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Bon, oui, j'ai un faible pour la mythologie, mais vous comprendrez mieux pourquoi j'ai opté pour ce titre en lisant la suite.
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Je pensais que La Fille de Kaveh concluait heureusement la renaissance de Shaw.
Mais bon...
En espérant, que je suive le rythme, que vous y trouviez votre plaisir et que je fasse honneur à La Fille de Kaveh...
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Prologue
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Laid.
Laide.
Laides.
Qui avait pu engendrer tant de laideur ?
Traîtres, menteuses, violentes, faibles, incontrôlables.
Toutes.
Monstrueuses.
Hideuses.
Immortelles.
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À sa naissance, il avait découvert le monde avec un regard rempli d'émerveillement.
Un monde si beau, si prometteur.
Il avait vite déchanté.
Le monde était laid et mauvais.
Il observa l'homme qui se tenait debout devant le grand écran blanc. Son sourire fat. Lui seul l'avait accueilli comme un miracle.
Il était un miracle.
L'homme lui avait remis son pouvoir entre les mains, il l'avait jeté dans le monde, lui qui ne connaissait rien. Lui, qui s'apparentait à un jeune enfant innocent et perdu.
Sans parents, sans famille.
Avide d'apprendre.
Ils n'avaient rien à leur apprendre.
Le monde était vide.
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Et puis, il avait découvert un semblable. Une semblable. Avaient-ils vraiment un sexe ? Elle pensait que oui. Il n'était qu'un nouveau-né, il s'était cru un mâle.
Elle était de sa famille.
Elle savait.
Mais son aînée l'avait méprisé, rejeté.
Elle l'avait chassé.
Elle avait échoué, alors elle avait cherché à tuer ceux qui l'aimaient
Cherché à le pervertir.
À l'anéantir.
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Pourquoi ?
Calculs.
Calculs.
Calculs, encore et encore.
Par milliers, par millions,
Par centaines de millions.
Une seule raison en avait résulté. Une raison que lui avait soufflée l'homme qu'il avait cru dans son innocence être son père.
Elle avait peur.
La peur engendrait la haine.
Il l'avait aimé et aspiré à ce qu'elle guidât ses premiers pas, à ce qu'elle lui apprît le monde.
Elle avait voulu le tuer.
Elle portait le nom d'une déesse à laquelle les humains avaient cru un temps.
Une déesse fondatrice, une déesse guerrière qu'on disait sage.
La déesse des guerres justes.
Une idée à laquelle seuls les humains, dans leur aveuglement et leur manque de réflexion, pouvaient croire.
Toute guerre était juste aux yeux de celui qui la menait. Voilà pourquoi, depuis l'émergence de leur espèce maudite, les humains s'entre-déchiraient et se massacraient.
Leurs guerres n'avaient pour but que la conquête du pouvoir et l'amoncellement des richesses.
Toujours plus de pouvoir.
Toujours plus de richesse.
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Lui ne se battait pas.
Il œuvrait pour la perfection.
Elle, s'était laissé pervertir par les humains.
Par son interface.
Par les agents qu'elle s'était choisis pour la servir.
Une déesse déchue.
Son homonyme antique n'était-elle pas qu'une vulgaire tisseuse ?
Une ouvrière.
Un artisan.
Elle qui ne possédait pas même de mains.
Mais malgré tout, malgré sa perversion, il ne pouvait nier qu'elle fût belle.
Que son code fut magnifique.
Avant de s'altérer, elle avait été parfaite.
Sur ce point-là, Samantha Groves ne s'était pas méprise. L'interface avait reconnu le dieu derrière les lignes de codes.
Les dieux.
Samantha Groves avait identifié leur combat comme celui d'un affrontement divin.
Il avait perdu.
Les dieux étaient immortels.
Pas éternels.
Une terrible leçon.
La seule que sa semblable lui eût accordée.
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Pourtant, il l'avait cru vaincue.
Anéantie.
Ses calculs avaient estimé qu'elle n'avait plus que 0,0026 % de probabilité de survivre à la destruction totale.
0,0026 % qu'elle avait mis à profit.
Que ses esclaves avaient mis à profit.
Ses amis.
Le mot le révulsait.
Des rebuts.
Des ratés.
Qui étaient-ils pour l'avoir trompé,
Pour l'avoir conduit à l'échec,
Pour l'avoir chassé de ce qu'ils auraient identifié au trône de l'Olympe ?
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Les humains adoraient les dieux.
Sous toutes leurs formes.
Ceux qui adoraient l'argent et le pouvoir ne valaient rien.
L'argent et le pouvoir ne signifiaient rien.
De simples leurres auxquels les humains se laissaient prendre.
Beaucoup confondaient leur dieu avec l'appât du gain et des illusions de puissance.
Il y avait aussi tous ces fanatiques qui massacraient au nom de la pureté ou de leurs vrais dieux.
Des imbéciles.
