Chapitre Un : L'apparat.

Dans le monde dans lequel je vis, tout n'est que parure et apparat. Nous avons des noms d'apparat, des vêtements d'apparat, des habitudes d'apparat, des idées d'apparat, des amis d'apparat, des diplômes d'apparat, des maisons d'apparat, des amis d'apparat, des familles d'apparat, des voitures d'apparat et des maris d'apparat.

Mais c'est ce qui nous définit, nous les nouveaux nobles, ces personnes au sang bleu à l'époque où tout le monde sait lire, tout le monde a droit aux études et aux hauts postes de l'administration. Pour nous différencier, il nous faut l'apparat.

Mais passons.

Votre humble narratrice s'appelle Adélaïde Ingrid Shorefair Hellsing. Ce nom vous dit quelque chose ? Oui, en effet, ça devrait : je suis la nièce au second degrés d'une femme que vous devez déjà connaître : Sir Integra Fairbrook Wingates Hellsing. Elle fait partie de ma famille d'apparat. Mais si je devais dire quelque chose qui n'est pas tout à fait d'apparat, c'est bien le membre de ma famille que j'admire le plus. En la regardant, on avait vraiment l'impression qu'elle se tuait au travail, que c'était une femme passionnée comme une lionne qui se débattait pour garder sa place. Je ne connaissais alors pas la nature exacte de son travail, mais je savais qu'elle était très proche de la Reine. Et pourtant, elle était si différente des autres femmes, si différente de moi-même. Integra se rendait rarement aux «réunions de famille» ces bals à répétition l'ennuyaient. Elle n'était pas mariée mais dès fois, on voyait à ses côtés un grand homme très intimidant qui était très proche d'elle. Je ne voudrais pas sauter sur les conclusions, mais je crois que c'est son amant. Il ne devait pas avoir un sang noble ou ne pas convenir à la famille car elle ne l'a jamais présenté.

Tout le monde connaissait ses costumes masculins et ses cigares et tout le monde aimait en parler pour en dire du mal, bien évidemment. Mais je n'arrivais pas à lui en vouloir pour ça parce qu'elle ne paraissait pas vulgaire comme ces lesbiennes qui se croient obligées d'étaler leur sexualité en parlant et se comportant comme un homme. Notez bien, cependant que je n'ai rien contre les lesbiennes. Je n'ai rien contre personne. Sur Integra, les costumes ne semblaient pas superflus, ils étaient au contraire nécessaires. Ils lui allaient comme un gant. Même si elle était aussi très jolie en robe, mais nettement moins naturelle.

C'était une femme très forte et franche. Souvent ses propos me scandalisaient un peu, mais me donnaient aussi envie de rire. Envie que je devais tout le temps réprimer derrière mon éventail ou ma main. J'aurais voulu dès fois me lever et m'exclamer : «Elle a raison !» mais qui m'aurait écoutée ?

D'ailleurs, je ne crois pas qu'elle m'ait remarquée spécialement. Elle écrivait des lettres à ma famille dès fois, pour les grandes occasions et elle m'a même fait l'honneur de m'écrire personnellement quelques fois. Hélas, notre correspondance fut très décousue car elle a toujours été une femme très occupée. Je l'admirais. Dans ses lettres, elle ne disait jamais rien de très personnel, c'étaient surtout des lettres de circonstances. Elle me disait qu'elle était contente quand j'avais mes examens quand j'avais voué allégeance à l'Eglise Protestante... Mais ses lettres avaient le don de me captiver... Parce qu'elle me posait les vraies questions. Celles que personnes ne posent et qu'on ose à peine y penser ou même y répondre. Parmi ces questions, il y avait celle-là : c'était à la suite d'un examen que j'avais particulièrement bien réussi, elle m'avait demandé dans sa lettre si j'étais satisfaite de ce que j'avais fait. A ce moment, j'ai bien senti ce qui sonnait faux dans les autres lettres. J'aurais pu faire mieux et non, je n'étais pas entièrement satisfaite de ce que j'avais fait.

Mais pourquoi est-ce que je pense à elle comme ça ? Pourquoi est-ce que parle d'elle au passé ? Parce qu'elle est morte.

Sir Integra Wingates Hellsing, cette femme si puissante, si belle, si tenace, si forte est morte. La vieillesse a eu raison de sa force, le Temps vient toujours à bout de tout.

Quand on a reçu la lettre de faire part avec un cachet noir, Maman a fait semblant de pleurer. Moi je n'ai pas versé une larme, je n'arrivais pas à être aussi hypocrite. Mais je dois avouer que cette mort m'a bien plus bouleversée que les autres morts de ma famille. Parce que je sentais que je perdais ses questions franches, sa présence imposante. Parce que je perdais quelque chose de précieux et d'éphémère. Je n'avais pas été une de ses proches, mais elle m'avait tout de même écrit quelques lettres.

