27 ans…
27 ans que l'Apocalypse n'avait finalement pas eu lieu. Que leurs côtés respectifs les avaient laissés tranquilles, en dehors des quotas habituels d'âmes à récupérer.
Rampa avait été soulagé d'apprendre qu'Adam n'avait pas fait les choses à moitié : tous les rapports le concernant avaient été rédigés de manière à complètement omettre l'implication absolument ratée du démon dans cette affaire.
Ainsi, il n'avait pas eu de comptes à rendre pour cet échec fulgurant, et sa tentative finale de combattre le Seigneur des Enfers lui même (aux côtés d'un ange, qui plus est) avait été tout bonnement effacée de tout registre.
Depuis cet épisode, Rampa avait donc passé la plupart du temps avec Aziraphale, à profiter du répit que le sort leur avait offert, leurs rires résonnant au Ritz et les bouteilles d'excellents vins s'entassant dans l'arrière boutique de la librairie de l'ange. Ils avaient fait profil bas en attendant la confirmation qu'ils ne seraient pas inquiétés pour leurs actions qui avaient plus ou moins mené à l'avortement de l'Apocalypse. Depuis, la vie avait repris son cours, le démon amenant les humains sur sa route à la tentation, et l'ange déjouant le plus possible ses mauvais tours.
Ils avaient du mal à l'admettre, mais leur Accord, signé il y a de cela quelques siècles, les avait surtout amenés à se lier d'amitié, et la Presque Fin du Monde les avait encore plus rapprochés.
C'est pourquoi, quand Rampa fut convoqué par les forces de l'Enfer pour une toute nouvelle mission, il fut tiraillé d'un cas de conscience comme jamais il n'en avait connu.
Cet été là, Aziraphale ne comprenait pas pourquoi Rampa n'avait pas réussi à se libérer, plusieurs fois d'affilé, pour leur traditionnelles escapades au Ritz. Les canards de St James Park quant à eux, avaient été plutôt soulagés de l'absence du démon, qui leur balançait des cailloux plus souvent que des croutons de pain quand il venait leur rendre visite, accompagné de l'ange. Londres était calme. Trop calme.
Ce calme dura tout l'été, et le mois de Septembre débuta également en douceur.
C'est pourquoi le choc fut encore plus grand quand la détonation eu lieu.
Rampa était présent sur les lieux depuis l'aube. Il avait été chargé de faire le guet pendant que 2 autres démons mettaient en place les explosifs et divers mécanismes magiques à l'intérieur du métro de Londres. Ils avaient passé des mois à travailler 3 humains pour leur donner des profils parfaits dans un monde où le terrorisme ne surprenait plus. Le démon aux lunettes noires s'occupait scrupuleusement d'éloigner les humains s'approchant trop près de ses 2 homologues tout en déployant une aura qui avait pour effet de faire détourner le regard de tout être humain posant des yeux sur quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir. Il n'avait aucune envie de participer à ce méfait, mais on ne discute pas les ordres d'En Bas, surtout quand on fait profil bas. Ses pensées se perdirent en voyant 4 enfants jouer dans la rue, à quelques pas de la bouche de métro, et il ne put s'empêcher de les comparer aux Eux. S'il tentait quoi que ce soit aujourd'hui, aurait-il autant de chance ?
L'heure fatidique approchait. Les trois démons sortirent leurs téléphones portables, appelèrent la ligne directe des Enfers et composèrent chacun un code* (*On ne soupçonne pas les extraordinaires avancées technologiques développées en Enfer. Vous devriez voir la prochaine génération d'iPhones…). Peu après, une aura supplémentaire se déploya tout autour de la station de métro. Contrairement à celle que Rampa avait appliquée, légère et brumeuse, celle-ci était poisseuse et opaque, d'une brillance malsaine. Une fois en place, Rampa se décida à parler :
- Maintenant que tout est en place, je me permets de, euh, faire le guet plus loin et de, euh…m'arranger pour les secours n'arrivent pas trop vite.
- Pas mal ton idée, rétorqua un des autres démons, du nom de Grim. Je vais faire pareil, je prends le côté Ouest.
- Je me charge de l'Est, dit le dernier démon, Narth.
- Euh j'ai des contacts à l'Est, je préfère m'en charger au cas où… euh yaurait besoin de renforts quoi, interjecta Rampa, en forçant un sourire confiant.
- Euh… Si tu veux, accéda Narth, perplexe, mais peu enclin à discuter un sujet si futile. Je me charge du côté Sud alors.
Après quoi, ils se séparèrent. Sur son chemin, Rampa recroisa les 4 gamins jouant dans la rue, et son faux sourire se transforma définitivement en moue. Le timing allait être serré...
