère de Criss. C'est très aimable de nous inviter.

Emmett avança de quelques pas et jeta un regard autour de lui. Le couloir carrelé dans lequel il se trouvait, et les deux pièces qu'il pouvait voir, révélaient des papiers jaunis, un mobilier usagé, des parquets fatigués. Les portes et les fenêtres semblaient vermoulues et l'endroit donnait une impression plus que modeste. De surcroît, la maison était humide et mal ventilée.

« Non, décidément, la veuve et ses enfants feraient mieux d'aller habiter ailleurs, songea-t-il avec un rien de condescendance. Grâce à la somme confortable que je suis prêt à leur donner pour cette ruine, cela ne devrait leur poser aucun problème. »

Ben prit une grande inspiration, comme pour se donner du courage, et demanda :

— Vous... vous ne seriez pas un des Cullen, par hasard ? Je veux dire, ceux qui possèdent les chaînes de drugstores et de librairies ?

Emmett sourit aimablement. Il avait l'habitude de voir les expressions changer lorsque les gens faisaient le lien entre son nom et la fortune colossale de sa famille.

— C'est le cas, en effet, acquiesça-t-il.

Puis il sortit de son portefeuille une carte de visite qui le présentait comme « Emmett Cullen, Vice-Président du service Marketing et Relations Publiques de la Cullen Incorporated », et la tendit au garçon. Celui-ci l'examina avec une sorte de révérence vaguement superstitieuse, avant de la glisser dans la poche de son jean.

— Je suis très honoré de faire votre connaissance, monsieur, murmura-t-il d'une voix assourdie par le respect. Je... je suis sûr que ma sœur demandera à Mme Cullen si elle peut apporter quelque chose pour le pique-nique. Elle fait un délicieux pudding aux fruits et...

Emmett lui lança un regard incrédule. Un pudding aux fruits ? Pour la bacchanale qu'il s'apprêtait à célébrer ?

— Ce ne sera pas nécessaire, coupa-t-il très vite. Et il n'y a pas de Mme Cullen. Du moins, pas de Mme Emmett Cullen !

— Ah ! Vous n'avez toujours pas sauté le grand pas, hein ? Eh bien, moi non plus, déclara Ben d'un air complice. Et franchement, je ne suis pas pressé !

Emmett fit la moue. Il commençait à en avoir assez et ne se sentait pas disposé à échanger des confidences avec ce gamin. Alors qu'il allait prendre congé, une phrase de Ben lui revint brusquement à l'esprit.

— Son frère ? Vous avez bien dit que vous êtes le frère de Criss ? Serait-ce Criss Mc Carty, la... heu... veuve qui a hérité de cette maison ?
Il y avait quelque chose de bizarre dans cette histoire. Une veuve de cinquante ans pouvait-elle avoir pour frère un jeune garçon fraîchement sorti du collège ?

— Oui, c'est bien cela.

Sur quoi, Ben se tourna pour crier par-dessus son épaule :

— Hé, Criss ! Tu as de la visite !

Emmett entendit une voix qui venait de la pièce la plus proche.

— Chut, Ben ! Tu vas réveiller le petit.

C'était bien la même voix douce et enfantine, légèrement voilée, qui avait répondu à Emmett au téléphone. Ben haussa les épaules d'un air contrit.

— Criss, commença-t-il à expliquer, c'est ton voisin qui...

— Oh, monsieur Emmett ! Quel plaisir de vous rencontrer enfin !

Criss Shaw Mc Carty surgit alors dans le hall, marcha droit vers Emmett Cullen et lui prit spontanément la main, un sourire aimable aux lèvres.

— Etes-vous venu prendre des nouvelles de Passe Muraille ? Il va très bien ! En réalité, il s'est parfaitement habitué à la vie de famille — quoi que vous en pensiez...

Emmett était sous le choc.

Dans les profondeurs de sa conscience, il lui sembla entendre qu'elle parlait du chat, sans pouvoir comprendre de quoi il s'agissait. Son esprit en déroute cherchait désespérément à ajuster les informations contradictoires qui tombaient à l'improviste. Ainsi, Criss semblait avoir le même âge que son frère. Il s'était donc trompé sur toute la ligne ! Une veuve adolescente ? Comment était-ce possible ? Et elle était ravissante, par-dessus le marché !

Fine et délicate, avec un visage en forme de cœur, un regard désarmant et d'épais cheveux blonds qui tombaient sur ses épaules comme un rideau. Elle semblait toute petite, entre son frère et Emmett. Une vraie poupée ! Ses yeux étaient d'un incroyable bleu océan, frangés de longs cils, et lorsqu'elle souriait, son visage semblait s'illuminer de l'intérieur. Elle portait un short trop large à rayures bleues et blanches, avec un T-shirt de coton blanc.