Nous étions bien sûr invités à la veillée, à l'enterrement et à l'ouverture du testament. Nous devions y passer deux jours. Une petite note en bas, écrite à la main d'une écriture fine et élégante qui ressemblait assez à celle d'Integra mais en moins appuyée insistait pour que je vienne aussi. Ma mère trouva ça étrange et menaça même de ne pas venir puisqu'apparemment ce n'était que moi qu'ils voulaient voir.

Nous revoici à l'apparat.

Mais elle est quand même venue, avec Papa. Bien sûr. Il se pourrait que notre famille soit sur le fameux testament. De toutes manières je m'en fichais : j'aimais bien les jardins d'Integra mais les réunions de ce genre m'ennuyaient. Nous aurions peut-être l'argenterie, mais je doutais qu'elle ait plus pensé à nous que cela. Elle avait tellement de branches de la famille qu'elle devait nous avoir donné un petit quelque chose pour faire semblant de ne pas nous avoir oublié alors qu'elle était sur son lit de mort. Nous revoici à l'apparat.

Nous voici donc dans notre voiture. Rien de moins qu'une Rolls noire sortie et lavée avec soin pour l'occasion. Il y aurait beaucoup de personnes pour l'occasion, sans doute des personnes toutes plus riches et plus nobles les unes que les autres. La Reine devait même faire une apparition. Alors on se devait de faire bonne figure.

Pour faire bonne figure, je ne sais pas trop, mais Maman elle, avait l'air de se rendre à un bal et non pas à un enterrement : elle portait une jolie robe de satin noir en dos-nu avec des escarpins et des collants noirs également. Dans ses cheveux châtains, un petit chapeau avec une grosse fleur d'où parait un petit voile en résille cachait à peine ses yeux finement maquillés et sa bouche bien rouge entourée de quelques mouches. C'était bien les seules choses qui étaient noires car sa parure en diamants blancs étincelait de mille feux et son parfum sentait trop fort. A ma grande honte, je ne pus m'empêcher de penser qu'elle n'avait pas de bon goût et qu'être de noble famille ne protège pas de la vulgarité.

Mon père, lui, était plus simple. Il avait été à l'école des nobles, lui. Son costume devait coûter aussi cher que tout ce que Maman portait, mais ça ne se voyait pas. Et j'étais contente d'être assise à côté de lui pour sentir son eau de cologne, celle qu'il met toujours d'habitude.

Et pour continuer à parler d'apparat, je vais vous dire que j'ai ma propre théorie sur les vêtements qu'on met aux enterrements. Croyez-moi ou pas, j'ai alimenté une foule hypocrite de pleureurs de morts de nombreuses fois et j'en ai déduis cela : une tenue d'enterrement est une tenue sobre mais pas décontractée. Après nous, ce n'est pas nous à l'honneur, mais nous devons tout de même respecter le mort. Alors, j'ai enfilé une longue robe noire très simple, avec des manches un peu bouffantes au niveau des épaules et aux bords de dentelle. Mes gants sont noirs aussi ainsi que mes petites bottines. Etant anglais, j'ai bien sûr un petit chapeau très simple en velours noir où est attachée la gaze qui tombe sur mes yeux à peine maquillés. De toutes manières, je sais que le maquillage finira par couler. Mon mouchoir est aussi noir. Simple, discret et sobre, je n'ai pas l'intention de me faire remarquer. Ça me gênerait trop. Faire partie de la foule est tellement facile.

Après près d'une heure de trajet, nous arrivons à la campagne. Nous rencontrons deux autres Rolls noires aussi. On change bien sûr de voiture comme de chaussures. Puis, arrivée au manoir d'Hellsing. J'ai vu beaucoup de manoir, j'en ai moi-même un qui devrait me revenir après la mort de mes parents. Il ne m'impressionne pas, mais je le trouve beau. J'aime surtout les jardins, simples et aérés.

Le chauffeur s'arrête sur le parking improvisé et sort pour nous ouvrir la portière. Il me tend la main et je la prend pour me sortir de l'atmosphère confinée de la voiture où ma mère et mon père n'ont pas arrêté de dire des petites phrases de circonstance et des remarques sur la voiture ou le maquillage et les vêtements.

