Le village
Première partie
PDV Bella
Notre village n'était pas immense, c'était au départ un campement construit seize ans plus tôt. Années après années, les valeureux membres de notre communauté avaient bâti notre havre de paix. Nous jouissions d'un grand confort malgré notre isolement grâce prouesses techniques de cette fin du dix-neuvième siècle. Nous n'avions pas toujours été si prudents et isolés, mon père parlait parfois de la petite ville où la plupart des anciens vivaient, ville qui avait été pillée, dévalisée, incendiée par des malfrats avides d'or. Ils avaient emporté ce qu'ils avaient pu sauver des décombres et avaient voyagé avant de trouver ce paradis caché. Des personnes étaient mortes alors dont ma mère et mes grands-parents paternels.
Les maisons ici avaient toutes été construites à l'identique, une cuisine et un séjour, à l'étage trois chambres. Elles étaient disposées en cercle autour de l'église. Celle-ci en bois, peinte en blanche trônait au milieu de la grande place. Pour nos réunions et réjouissances, pour les débats et la résolution des rares conflits, nous avions une salle des fêtes, décorée en fonction des évènements. Les bêtes étaient parquées à l'est du village, toutes ensemble, n'appartenant à personne mais à tous. Les potagers et le champ de blé représentaient la moitié du village, des granges avaient été bâties ça et là pour abriter toutes les activités nécessaires pour que nous puissions vivre en autarcie.
Ce dimanche, comme chaque deuxième dimanche de mars, nous fêtions la création de notre communauté dans ces bois. Cette célébration débutait par une grande messe, puis les discours du pasteur puis celui de mon père, shérif et maire de notre village, et se terminait par le baptême des plus jeunes membres de la communauté. Je regardais autour de moi amusée et peinée, le sermon s'éternisait, la moitié des villageois s'était assoupie. Notre pasteur, le révérend Weber, dut tousser plusieurs fois pour attirer l'attention de l'autre moitié qui n'écoutait que d'une oreille.
En tant que fille du maire, je me devais de donner l'exemple. J'avais dix-huit ans, j'avais pris la place de ma mère auprès de la communauté. J'avais du être mature trop jeune, assumer de grandes responsabilités et m'occuper de beaucoup de choses aux côtés de mon père. Les robes que je cousais ne m'étaient pas destinées, les gâteaux que je cuisinais ne finissaient pas sur ma table, les livres dont je prenais soin étaient lus par d'autres. Angela, ma meilleure amie avait aussi hérité de grandes responsabilités depuis que sa mère était morte un an plus tôt. Elle avait notamment la charge de ses petits frères, deux jumeaux adorables mais aventuriers et impertinents. Elle me manquait, nous ne pouvions quasiment plus passer de temps en dehors de nos corvées.
Notre village comptait vingt-quatre familles, nous partagions tout et chacun avait son rôle à remplir pour le bien-être de la communauté. Les femmes se dédiaient à leur famille et assuraient les récoltes tandis que les hommes pêchaient et chassaient, construisaient, réparaient et nous protégeaient. Nous vivions en bonne entente avec le village d'amérindiens au nord, les Quileute, et faisions quelque fois du commerce avec eux. Leur chef, Billy Black, était déjà venu quelque fois. Mon père m'avait confié, qu'enfants, tous les deux avaient joué ensemble et leur complicité ne s'était jamais éteinte.
Quand l'église se vida, je restai en place et attendis que notre pasteur ait terminé de discuter. Ses deux jeunes fils et sa fille restaient à ses côtés, en silence. Angela, qui savait pourquoi je m'attardais, m'adressa un sourire triste. Elle ne croyait pas que je réussirais, je me devais de tenter tout de même ma chance.
« Que veux-tu, Isabella ? » soupira le pasteur en se tournant vers moi.
« Il faut que vous pardonniez à Tyler. »
« Il restera puni encore deux semaines. » me répliqua-t-il, énervé de m'entendre encore lui demander la même chose depuis trois jours.
