Les héros s'en vont vers de nouveaux horizons, les petites gens restent et encaissent.


1. Faire, défaire, refaire

Le simple fait d'ouvrir une porte est devenu une épreuve. Entre ma pile de documents, ma cheville bandée et mes trois kilos de pensées préoccupantes, je n'ai que peu de marge de manœuvre pour une poignée. Heureusement, depuis cinq jours, j'ai eu l'occasion de pratiquer et il ne me faut que quelques secondes, sans qu'aucun papier ne tombe.

« Monsieur Molewa, » je salue en entrant.

Il est au téléphone, en ligne avec quelqu'un qui lui apporte de mauvaises nouvelles à en croire les rides sur son front, et me fait simplement un signe de la main. Je pose mes vingt-cinq dossiers sur le bord de son bureau et attend patiemment; je n'arrête pas de courir, au sens figuré bien sûr, depuis six heures ce matin, je ne vais pas refuser une petite minute pour reprendre mon souffle.

« Mais je me fiche de ce qui est arrivé en Sokovie ! crache mon patron dans le combiné. Nous avons besoin des fonds internationaux, l'assoc' Stark ne nous donnera jamais assez. … Tu te rends compte de combien - … … Les américains ? Laisse-moi rire. … Par le ciel Athol ! Tu es bien naïf. … »

J'ai l'impression qu'il a vieilli de plusieurs années depuis l'événement. Je suis prête à jurer sur mes ancêtres que le nombre de ses cheveux blancs a doublé et il est bien loin de l'énergie légendaire dont je l'avais toujours vu faire preuve. J'ai de la peine pour lui. Molewa s'est toujours investi corps et âme dans l'aménagement de notre belle ville et voilà tous ses efforts réduits à néant par deux… choses tombées du ciel.

Le bruit du téléphone qu'on raccroche violemment me tire de ma contemplation et je suis immédiatement au rapport, presque au garde-à-vous.

« Je t'écoute Edna, il fait lentement en se massant la tempe.

- J'ai regroupé tous les dégâts tombant sous notre juridiction en vingt-cinq projets. En plus des rapports de situation, nous avons également reçu des estimations de budget et de délais pour dix-huit, ainsi qu'une proposition complète qui nécessite votre validation. »

Il tend les bras et je lui transfère ma lourde charge. Il grimace mais ne se plaint pas. Il sait que nous avons tous travaillé comme des forcenés pour pouvoir produire tout ça en aussi peu de temps.

« Monsieur Mabudafhasi de la voirie souhaiterait avoir une discussion avec vous et demande à ce que vous le rappeliez, je reprends. Et l'Association Stark demande à repousser leur rendez-vous à demain, 9 heures.

- Ces amerloques… soupire mon patron. Ils ont donné une excuse ?

- Ils n'avaient pas prévu assez de temps pour leurs précédents rendez-vous.

- Et est-ce qu'on a le choix ?

- Je ne crois pas, non. »

Pendant un long moment, il reste silencieux, le regard perdu au-delà de moi, la tête dans sa main. Je ne sais pas si je dois le reconnecter; je ne l'ai jamais vu dans un tel état par le passé et je ne veux surtout pas le déranger pendant qu'il réaligne ses pensées. Peut-être que, comme moi, il est indigné par le comportement des représentants de l'Association Stark ? Iron Man a causé des dommages énormes à la ville, et il semble qu'il ne peut même pas l'assumer. S'il n'avait pas une super-armure, et qu'il vivait dans le coin, j'irais lui mettre des baffes.

« J'aimerais bien pouvoir refuser leur argent, dit soudain mon patron, sans quitter le vide des yeux. J'aimerais bien pouvoir me planter devant eux et leur dire : 'gardez vos dollars, ils ne peuvent pas compenser ce que vous avez détruit.' Mais j'ai besoin de leur fichu argent. On avait déjà deux ans de retards sur le plan à 2025 à cause de problèmes de budget avant cet étalage. Tu te rends compte, Edna, du temps qu'ils nous ont fait perdre ? De l'énergie, de la volonté, que nous avions mises dans nos constructions, qu'ils ont vaporisées en un claquement de doigt ? Et ils pensent qu'ils peuvent payer ça ? Laisse-moi rire. On travaille toute sa vie pour rendre le quotidien de nos compatriotes plus agréable, et quand on croyait en voir le bout, bam, il faut tout recommencer. Mais parce que c'est juste des infrastructures, ils croient qu'ils peuvent s'amuser et aligner la monnaie. »

Molewa s'arrête et je n'ouvre pas la bouche. Je ne sais pas quoi dire. Il n'a jamais été très optimiste, mais ça, c'est d'un autre niveau. Ma nature enthousiasme et moi sommes habituées à arrondir les angles sur les petites entorses aux délais et les chicanes politiques, mais le cœur me manque pour défendre notre situation actuelle.

« J'aimerais vraiment refuser leur argent, soupire Molewa. Mais sans lui, on aura vingt ans de retard au lieu de dix. »

Finalement, il secoue la tête et revient au présent. Il me regarde, m'adresse un sourire désabusé et s'excuse :

« Désolé pour ça Edna. On reçoit les pignoufs de Stark demain, 9 heures, tu peux confirmer.

- Ne vous excusez pas, je réponds avec un sourire encourageant, ma spécialité. Je pense pareil. Juste, moins joliment. »

Il rigole et même ça a l'air d'être éreinté, mis à terre, écrasé et noyé dans la poussière.