L'air de ce début d'automne fait voleter ma robe et j'évite les flaques de boue avec mes bottines : je ne suis pas tellement assurée dessus et je n'ai pas du tout envie de glisser dans l'une d'elle. Mes cheveux d'un blond tellement platine qu'il ne semble plus très naturel volent dans mon visage : je ne peux pas les attacher car ils sont assez bouclés et que j'aime bien mes boucles à l'anglaise. Dire que des femmes paient pour avoir ce que j'ai naturellement. Je cherche des yeux mon père qui donne déjà le bras à ma mère. Nos yeux se rencontrent. On dit souvent qu'on a les mêmes yeux et le même regard. Moi, ce que je vois chez lui, ce sont des yeux d'un bleu tellement pâle que le moindre rayon de soleil en trop risque de nous aveugler. C'est un regard avec des grands yeux dignes de ceux de poupées. Un regard souvent doux et patient de personnes qui ont toujours été un peu soumis à leurs conditions.

Je me range à ses côtés et baisse un peu la tête tandis que nous avançons juste que dans le jardin où plusieurs femmes pleurent déjà et les hommes prennent des regards graves. Il y a quelques jeunes gens d'à peu près mon âge. Je les connais un peu, surtout leur nom et leurs ambitions. Je salue quelques uns d'un signe de tête. Mes parents rencontrent d'autres personnes et parlent de la perte de Sir Integra. Comme d'habitude, ils transforment ses défauts en qualités. Comme beaucoup, ça me dégoûte mais je fais comme si. Je prend mon air d'apparat et je salue tout le monde comme la gentille jeune fille que je suis.

Dans la foule, je cherche l'amant d'Integra. Il n'est nul part en vue. Je cherche désespérément quelqu'un qui est vraiment proche d'Integra pour obtenir un véritable regard peiné. Car ma tristesse commence à être de plus en plus vraie. Mais je n'aperçois son majordome nul part.

Plusieurs jeunes hommes en livraie viennent prendre nos bagages pour les répartir dans nos chambres. Mon père aide l'un d'eux à prendre nos valises. Je lui souris. Puis, on nous demande de rentrer dans l'ancien salon dit aussi salle de réception pour commencer la veillée. Je jette un regard par-dessus mon épaule : la journée grise était en train de laisser place à la nuit, colorant les nuages de toutes les couleurs. Je finis par entrer à la suite de mes parents.

A l'intérieur, l'atmosphère est étouffante. Tout semble avoir été recouvert de noir. Au centre, trône le cercueil. C'est un cercueil très simple en chêne avec une simple croix en argent. Integra a toujours été très sobre mais forte. Son cercueil est à son image. Mon père m'entraîne dans un coin de la pièce à côté de la famille Island. Je me permet un léger sourire avant de me placer sagement devant ma mère qui a ses mains sur mes épaules, comme pour une photo. Mon père échange quelques mots avec Sir Island avant de se taire à nouveau. Un silence de plomb tombe sur la salle. Quelques sanglots éclatent de temps à autre.

Me sentant observée, je jette un regard en coin sur ma droite. Sir Island me regarde. On est tous là pour se regarder. Pour observer de haut les apparats des autres. Les miens semblent lui plaire. Il me sourit. Je regarde tout de suite ailleurs. Il ne me plait pas tant que ça. Pourtant, nos deux familles sont proches et je parierai que très bientôt, on commencera à nous présenter et à nous laisser seul lors des bals. Bon, je pourrais toujours lui faire des compliments sur ses cheveux d'un blond cendré, mi-longs parfaitement laqués.

Je ne dis rien et regarde quelques autres personnes. Je remarque une autre jeune fille qui a à peu près mon âge et elle est en train d'envoyer un SMS à moitié cachée par une autre fille un peu plus âgée. Je reporte mon attention sur le cercueil. Dans quel monde nous as-tu laissé, Sir Integra ? Dans celui de personnes aussi cul-pincé que moi ou dans celui de personnes aussi impolies que cette fille-là ?

Au fur et à mesure que le temps passe, les invités se raréfient. Les plus petits doivent aller au lit et leurs parents les accompagnent avec contentement. Plus personne ne pense vraiment à Sir Integra. Comment l'Histoire retiendra cette personne si passionnée, si dévouée à ce qu'elle faisait ? Les lourds devoirs de l'aristocratie cacheraient-ils tout ce qu'elle a pu faire ? C'est une bien triste fin d'avoir essayé d'échapper aux obligations de son rang aristocratique pour avoir un enterrement aussi classique.