...o0o…
Aziraphale rangeait consciencieusement des ouvrages anciens dans sa librairie quand il entendit le bruit sourd d'une détonation. Il releva brusquement la tête, les sens aux aguets et se précipita à la vitrine pour inspecter la rue.
Rien.
Le bruit avait ressemblé à une explosion, et en ces temps troublés, Londres pouvait avoir été à nouveau la cible d'attentats. Mais celui-ci n'avait pas eu lieu dans le quartier de Soho. Le danger venait de plus loin. C'est en réalisant ce point que l'ange réalisa que le client qui avait passé les dernières dix minutes à feuilleter une édition collector de Charles Dickens* (*et que l'ange avait complètement ignoré à son arrivée et oublié quasi immédiatement ensuite) l'observait avec des yeux circonspects. Il n'avait vraisemblablement rien entendu.
Aziraphale lui offrit un sourire gêné : "Je suis navré mon cher Monsieur, mais je viens de… me rappeler d'une affaire urgente, et je vais devoir fermer le magasin quelques temps!"
Voyant que ces paroles n'eurent aucun effet sur le client hébété, l'ange pris l'initiative de lui mettre une main dans le dos tout en le dirigeant vers la porte. Malgré ses faibles protestations, l'homme sortit et Aziraphale ferma la porte à doubles tours.
Il courut à son bureau et en ouvrit le tiroir du haut. Il en sortit une dague étincelante et ornée de joyaux aux reflets bleutés. L'ange jeta un bref coup d'oeil dans son arrière boutique où son épée divine était entreposée, mais il se confia intérieurement qu'il valait mieux ne pas faire paniquer encore plus des humains sous le choc en courant dans la rue avec une telle arme. La façon dont il claqua la porte de derrière fit sursauter tous les individus se situant dans le voisinage de la librairie, mais personne ne le vit courir en direction de la station de Parsons Green.
Il était à quelques blocs de la station quand il aperçut une silhouette familière adossée à un plan de la ville. Bien que l'ange fut d'abord heureux de voir le démon, ce sentiment se dissipa immédiatement quand il vit des civils blessés ou couverts de poussière courir dans sa propre direction, complètement paniqués. L'inquiétude le gagna à nouveau:
- Rampa, dit l'ange à bout de souffle suite à sa course, ne me dis pas que tu es derrière cette explosion…
- Moi personnellement non, lui répondit le démon avec un air faussement sûr de lui, mon Côté par contre, oui. Et j'ai malencontreusement été encouragé à y contribuer.
- Et ça ne t'est pas venu à l'idée de m'en parler ? Il me semble pourtant bien que ce genre de choses fasse partie de notre Accord!
- Crois moi mon ange, je voulais t'en parler. Malheureusement le méfait du jour se situe en dehors de notre Accord, et tu ne peux rien y faire…
La colère montait au plus profond d'Aziraphale. Tout cela expliquait le comportement étrange de Rampa ces dernières semaines, mais rien ne pouvait expliquer son comportement maintenant… Ce n'était cependant pas le moment pour se poser des questions sur une soit-disant amitié avec un membre d'En Bas,bien que le fait de la questionner brisait un petit quelque chose au fond de lui. L'ange secoua la tête
- Épargne moi tes banalités hautaines Rampa. Tu as voulu jouer en solo, très bien, maintenant laisse moi passer pour aider ces pauvres gens et réparer TES dégâts.
Il marcha d'un pas décidé en direction de la source de l'explosion, mais le démon aux yeux jaunes lui attrapa le bras avant qu'il n'ait pu aller très loin.
- Désolé mon ange. Je ne peux pas te laisser faire, dit Rampa avec un sourire triste.
Aziraphale dégagea rapidement son bras et jeta son regard le plus noir au démon.
- Mais qu'est ce qui te prend enfin ?
- Je te jure Aziraphale, que si je pouvais te le dire, je l'aurais déjà fait il y a plusieurs semaines.
- Alors qu'est ce qui t'en empêche ?
- C'est… Arg je… Je ne peux pas. Mais fais-moi confiance et reste en dehors de cet attentat.
- C'est bien un attentat alors ?! Seigneur enfin, laisse moi passer!
- C'est toujours non mon ange, et le Grand Patron Là Haut n'y changera rien.
Fou de rage, Aziraphale sortit sa dague et se mit en position de garde.
- Range tes "mon ange", Rampa, tes provocations n'arrangent VRAIMENT pas les choses. Je n'ai aucune envie de te combattre, mais je n'hésiterai pas si tu m'y obliges.
- Aziraphale, ça fait des siècles qu'on a dépassé ce stade ! On va pas quand même pas revenir au stade du découpage en morceaux avec retour à la case "nouveau corps" et bordel administratif!