« C'est un jour de fête, les familles ne devraient pas être séparées. Vous savez comme sa mère et son père sont accablés. »
Il refusa de m'écouter davantage et sortit en direction de notre grande salle des fêtes où le banquet avait déjà commencé.
« Seigneur, protégez-nous, insufflez la clémence à notre pasteur. » priai-je avant de quitter l'église.
Valery, la sœur aînée de Tyler me héla. Je lui fis non de la tête et elle retourna au banquet, dépitée.
« Ne l'embête plus ! me houspilla mon père quand je rentrai dans la salle. Le pasteur a agi pour le bien de tous y compris celui de Tyler. »
« Père, je comprends nos règles mais ne peut-on pas faire preuve de compréhension ? Lui et Samantha sont fiancés après tout. »
« Ce qu'ils ont fait est une atteinte à la morale, la sentence a été prononcée et il n'y a rien à faire. Dois-je te rappeler ta place et la mienne ? Je suis l'autorité dans ce village, si tu ne cesses d'interférer je n'aurais plus aucun crédit. »
« Pardon, Père. »
Tyler et Samantha s'étaient isolés à l'orée de la forêt pour s'embrasser, c'était à mes yeux une erreur mais pas un péché et encore moins un crime. Aux yeux de tous, non seulement ils avaient enfreint les règles de pudeur mais ils s'étaient aventurés au-delà de nos frontières surveillées. Ils s'étaient mis délibérément en danger. Je me sentais coupable car c'était moi qui les avais découverts et si j'avais simplement détourné le regard, si je n'avais pas envié leur amour, je n'aurais pas parlé si fort pour leur dire de rentrer chez eux, M. Young ne m'aurait pas entendue. Il était sorti et avait vite compris ce qu'il s'était tramé, tout s'était enchaîné si vite et je n'avais rien pu faire.
_oOo_
Deux heures après le coucher du soleil, je terminai enfin mes corvées. Mon père venait de se coucher, je l'entendais déjà ronfler. Je me glissai hors de la maison, un panier plein des restes du banquet. Tyler était enfermé dans une cabane en guise de prison, personne n'avait le droit d'aller le voir et de lui parler. Je risquais beaucoup mais ma conscience ne me laissait plus en paix.
Le jeune homme était couché au sol, le front en sueur. La veille il avait plu de longues heures et fait si froid que la plupart des gens avaient vite fait leurs besognes et s'étaient enfermés chez eux. Son père m'avait garanti que Tyler serait protégé du froid mais en pénétrant dans la cellule, je découvris que le prisonnier était dans le plus grand dénuement. Je me saisis de la couverture que j'avais empaquetée et aidai le jeune homme à s'allonger sur la paillasse. Je ne parvins pas à le réveiller totalement, il but et mangea tout en délirant.
Je sortis de la sauge de ma poche, j'en avais écrasé plus tôt pour Mme Cope, notre voisine qui souffrait de migraines et la lui fis avaler. Je ne pus rester plus longtemps, quand Tyler me parut plus calme, je quittai la cabane. J'entendis alors des voix approcher, sans doute des fêtards en quête d'un peu d'air frais. Je n'hésitai qu'une seconde avant de reculer vers les bois. Je m'y enfonçai à vingt mètres environ en maudissant ma robe rouge si voyante. Je dus m'allonger sur la mousse humide et attendre. Je grelotai malgré mon châle, j'avais désormais peur de bouger, peur d'être vue. J'aurais dû attendre le milieu de la nuit pour sortir.
Il aurait pu se passer une heure ou un quart d'heure, mes yeux étaient lourds, mes muscles douloureux. Je crus donc rêver en voyant deux pupilles jaunes, deux pupilles qui n'étaient pas humaines. Un loup gigantesque s'approcha de moi, quand il passa sous une trouée, la lune éclaira sa fourrure rousse. La peur me coupa la parole et les jambes, je tremblais plus fort. Je fermai les yeux, épuisée par ma peur, et entamai un de mes versets préférés de la sainte bible.