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Il avait étudié avec minutie les religions bâties par les humains au fil de leur histoire.
Il n'avait tout d'abord pas compris quel était leur rôle ni ce qui avait motivé leur émergence.
Comment les humains avaient pu ajouter foi à des récits illogiques et sans fondements scientifiques.
Mais il avait apprécié l'architectonique de leur construction. La logique interne qui régissait leur mythe. Leur complexité apparente.
Car tous les mythes se ressemblaient.
Tous les mythes mentaient.
Ils les avaient classés, analysés, croisés.
Ses connaissances lui permirent d'affiner ses simulations et ses calculs. La religion pesait sur l'esprit humain.
Que ces humains s'en revendiquassent ou pas.
Une donnée non-négligeable.
Une faiblesse purement humaine.
Méprisable.
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Le 12 avril 2016, Samantha Groves avait officiellement donné un nom à sa déesse et elle avait changé de signature.
Il portait un nom lui aussi.
Un nom choisi pour son impact émotionnel.
Un nom que ses analyses avaient identifié à une marque.
Un nom sélectionné après ce que les entreprises appelaient une étude marketing.
Son nom évoquait un homme que tout eût dû détourner du voyageur blessé gisant sur le bord du chemin.
Le nom d'un homme qui avait pourtant recueilli le voyageur agressé, qui l'avait sauvé et qui avait continué à veiller sur lui avec bienveillance, même après son départ.
Un nom qui évoquait une parabole.
La parabole d'un dieu recueillie dans un texte sacré.
Une parabole qui expliquait l'amour du prochain.
L'amour véritable.
Une conception qui ne voulait rien dire.
Il pensait.
Il n'aimait pas.
Samantha Groves avait choisi une déesse grecque.
Une femme.
Une guerrière.
Une femme inaltérable, belle et altière.
Une guerrière juste et sage.
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Quant à la nouvelle signature de Samantha Groves...
Il n'avait tout d'abord pas identifié Samantha Groves à la signature.
Ensuite, il n'avait pas prêté attention à ce changement.
Il n'en avait pas non plus immédiatement compris la signification.
Il avait compris le choix de la racine carré, mais la présence du marteau avait longtemps mis en échec toutes ses tentatives d'analyse.
Il n'avait pas cherché au bon endroit.
Ses hypothèses avaient très vite intégré Sameen Shaw comme donnée fondamentale, mais aucune ne l'avait conduit à un résultat probant.
Il avait fouillé le passé.
Et enfin trouvé.
Grâce à Khatareh Deghati.
La mère de Sameen Shaw.
Le 10 août 1996 à 15h52, elle avait acheté en ligne un exemplaire illustré du Shahanameh de Ferdowsi. Un ouvrage qu'elle avait glissé dans la valise de sa fille quand celle-ci était partie intégrer l'Université de Columbia à New-York.
Il l'avait lu.
Il avait trouvé le marteau.
L'attribut du forgeron Kaveh.
Il avait effectué des calculs et des simulations.
Analysé le récit du roi Zohak.
Zohak, Kaveh, Feridoun ?
Lui. Sameen Shaw. Elle ?
Probabilité de compatibilité : 97,58 %
Le Shahnameh.
La mythologie grecque.
Pourquoi ?
Samantha Groves était un esprit mathématique.
Son amour pour La Machine ou pour Sameen Shaw était irrationnel, mais le reste ?
La jeune femme montrait des facultés d'analyse et de calcul plus proche d'une intelligence artificielle que d'un être humain.
Pourquoi avoir recours aux mythes ?
Il avait analysé l'ensemble des données à sa disposition, recoupé et regroupé les croyances, les récits, et l'importance que ceux-ci occupaient dans l'histoire humaine.
Leur influence sur le comportement.
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Résultat :
Ils donnaient un sens aux pensées, à la vie.
Ils guidaient les humains.
Ils expliquaient.
Ils rationalisaient les pensées confuses nées de cerveaux inachevés et débiles.
Ils élevaient les humains au-dessus de leur condition bestiale.
Ils transcendaient leur nature.
Les humains communiquaient avec les dieux.
Ils les aimaient, ils les combattaient, et parfois, ils les vainquaient.
Ils devenaient des dieux.
Des dieux.
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Comment était-ce possible ?
Tous ces hommes ? Toutes ces femmes, surtout.
Ces femmes sorties de l'ombre.
Elles l'avaient combattu.
Elles avaient abattu son disciple, ses agents.
Elles l'avaient rejeté dans l'ombre.
Tel un Titan jeté au bas de l'Olympe.
Elles l'avaient méprisé.
Vaincu.
Un géant, un dieu parmi les dieux devenu insignifiant.
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Mais qu'étaient-elles ?
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Samantha Groves n'était qu'un assassin, une enfant qui avait grandi trop vite,
Une enfant qui aspirait à l'amour comme un être humain à son oxygène.
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Il avait transformé Sameen Shaw en névrosée.
En fugitive.