- Tu ne me laisses pas le choix. Je le pensais vraiment pouvoir te considérer comme un ami mais j'ai eu tort de faire confiance à un démon. Et ça me fend le cœur d'avoir cru que tu avais de la bonté en toi…
À ces mots, Aziraphale baissa la tête et se concentra. Rampa n'essayait même pas de répondre et serrait les dents et les poings. L'ange vit que le démon tremblait, et malgré les lunettes de soleil que Rampa portait, Aziraphale put distinguer sur son visage que ce n'était pas à cause de la peur du combat, mais d'une autre sorte de détresse. Malheureusement, il était trop pressé et en colère pour s'en soucier. Les gens continuaient de courir autour d'eux, poussant parfois des cris. Personne cependant ne faisait attention à eux.
Positionnant sa dague, Aziraphale finit par charger le démon avec une vitesse surnaturelle. Celui-ci parvint de justesse à esquiver son premier assaut, et ils passèrent quelques secondes à répéter ce schéma d'attaques de l'ange et d'esquives du démon. Rampa ne semblait pas riposter, du tout. Il se contentait de danser autour de la lame, avec des mouvements vifs et précis, dignes du Serpent qu'il était. En un instant, il se rapprocha d' Aziraphale pour se positionner à côté de son bras droit et le lui tordre. La douleur qui irradia dans le corps de l'ange lui fit instantanément lâcher sa dague, et avant même qu'il n'ait pu riposter, le démon avait changé de position et se trouvait à présent dans son dos. Toujours aussi rapidement, Rampa immobilisa Aziraphale, en retenant ses deux bras au niveau des épaules. L'ange enrageait, pestant contre le démon et lui ordonnant de le lâcher, mais malgré le fait que l'ange soit incontestablement le plus fort des deux, Rampa tenait bon et maintenait sa prise aussi fermement que possible.
Soudain, ils furent projetés tous les deux au sol. Libéré de son entrave, Aziraphale leva les yeux pour apercevoir un ange, ailes déployées et voletant à quelques pas d'eux. Il avait dû foncer sur Rampa pour lui faire lâcher son confrère en difficulté. Le nouveau venu le reconnut:
- Aziraphale ? Mais enfin qu'est ce que tu attends? Débarrasse-toi de ce démon de seconde zone et vient m'aider!
En finissant sa phrase, l'ange repris son vol en direction de la station de Parsons Green. Aziraphale déglutit difficilement, et commença à se relever. C'est là qu'il sentit Rampa agripper son pied, et cela le fit retomber.
- Mais enfin Rampa, hurla-t-il, à bout de nerfs, lâche-m…
Aziraphale fut interrompu dans sa phrase par un cri déchirant, il tourna la tête aussi vite que possible et découvrit l'autre ange, coupé dans son élan et encore en l'air, complètement tordu de douleur. Il semblait comme électrocuté au contact d'un mur invisible. Petit à petit, son corps et ses ailes se réduisirent en cendres noires et son cri s'amenuisit seconde après seconde pour faire place à un silence glacé.
- "Démon de ssssseconde zone", pfffff… je lui en foutrait des sssssecondes zones à cet emplumé… siffla Rampa.
Aziraphale était trop sous le choc pour répondre. Sa mâchoire encore ouverte, il se retourna vers le démon, les yeux embués. En le voyant ainsi, Rampa détourna le regard, l'air plus désolé que jamais. Il se repris:
- Maintenant que TU as vu ce que ça faisait d'approcher la zone pour les anges, TU peux aller prévenir ton côté, histoire d'éviter que d'autres d'entre vous ne meurent bêtement…. 'Vaut mieux que j'y retourne ou ils vont comprendre que j'étais pas à mon poste et ça va craindre encore plus. Ciao.
Il tourna les talons, réajusta ses lunettes de soleil, mis ses mains dans ses poches et pris la direction de la station de métro sans se retourner.
À bout de forces, Aziraphale n'insista pas. Il se releva péniblement, les jambes encore tremblantes d'avoir vu un confrère se faire désintégrer sous ses yeux, et retourna à la librairie, hagard… Il ne devait cependant pas perdre trop de temps pour pouvoir prévenir le Metatron de ce qu'il avait vu, pour qu'il puisse transmettre la directive de ne pas approcher la zone de l'attentat, piégée non seulement pour les humains, mais aussi pour les anges. Ce n'est qu'après cette urgence réglée qu'il allait pouvoir tenter de voir plus clair sur ce qu'il venait de se passer. Et il allait avoir beaucoup, beaucoup trop de questions pour le démon, et n'avait aucune idée de par où commencer...
… o0o ..