Le souffle rauque de la bête s'éloigna soudain de moi, il fit place à des grognements terribles. Un instant après, j'étais enfermée dans de la glace et le vent fouettait mon visage. J'ouvris un œil et défaillis en voyant les arbres défiler autour de moi, il n'y avait pas de vent, c'était moi qui allais trop vite. Mes yeux roulèrent dans leurs orbites, mon esprit s'embruma, je m'évanouis sans un bruit.
Je me réveillai en recevant un peu d'eau sur mes joues. Une seconde seulement j'oubliai ce que j'avais vu dans les bois, je souris en reconnaissant la douceur de mes draps et apercevant la poupée en chiffon qui trônait sur ma table de chevet.
« Tu vas bien ? »
Je sursautai, un homme se tenait debout devant ma fenêtre, les bras croisés sur son torse. La lumière de ma lampe à huile me cachait les traits de son visage. Le seul détail que je pus noter était ses cheveux en bataille. Une chose était certaine, cet homme n'était pas de mon village et il n'avait surtout rien à faire dans ma chambre.
Mon dieu, si mon père le voyait !
« Que s'est-il passé après ? Où est la bête? » demandai-je en rougissant.
« Vous avez failli être mangée par le grand méchant loup, et il s 'est enfui. » répondit-il d'un ton léger.
« Qui êtes-vous ? »
« Personne, je voulais juste être certain que vous n'aviez rien. »
« C'est vous qui m'avez ramenée chez moi, devinai-je. Merci beaucoup. »
« Adieu. »
Il ouvrit la fenêtre et enjamba l'embrasure.
« Attendez ! »
Il avait disparu, je me précipitai hors de mon lit et me penchai à mon tour à la fenêtre, aucune trace dans la nuit claire de mon sauveur. En me recouchant bien au chaud, j'inspirai, soulagée et fus frappée par une odeur nouvelle. Ma chemise embaumait comme l'étranger, mes cheveux aussi conservaient sa fragrance, je n'avais rien senti de plus enivrant.
_oOo_
« Tu t'es encore trompée, Isabella. » me réprimanda Mme Cope.
Elle me retira de la main la longue aiguille et m'ordonna de ne plus m'approcher du métier à tisser. J'allai en cuisine, Angela s'empressa de me tirer vers elle. Elle devait éplucher une trentaine de légumes et de fruits, elle me donna un couteau puis se mit à parler du dîner qui aurait lieu ce soir. La Pâques était une fête très importante pour notre communauté pieuse, et pour fêter la résurrection du Christ, les villageois avaient pour habitude d'annoncer officiellement les naissances à venir et les fiançailles.
« Benjamin parlera à mon père avant le déjeuner. Ce soir je serais fiancée ! » se décida-t-elle à m'annoncer.
« Comme je suis heureuse pour toi ! »
Je ne pouvais pas être étonnée, Benjamin Cheney était amoureux de ma meilleure amie depuis qu'ils avaient dix ans. Je n'aurais pas pu imaginer meilleur mari pour Angela.
« Isabella, fais attention ! » s'écria-t-elle à la seconde où le couteau s'enfonça dans ma paume.
« Ça n'est pas grave, ça n'est pas profond. » la rassurai-je en me levant.
Je plongeai ma main dans un baquet d'eau, appliquai un torchon sur la blessure et après avoir encore félicité mon amie, je me rendis chez le docteur. Je serrai les dents quand il désinfecta la coupure et me banda la main fermement.
« Il faudra recoudre si ça s'infecte. Enfin, tu le sais déjà. »
J'étais coutumière des blessures, heureusement jamais graves. Mon père me retrouva quand je sortis de chez le médecin, il me demanda pour la centième fois depuis un mois pourquoi j'étais devenue encore plus maladroite et tête en l'air. Cette commère de Mme Cope intervint en rappelant que l'amour était capable de faire tourner les têtes des jeunes filles les plus vertueuses. Ce fut comme un choc pour mon père et moi, lui cherchait forcément quel garçon avait eu l'audace de me courtiser sans son consentement, moi je craignais qu'il ne me surveille de près.