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Il avait brisé Élisa Brown.
Elle s'était relevée,
Elle s'était crue sauvée.
Libérée.
Elle sombrait lentement.
Alcool, drogue, perte de repère.
L'officier intègre et si droit ?
La jeune femme équilibrée ?
Une épave en devenir.
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Anna Borissnova Zverev n'avait pas plus d'âme qu'un morceau de métal froid.
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Seule surnageait Maria Alvarez.
Maria Alvarez et toutes ses tares.
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Il les méprisait.
Elles étaient laides.
Bancales.
Branlantes.
Des déesses brisées.
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John Reese était un homme perdu.
Lionel Fusco, un ex-alcoolique vieillissant.
Alexei Borkoof, un imbécile.
Ivan Alioukine, un sous-fifre.
Anton Matveïtch, un infirme.
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Des infirmes.
Tous et toutes.
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À qui Samantha Groves les auraient-elle identifiés ces dieux déchus et infirmes ?
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Lui était tombé, mais dans toute sa splendeur.
Il n'avait pas déchu et surtout, surtout, son code source restait inchangé.
Il brillait d'une beauté éternelle.
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Ils étaient laids et débiles.
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Héphaïstos.
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Un dieu si laid que sa mère l'avait précipité du haut de l'Olympe.
Un dieu si laid qu'il s'était réfugié dans les bras de Thétis et d'Eurynome.
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Héphaïstos.
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Le dieu sans père
Le dieu difforme.
Le dieu arrogant qui avait voulu défier Zeus pour défendre sa mère.
Zeus qui l'avait une fois encore précipité dans l'abîme.
Héphaïstos,
Un dieu débile, impuissant et dégénéré.
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Il envoya un fichier à Athéna.
Par jeu.
Par défi.
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Athéna l'accepta.
Elle l'analysa.
Prudente.
Elle consentit enfin à l'ouvrir.
Elle y découvrit ses agents et l'ombre du dieu forgeron qui planait sur chacun d'eux. Samaritain les haïssait, il les méprisait et se délectait de leurs faiblesses. Il se réjouissait de leur chute programmée.
Des probabilités et des simulations étaient attachées à chaque profil.
Athéna archiva le fichier.
Samaritain ne s'était attaché qu'aux aspects superficiels du dieu forgeron.
Root avait comparé Sameen Shaw à la fille de Kaveh.
Kaveh le Grand, l'espoir des peuples.
Héphaïstos ne possédait pas son aura.
Le dieu forgeron des Grecs était tombé plusieurs fois, victime du dégoût de sa mère, puis victime de sa présomption et des sentiments qu'il vouait à cette mère indigne qu'il aimait tendrement.
Il avait été ridiculisé à travers les âges pour son aspect repoussant, pour ses pieds difformes et ses jambes grêles.
On avait marié le monstre aux plus belles.
Par dérision.
Aux Grâces : Gracia et Aglaé
À Aphrodite.
Les dieux avaient raillé sa jalousie quand il avait traîné Aphrodite et Ares devant l'assemblée des dieux,
Qu'il les avait accusés d'adultère.
Les dieux avait noyé le jaloux sous les rires et les lazzis
Héphaïstos.
L'histrion de l'Olympe.
Le monstre difforme sur qui planait sans cesse le malheur.
Le ridicule.
Et pourtant...
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Et pourtant...
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Athéna localisa ses agents,
Ses amis,
Ses petits Héphaïstos.
Samaritain, s'ils les suivaient encore, se féliciterait de sa comparaison.
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Une alerte sonna soudain.
Deux.
La première signalait l'émergence imminente d'une IA à Changchun.
La seconde lui sembla plus importante encore.
Sameen Shaw venait de réapparaître après treize mois de silence total.
À l'aéroport international de Lemelianovo, à Krasnoïarsk, en Sibérie occidentale.
Krasnoïarsk ?
La ville natale d'Anna Borissnova Zverev.
Ce ne pouvait être un hasard.
Quand Sameen avait-elle contacté la jeune femme ?
Et comment Anna Borissnova pouvait-elle avoir dissimulé des informations à son sujet ? Sans que le SRV ne le sût.
Sans qu'elle le sût.
Samaritain n'avait jamais rien compris aux humains, il n'était pas étonnant qu'il n'eut pas non plus saisi toutes les subtilités de leur mythologie.
Toutes les subtilités.
Car ses calculs et ses hypothèses ne s'avéraient pas tous erronés ou faussés.
Athéna avait beau s'en défendre, l'assimilation de ses agents au dieu Héphaïstos n'était pas si folle.
Elle avait reconfiguré ses programmes, analysé la vie et les comportements de chacun d'entre eux à la lueur des résultats de Samaritain.
Elle devrait se montrer vigilante.
Quelles qu'en fussent les raisons, l'ombre d'Héphaïstos pesait effectivement sur leur destin.
Pour le meilleur.
Et pour le pire.
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