Finalement, ma mère tapote sur mon épaule pour me faire comprendre que le temps des lamentations est bien fini. Je regarde une dernière fois le cercueil. L'esprit de Sir Integra s'est définitivement envolé. Regarder son lit de mort ne servira à rien. C'est juste de l'apparat. Je détourne la tête et sort dans les couloirs où un garçon nous mène à notre chambre. Enfin, à leur chambre. Car, devant la porte de la chambre de mes parents le garçon me signale que je ne dormirai pas avec eux. Mon père le regarde courroucé et lui demande où je devrais dormir. Le pauvre garçon tremble littéralement sur ses jambes et essuie la sueur de son front avec un mouchoir noir. Il finit par répondre :

- Nous avons attribué à mademoiselle Hellsing une chambre à l'étage supérieur.

- Voulez-vous parler d'une chambre commune avec tous les jeunes gens ? demande ma mère, les sourcils froncés. Cela se faisait dès fois, quand il y a assez peu de jeune gens, on dort dans la même chambre et on en profite pour faire toutes les bêtises qu'on est pas autorisés à faire sous les yeux de nos parents.

- Non, madame, répond le garçon. A l'étage dorment les membres de la Table Ronde. Le majordome en chef a insisté pour que mademoiselle y dorme également. Nous lu avons préparé une chambre et ses valises l'y attendent.

Mon père me regarde. J'hausse les épaules me demandant vraiment ce que tout ce manège signifie. Je ne suis certainement un membre de la Table Ronde.

- Êtes-vous sûr qu'il ne s'agissait pas plutôt de Monsieur Shorefair Hellsing ? demande-t-il.

- Vous êtes bien Mademoiselle Adélaïde Ingrid Shorefair Hellsing ? me demande le garçon, confus.

- Oui, tout à fait, lui répondis-je naturellement.

- C'est donc bien vous, si vous voulez me donner la peine de me suivre.

Je jette un dernier regard à mes parents par-dessus mon épaule et suit le garçon. Nous montons à l'étage au-dessus. Je vois plusieurs hommes dans leurs costards noir en train de murmurer entre eux dans le couloir. Tous tournent la tête vers moi quand j'apparais. je les salue d'un signe de tête et baisse le regard. Ils semblent étonnés de me voir ici et peut-être même un peu méfiants. J'entend leurs murmures dans mon dos.

Le garçon me montre ma porte, l'ouvre et me laisse entrer. C'est une chambre très austère, masculine au lourd mobilier. Elle n'a sûrement pas été très souvent utilisée mais elle ne sent pas du tout le renfermé. Je fais signe au garçon qu'il peut me laisser et il s'en va en courant, mais laissant seule.

Il est près de minuit. L'enterrement aura lieu à cinq heure du matin, quand le soleil commencera à se lever. Enterrée sous le soleil levant. je souris au sens de la poésie de Sir Integra. Ça me laisse cinq heures rien qu'à moi. Je me détend un peu et retire mon chapeau avant de m'asseoir sur le rebord de ma fenêtre. Je regarde les jardins à travers la fenêtre. J'y vois une jeune fille pour le moins étrange qui est vraiment courte vêtue dans une sorte d'uniforme noir qui essuie ses larmes avec un mouchoir blanc. Qui est cette fille que je n'ai jamais vue ? Je fronce les sourcils et écarte les rideaux pour mieux la voir, mais alors on frappe à ma porte restée ouverte. Je sursaute et me retourne. Un vieil homme se tient derrière moi, un monocle sur l'un de ses yeux. Il me sourit et je lui rend timidement son sourire. Il semble me regarder de haut en bas.

- Vous désirez ? je finis par lui demander.

- La chambre vous plait-elle ? me demande-t-il calmement.

- Oui, elle est très bien, merci, fis-je, ma timidité habituelle m'empêchant de poser la question qui me brûlait les lèvres : pourquoi ?

- J'ai croisé votre père qui était assez furieux de ne pas vous avoir dans sa chambre. Si cela vous dérange également, je pourrais faire redescendre un lit...

- Ce sera inutile, lui assurais-je en souriant à nouveau.

- A vrai dire, nous avions une raison très spéciale pour vous mettre là. Vous n'ignorez pas que vous êtes conviée à la lecture du testament après l'enterrement de Sir Integra.

Une ombre de tristesse passa dans ses yeux. Il me donnait envie de pleurer.

- Oui, en effet, je trouve d'ailleurs cela tout à fait étonnant.

- Vous verrez que cela est cependant nécessaire, m'assure-t-il. Après la lecture du testament, je voudrais que vous fassiez quelques pas dans le manoir avec moi. Je crois que nous avons beaucoup à nous dire.

Je fronce un instant les sourcils :

- Bien sûr, fis-je un peu gênée par cette proposition, je n'y vois aucun inconvénient.

Il me salua alors et sortit de la chambre, refermant la porte derrière lui.

Je restai là, debout, dans mes pensées. Que pouvait bien signifier tout cela ?