Bien que ses atours fussent plus que modestes, Emmett fut étonnamment sensible à sa silhouette élancée et juvénile. Elle avait de plus un teint très clair, une peau fraîche et veloutée, qui ne faisait qu'accentuer cette extraordinaire impression enfantine qui se dégageait de toute sa gracieuse personne.

Instinctivement, Emmett recula d'un pas et dut se forcer à reprendre son souffle. Il s'avisa du même coup qu'il était resté la bouche ouverte et faillit rougir — une chose qui ne lui était pas arrivée depuis la maternelle !

— Voyons, Criss, il ne s'appelle pas M. Emmett, mais M. Cullen ! précisa Ben d'une voix pressante. Tu sais bien... Les drugstores Cullen et les librairies Cullen. Ces Cullen-là !

La jeune femme eut l'air confuse et fronça les sourcils.

— Lorsque nous avons parlé au téléphone, j'ai pourtant bien cru que son nom était « quelque chose » Emmett, et...

— Non, tu as mal compris, insista Ben. C'est Emmett CULLEN ! J'ai sa carte pour le prouver. Tu veux la voir ?

Avec un certain malaise, Emmett se rendit compte qu'ils étaient en train de parler de lui, devant lui, exactement comme s'il n'était pas là.

Il s'éclaircit la gorge.

— Peut-être que la liaison était mauvaise, ce soir-là, madame... euh, Mc Carty. Vous aurez mal compris mon nom.

— Une mauvaise liaison, alors que vous habitez juste à côté ?

Elle éclata de rire.

— Vous êtes plein de tact, monsieur Cullen.

— Je vous en prie, madame Mc Carty ! Puisque nous sommes voisins, appelez-moi Emmett.

Penchant la tête sur le côté dans un mouvement charmant, elle le regarda avec attention. Ses grands yeux bleus pétillaient de malice.

— Dois-je comprendre que vous souhaitez m'appeler Criss ?

— Absolument.

A son tour, Emmett se mit à l'étudier avec curiosité. Elle était beaucoup trop jeune pour lui, bien sûr, et elle avait fait allusion à un bébé. Voilà qui annulait toutes chances qu'elle aurait pu avoir avec lui. Mais elle était particulièrement agréable à regarder, pleine de grâce et de naturel, avec une fraîcheur qu'il rencontrait rarement dans le monde où il évoluait.

— Vous n'êtes... pas du tout comme je le croyais ! avoua-t-il.

Il n'alla pas plus loin et resta, interdit, tout surpris d'avoir exprimé aussi crûment le fond de sa pensée. Car l'impétueux et fantasque Emmett Cullen — du moins était-ce ainsi que ses admirateurs le qualifiaient –, était en réalité un habile calculateur qui soupesait ses moindres paroles et étudiait avec soin ses effets. Ce faux pas le déconcerta et il voulut se rattraper.

— C'est-à-dire... Je pensais que vous étiez beaucoup plus vieille. Je veux dire... Comme vous êtes veuve, et...

Il se serait giflé pour cette accumulation de balourdises ! Quelle mouche le piquait ? Il était en train de se ridiculiser.

— Il y a des veuves de vingt ans, lui fit remarquer la jeune femme d'une voix blanche.

Et la lumière dans ses yeux disparut.

— Pas beaucoup, sans doute, continua-t-elle du même ton impersonnel, mais il y en a.

Emmett n'aurait guère été surpris si elle lui avait dit qu'elle avait dix-neuf ans, et même moins. Pourtant, tout à coup, le visage triste et fermé, elle paraissait plus.

Avant même de pouvoir songer à retenir la question, il ne put s'empêcher de demander :

— Mais quel âge avez-vous ?

Encore une impardonnable bévue ! Décidément, il ne devait pas être dans son état normal pour accumuler autant d'âneries à la suite ! La chaleur, peut-être ? Machinalement, comme si quelque chose l'étranglait, Emmett passa deux doigts dans le col de sa chemise.

— Nous avons vingt-six ans ! intervint Ben avec une gaieté forcée. Nous sommes nés le 1er avril. Drôle de jour pour un anniversaire, pas vrai ?

Vous n'imaginez pas les blagues auxquelles on a eu droit !

— Vous êtes jumeaux ?

— En fait, nous sommes trois, expliqua Criss avec calme. Alexa, notre sœur, Ben, et moi. Des triplés.

Elle attendit que Emmett accuse le choc.

— Des triplés ? répéta-t-il sottement.

C'était là une situation comme on n'en rencontre pas tous les jours. Malheureusement, aucun commentaire intelligent ne lui vint à l'esprit — une chose fort rare, chez lui. Emmett Cullen était connu pour ses brillantes reparties.

— Oui, confirma Ben d'un ton joyeux. Papa a cru que le médecin lui faisait un poisson d'avril quand il lui a annoncé qu'il avait des triplés. En fait, maman attendait des jumeaux, et Criss a été une complète surprise !