Depuis deux semaines, je veillais tard le soir et fouillais du regard la forêt mystérieuse. En septembre dernier, le chef indien, Billy Black, nous avait parlé des dangers de la forêt, de démons buveurs de sang et d'autres avec des fusils très sophistiqués. Lui-même avait été blessé par un démon et depuis il ne pouvait plus marcher. Il utilisait une chaise roulante pour se déplacer. Il avait aussi raconté une légende de leur tribu sur des loups géants qui les protégeaient et qui nous protégeraient aussi.
Depuis deux semaines, j'avais remis en cause les croyances de Billy. Pour moi, la forêt regorgeait de loups sanguinaires et de héros. Je pensais souvent à mon héros, mon sauveur. J'avais gardé jalousement son odeur sur ma chemise, cachée dans ma chambre, je la humais chaque nuit avant de m'endormir. Dans mes songes, je passais de la terreur à la volupté, face au loup puis dans les bras de mon sauveur.
La journée de la Pâques se passa comme chaque année, les fiançailles d'Angela furent annoncées ainsi que la naissance à venir de trois enfants. Tyler, qui venait d'être libéré, était encore très affaibli par son isolement, Samantha et Valery se relayaient pour l'aider à marcher et s'assurer qu'il n'avait pas froid. Il me remercia de l'avoir aidé et me jura encore qu'il ne m'en voulait pas. Sa fiancée, elle, ne m'avait jamais vraiment appréciée mais depuis que je les avais interrompus, elle me haïssait.
Ce soir-là, j'eus une bonne raison de rester éveillée, je dansais joyeusement avec les jeunes filles plusieurs heures. Mon père ne me quittait pas des yeux, je savais qu'il pensait à ma mère. Je n'avais jamais eu que quelques phrases sur elle, elle s'était sacrifiée pour me protéger et avait été lâchement tué par les brigands. Beaucoup se demandaient pourquoi mon père ne s'était pas remarié, moi la première. Ma mère n'aurait surement pas voulu le voir si seul.
« Rentrons mon enfant. » me dit mon père un peu avant vingt-deux heures.
« Je voudrais encore rester avec Angela. » protestai-je joyeusement, pour le faire céder.
« D'accord, mais accompagne-moi. »
Mon instinct ne me trompa, il m'interrogea sur mes fréquentations, chaque garçon de mon âge, et il n'y en avait que quatre, fut passé en revue.
« Tu pourrais réfléchir à Eric Yorkie. »
C'était le pire des quatre, je ne répondis rien et pressai le pas.
« Billy est venu me voir la semaine dernière. Il pense que son fils et toi pourriez vous entendre. »
« Mais… son fils n'est pas du village. »
« Si il est prêt à se plier à nos règles, je n'y verrais pas d'objections. »
« Je suis encore jeune, je ne pense pas au mariage. » plaidai-je.
« Je comprends, nous le rencontrerons à l'été, qu'en dis-tu ? Jacob a un an de moins que toi mais il est grand et fort. Il aide beaucoup son père. »
« Bien Père. »
Il me fit promettre de revenir avant minuit et me regarda repartir vers la grande place. Je me ravisai au dernier moment et quittai le sentier pour retourner dans la forêt. J'étais à trois cent mètres de l'endroit où j'avais fait face au loup et les souvenirs de cette nuit me paraissaient désormais improbables. J'avais rêvé la bête et l'ange, le cauchemar et le rêve n'étaient pas réels. Comment auraient-ils pu l'être ? J'y restai quelques minutes à scruter l'obscurité, à décrypter les mille et un sons de la nature endormie.
« Bonsoir Isabella. »
Cette voix ! Ça n'était pas un rêve, il était là !
« J'ignore encore comment tu t'appelles. » répliquai-je en me tournant vers l'ange qui émergeait des arbres.
Il n'était qu'à quelques pas de moi, cette nuit la lune jouait à se cacher derrière les nuages et je ne pus distinguer les traits de mon sauveur. Quelle déception.