Il donna un coup de coude affectueux à sa sœur et poursuivit :

— Avant, j'avais coutume de dire qu'elle était un véritable choc, mais elle se fâchait. Elle préfère être surprenante plus que choquante, voyez-vous. Bien qu'elle soit généralement les deux !

Criss leva les yeux au ciel.

— Ben est le comique de la famille ! expliqua-t-elle.

— Oui, je m'en doutais, murmura Emmett. Ses plaisanteries valent celles de mon frère. Mais dites-moi : vous habitez tous ici ?

— Non, coupa Ben. Alexa et moi, nous avons chacun un appartement. Mais nous venons souvent ici. Euh... souhaitez-vous toujours nous inviter tous les trois à votre fête ? Ou bien l'invitation est-elle limitée à vos voisins directs ?

— Ben ! Pour l'amour du ciel !

— Mais il est venu pour nous convier à son traditionnel pique-nique de Memorial Day, Criss. Et il a dit « toute la famille ». Alors, je voulais juste vérifier...

— Ne te mêle pas de cela, veux-tu ? C'est mon voisin, et c'est à moi de décider ce que je dois faire.

Emmett était complètement déconcerté par la façon dont ces deux-là avaient tendance à mener leur propre conversation devant les autres, comme s'ils étaient seuls au monde. Pour la première fois de son existence, il se sentait parfaitement superflu, et c'était une impression pour le moins étrange. Lui qui était habitué à tenir le centre de la scène et à retenir l'attention générale, il était pris de court par cette situation imprévue.
De nouveau, il s'éclaircit la gorge.

— Naturellement, vous êtes tous invités, déclara-t-il avec force pour leur rappeler son existence.

La tête commençait à lui tourner. Et puis, il faisait si chaud, dans cette maison ! Une brusque agitation s'empara de lui. Un besoin urgent de quitter les lieux au plus vite.

— Il est tard, dit-il en se dirigeant vers la porte. Il faut que je...

— Voulez-vous voir Passe Muraille avant de partir ? proposa Criss.

— Ce cinglé de chat ! s'exclama Ben. Attendez un peu de voir son coin favori. Vous ne devinerez jamais !

Sur quoi, le garçon prit le bras de Emmett et l'entraîna avec lui. A contrecœur, Emmett le suivit dans la pièce grise et décrépite, si pauvrement meublée, qui tenait lieu de salon. Par la fenêtre délabrée, il aperçut la haie maigrichonne et hirsute qui séparait son terrain du jardin quasiment abandonné des Mc Carty. La taille imposante de sa maison et sa proximité suffisaient à bloquer le soleil, plongeant la pièce dans la pénombre.

— Voilà Passe Muraille ! annonça Criss. Perché sur le vaisselier.

Au sommet d'un meuble massif, un gros chat tigré était en effet allongé, une patte de devant pendant de chaque côté du montant de bois, et le menton appuyé sur l'étagère. Ses oreilles portaient les vestiges de combats anciens, et une inquiétante lueur verte filtrait entre ses paupières mi-closes.

— C'est son poste d'observation, expliqua Ben. Il s'installe aussi en haut des placards, dans la cuisine. Il aime tout contrôler.

— Passe Muraille voit tout et sait tout ! renchérit Criss.

Le frère et la sœur rirent ensemble, comme s'ils partageaient une plaisanterie privée et incompréhensible au commun des mortels. Emmett se sentit rejeté et, de nouveau, il n'eut plus qu'une envie : fuir cet endroit impossible qui lui semblait sorti tout droit d'un film d'Hitchcock !
Au même moment, le cri perçant d'un bébé déchira l'air, et il prit ses jambes à son cou. Pas question qu'on l'entraîne à l'étage pour lui faire admirer un nouveau-né vagissant ! Tandis qu'il dégringolait les marches du porche, il lança par-dessus son épaule :

— Si vous décidez de venir au pique-nique, je vous verrai demain.

C'était une façon plus que cavalière de prendre congé, et il en était conscient. Le frère et la sœur Mc Carty penseraient sans doute qu'il se fichait éperdument qu'ils viennent ou non, et ils auraient raison !
Alors qu'il montait dans sa voiture, Emmett tira son mouchoir de sa poche et s'épongea le front. « Non, songea-t-il. Ce n'est pas vrai. Je ne m'en fiche pas ! » Car s'ils venaient, ils verraient ce que son frère Jasper avait si justement baptisé une mémorable bacchanale. Or il n'avait aucune envie que les jumeaux fussent témoins de ces frasques indécentes. Curieux, tout de même. Lui qui se croyait blasé et cynique, voilà qu'il éprouvait le besoin étrange de protéger Criss et son frère, parce qu'ils avaient l'air si naïfs, et si jeunes, et si innocents.