« Tu es blessée. » dit-il alors que j'avais ma main bandée cachée sous mon châle.
« Comment le sais-tu ? » le questionnai-je de plus en plus charmée par sa voix.
Cette nuit je n'étais pas effrayée, je ne fermerais pas les yeux, je ne m'évanouirais pas. Cette nuit je ne laisserais pas mon rêve s'enfuir.
« Ça n'a pas d'importance. »
« Montre-toi. » quémandai-je.
Il parcourut la distance trop lentement à mon goût et se stoppa à moins d'un mètre. Je le détaillai fascinée, il était plus jeune que je ne l'aurais cru. Je tentais de mémoriser ses traits fins, l'opale de ses yeux, la ligne de ses lèvres, la courbe de ses mâchoires. Il était splendide, tellement que je ne pus m'empêcher de me demander si il était seulement humain. Sa peau me parut si claire, ses yeux trop dorés, la faible lumière de l'astre le déguisait. J'inspirai plus profondément que nécessaire, captant son arôme.
« Le loup n'est pas là. » m'apprit-il, un sourire sur ses lèvres.
« Était-il dangereux ? »
« Évidemment, mais il n'en avait pas après toi. »
« Comment le sais-tu ? »
Il ne répondrait pas à cette question-ci non plus, ne répondrait pas non plus aux autres qui me brûlaient les lèvres.
« Ta voisine sait que tu n'es pas retournée à la fête, elle va sortir dans quelques secondes. »
« Tu restes ? » m'enquis-je, angoissée à l'idée de le voir déjà parti.
« Oui. » souffla-t-il.
Je courus vers chez moi et m'assis sur la balançoire. Comme mon sauveur l'avait prédit, Mme Cope me débusqua.
« Tu ne retournes pas t'amuser ? » s'étonna-t-elle.
« Non, mon père toussait beaucoup, je vais le veiller. »
« Ai-je eu raison ce matin ? Un garçon est responsable de ta rêverie ? »
« Aucun garçon du village. » répondis-je honnêtement, mes pensées tournées vers le seul garçon qui avait éveillé mon cœur.
Ma voisine me souhaita bonne nuit, dès qu'elle disparut à droite de la maison, mon sauveur sortit des bois et marcha gracieusement vers moi. La lampe accrochée au porche me permit de le voir encore plus distinctement. Ses vêtements étaient très élégants, une chemise et un pantalon taillé sur mesure, ses chaussures me laissèrent perplexes, je n'en avais jamais vu de telles.
« Dis-moi ton nom. » m'impatientai-je, avant de rire de ma propre inconvenance.
« Edward. »
Je répétai son prénom plusieurs fois dans ma tête, je le ferais de vive voix une fois seule.
« Tu es magicien ? »
Ce fut son tour de rire.
« Magicien ? »
« Voyant alors, décidai-je. Comment as-tu su pour Mme Cope ? »
« Je ne peux rien dire. »
« Très bien, excluons le comment de ce don, concédai-je. Dis-moi ce que font les Peterson, leur maison est face à la mienne. »
« Ils se disputent au sujet de leur fils qui a volé le chapeau de Mme Griff ce soir. »
« Dis-moi les secrets des gens de ce village. » demandai-je encore.
« À la condition que tu me révèles tes secrets. »
« Je n'en ai pas, ma vie est un livre ouvert, un livre pas très passionnant d'ailleurs. »
Comment en étais-je arrivée à lui raconter tout de mes journées, de mes rares loisirs, de mes souvenirs d'enfance, de mes corvées, de mes discussions avec Angela, des journées d'hiver trop nombreuses et des rares rayons de soleil en été ? Lui, partagea bien des anecdotes, je m'en lassai rapidement, ne voulant plus entendre un mot sur les querelles des couples, les manigances pour cacher à son compte de la nourriture ou encore les farces des enfants.
« Es-tu heureuse ici ? » me demanda-t-il quand le ciel se mit à rosir.
« Je crois. »
« Que veux-tu de plus ? Je promets de ne jamais dévoiler tes secrets. »
« J'ai envie de voir le monde, me confiai-je. Ils disent que le mal y règne et que nous devons nous protéger, mais je suis curieuse. »
« Ils ? »
« Mon père, le révérend, les adultes. »
« Je vois. » lâcha-t-il, tendu.
« Edward, dis-moi si ils ont raison. »
« Le monde est vaste et la nature est magnifique. »
« Et les hommes ? »
« L'humanité recèle de trésors et de dangers. Je ne saurais pas te dire si ils ont raison. »
« Es-tu heureux ? » le questionnai-je à mon tour.
« Oui, depuis peu. » murmura-t-il comme choqué par sa propre réponse.
« Que s'est-il passé ? »
« Le jour se lève, ton père va bientôt se lever. »
« Ne te défile pas encore. »
« Je ne veux pas te mentir. »
Il regarda à l'est, mal à l'aise. Le soleil apparaissait de l'autre côté de ma maison, mon père l'avait bâtie ainsi pour être réveillé à l'aube.
« Te reverrai-je ? » osai-je en rougissant.
« Tu ne devrais pas le vouloir. »
Non je ne devrais pas mais j'en avais envie. Edward me fascinait et me fascina encore plus quand la lumière du jour alluma sa chevelure de bronze et ses yeux de miel.
« Edward... Reviens vite. »
Il revint chaque nuit durant dix-neuf jours, il m'obligeait ensuite à dormir, minuit était la limite. Son odeur entêtante s'était accrochée à mon lit, à la chaise d'osier dans le coin de ma chambre, à ce coussin qu'il attrapait parfois en me parlant de la ville d'où il venait, des forêts de l'Amazonie ou des plaines glacées de Canada qu'il avait parcourues. Quand un soir je lui demandai comment il avait pu tant voir en paraissant si jeune, il réalisa qu'il s'était livré plus qu'il n'en avait l'intention et ne répondit plus.
« Je ne fais que passer ce soir. » annonça-t-il la vingtième nuit, restant accroché à l'embrasure de la fenêtre.
« Tes yeux sont noirs. » remarquai-je, admirative.
« Je reviens dans quelques jours. »
« D'accord, fais attention à toi. »
« Tu me voles ma réplique. » me reprocha-t-il en me lançant un clin d'œil amusé.
Je m'étais approchée pour lui parler et prise d'un élan de courage, je levai ma main vers son visage et la posai sur sa joue.
« Ta peau est si douce. » le complimentai-je, grisée.
Il partit rapidement, comme si je l'avais brûlé et je me maudis durant les six jours et les six nuits qui suivirent. La froideur de sa peau, l'étrange et changeante couleur de ses yeux, la pâleur de son teint, sa capacité à entendre les gens à travers l'espace faisait de lui un être à part, un être dont je n'avais jamais entendu parler, un être que mon père n'accepterait jamais.
Dans notre village, on cultivait la normalité, être différent était mal perçu. Quand Mme Yorkie avait tissé une nappe multicolore, le révérend avait insisté pour qu'elle ne s'en serve jamais, pas même chez elle.
_oOo_
« Isabella. » m'appela mon étrange ami alors que je me glissai dans mes draps, achevant mon agonie des six derniers jours.
« Edward ! Tu es revenu ! »
Je me précipitai vers lui, il m'accueillit en riant tout bas et je me blottis contre lui. Ces six jours sans le voir, sans l'entendre, en devant me contenter de me souvenir de lui avaient été trop longs mais édifiants. J'avais déjà des soupçons avant, je m'y étais résolue depuis. C'était donc ça l'amour, avais-je vite réalisé.
« Dis-moi à quoi tu penses, Isabella. » murmura-t-il en inspirant, le nez dans mes cheveux.
« Je n'ai jamais aimé mon prénom mais mon père insiste. »
« As-t un surnom ? »
« Ma mère me surnommait Bella. » lui appris-je.
« Bella, ça te va bien mieux, tu as raison. »
Je rougis en l'entendant m'appeler ainsi, c'était une caresse à mes oreilles. J'aimais tant dire son prénom à lui, je le faisais avec dévotion et refuserais toujours de lui trouver un surnom car son prénom était parfait. Quand j'étais seule, je le gémissais en imaginant dormir chaque nuit avec lui, l'embrasser passionnément comme j'avais vu le faire Tyler et Samantha. Toute une vie serait trop courte pour lui donner tout et le chérir.
« Où es-tu allé ? » voulus-je savoir.
Il serra les mâchoires, inquiet et mal à l'aise, c'était le signe qu'il s'agissait là d'une information qu'il ne souhaitait pas partager. Que me cachait-il ? Sa vie semblait si différente de la mienne, je ne savais rien de précis, rien que l'essentiel, ses parents, ses frères et sœurs, sa passion pour la musique et la littérature. Je devinais la tendresse qu'il nourrissait pour sa famille et rêvais de la mériter aussi.
« Un jour je découvrirai ton secret. » jurai-je.
« N'essaie pas, c'est mieux ainsi. »
« Alors donne-moi autre chose. » demandai-je, en prenant mon courage à deux mains.
Sans plus me taire, sans plus me cacher, sans plus écouter les règles dictées par le pasteur, j'enroulai mes bras autour de sa taille, collant ainsi mon corps au sien. Je tendis mes lèvres vers les siennes.
Edward devait se douter que l'accueillir dans ma chambre chaque soir n'était pas anodin, il savait que je n'avais jamais regardé un autre avec intérêt. Il était un garçon bien, il se doutait que nous enfreignions les règles mais il s'agissait d'amour non de luxure. Notre péché serait pardonné si il me choisissait pour femme, nos fautes seraient oubliées si il m'épousait.
« Je ne peux rien te donner, Bella. » soupira-t-il, son regard plus dur.
Moi qui avais déjà préparé des larmes en pensant recevoir mon premier baiser, elles sortirent de désespoir et de honte. Mes rêves s'effondraient, ma vie ne rimerait plus à rien si je n'étais pas à lui ! Pourquoi se montrait-il cruel ?
« Tu joues avec moi, grondai-je. Comment peux-tu me faire ça ? »
« Bella, je te promets, je ne veux pas te faire du mal. Je ne suis pas- »
« Tu es tout ce que je veux Edward, tout. Jamais je n'aurais passé tant de temps avec toi, dans ma chambre qui plus est, si je n'avais pas des sentiments pour toi. Je ne peux rien y faire, je t'ai- »
« Bella, tu ne sais pas ce que tu dis. » m'interrompit-il.
« Regarde-moi. » le suppliai-je tandis qu'il réussissait trop facilement à s'échapper de mes bras.
« Je ne voulais pas laisser les choses aller si loin, pardon. »
« Ne pars pas, s'il te plait ! »
« Bella, je suis désolé. Je ne suis pas celui qu'il te faut. » blasphéma-t-il.
J'allai m'assoir sur le fauteuil d'osier et passai mes bras autour de mes jambes. Je ne pouvais pas me laisser aller, je méritais des réponses. Pourquoi un jeune homme transgresserait tant de règles pour juste faire souffrir une jeune fille ? Pourquoi mettrait-il en danger mon honneur pour discuter seulement ? L'amour était simple et pur, ne le comprenait-il pas ? S'il me quittait à tout jamais, il emporterait mon cœur et mes joies.
« Ne me laisse pas ici. » soufflai-je.
« Ton père se réveille. C'est mieux ainsi, pardonne-moi. Oublie-moi, Bella. Adieu. »
Il me sembla sentir ses lèvres froides sur mon front, tout me parut flou à cet instant.
« Edward. » murmurai-je désespérée après qu'il ait sauté par la fenêtre.
Mon père frappa alors à ma porte puis entra.
« Isabella, que fais-tu en pleurs et la fenêtre ouverte ?! » s'écria-t-il aussitôt inquiet.
« Père, je voudrais tant- »
« Quoi, dis-moi. »
Non je ne pouvais pas lui dire que le seul garçon que je voulais m'avait rejetée, qu'il vivait dans une ville aux mœurs décadentes selon les critères du révérend. Mais je voulais parler d'amour.
« Je... Parle-moi de maman. »
« Isabella, il est tard. »
« Tu l'aimais, n'est-ce pas? » insistai-je.
« Pourquoi tu en doutes ? »
« Quand je parle d'elle, je sais qu'elle te manque mais tu lui en veux aussi. »
« Elle... Elle aurait du m'écouter et rester avec toi... »
Sa voix mourut, ses yeux rougirent. Il repensait à cette journée terrible de l'attaque de notre premier village.
« Couche-toi mon ange. » m'ordonna-t-il doucement.
J'acquiesçai et me cachai sous la couverture, il me sourit et me laissa avec mon premier et dernier chagrin d'amour.
Je ne pourrais jamais oublier Edward, comment pouvait-il croire cela possible ? En quoi était-il incompatible avec moi ? Il n'avait pas dit qu'il m'aimait mais n'avait pas non plus dit le contraire. Après tout c'était lui qui était venu à moi, lui qui avait voulu me connaître et me comprendre, lui qui se cachait derrière son secret.
Ma décision était prise, je m'habillai chaudement, emportai ma lampe à huile et quittai la maison. Les loups ne me faisaient plus peur, je devais retrouver Edward et lui dire que je l'aimais, lui prouver que j'étais prête à le suivre.
Je marchai longtemps avant de tomber sur un large sentier dans la forêt, je continuai encore un peu plus avant de découvrir une route noire. Jamais encore je n'avais vu une route si dure, sûrement elle menait à la ville la plus proche où Edward vivait.
Un bruit terrible retentit derrière moi, j'eus à peine le temps de me pousser de la route. Un engin métallique sur roues passa devant moi, une petite fenêtre s'ouvrit et une jeune fille m'invectiva. Je la regardai ahurie, ne comprenant pas chaque mot.
L'engin finalement recula pour se stopper face à moi.
« Mais tu sors d'où ? »
« Je m'appelle Isabella Swan. »
« Moi c'est Jessica Stanley, qu'est-ce que tu fiches ici en pleine nuit ? Et ces quoi ces fringues ? »
« Je dois aller à Forks. » dis-je en jetant des regards
« Ouais... Allez monte. »
Je regardai autour de moi sans comprendre ce qu'elle attendait de moi. Elle parut mécontente, elle sortit de l'engin et me prit la main. Je ne comprenais pas comment sans chevaux elle pouvait se déplacer avec cette carriole recouverte de métal.
« Sérieusement, tu sors d'où ? » me dit Jessica.
« De mon village. »
« Attends ! Tu as dit que tu t'appelles Swan ? De la famille de Charlie Swan ? » m'interrogea-t-elle en pouffant entre chaque mot ou presque.
« C'est mon père. »
Elle me sourit et s'excusa, elle me promit que je n'étais pas la cause de son hilarité. Elle me fit plusieurs compliments sur ma robe et mes bottines, elle portait un pantalon et une veste bien trop moulants. Je n'avais jamais rien vu de tel et j'étais gênée pour elle.
« Et que viens-tu faire à Forks ? »
« Je dois retrouver Edward et lui dire que je l'aime. » lui confiai-je, retrouvant le sourire.
« Edward ? »
« Tu le connais ? »
« Décris-le. »
« Beau comme un dieu, grand, tendre, drôle, intelligent, bien élevé. »
« Le début de ta description me fait penser à Edward Cullen qui est dans mon lycée mais tendre, drôle et bien élevé, j'ai un doute. »
« Edward Cullen. » répétai-je.
« Ouais, il vit avec sa famille, une histoire un peu bizarre si tu veux mon avis. Je vais t'emmener chez moi d'abord. T'inquiète, on va le retrouver ton prince charmant. »
