Will poussa un long, un très long soupir en avisant le chien attaché au poteau devant le chenil. Certes, il l'avait planté à cet endroit pour des cas comme celui-ci, mais voir la poussière qui retombait doucement sur la route le mit de mauvaise humeur. La voiture n'avait pas du repartir depuis plus de deux minutes et Will aurait bien voulu balancer quelques mots bien sentis à ces fuyards. Mais comme toujours, c'était sans compter son mauvais timing.
Un jappement un peu plus bruyant que les autres le sortit de sa rêverie. Il s'avança en direction du chien et s'agenouilla prudemment à un mètre de lui. Il l'observa attentivement. Un bâtard très probablement, compte tenu de sa fourrure tachetée feu, marron, grise et noire et de sa taille, environ une cinquantaine de centimètres. Autour de son cou, une simple ficelle en guise de laisse et de collier et qui le maintenait attaché à l'une des anses du poteau métallique. Il grinça des dents devant ce geste pingre et observa l'animal plus attentivement. Il ne semblait pas mal traité ni mal nourri ce qui était très positif. Beaucoup d'autres canidés avaient été bien moins chanceux par le passé. Il tendit doucement sa main droite dans sa direction. Il ne montra aucun signe de peur ou d'agressivité. A peine désorienté, se dit Will. Mais mieux valait rester prudent. Après quelques secondes, le chien s'approcha et lui renifla le bout des doigts avant de les lui lécher avec enthousiasme. Toujours très précautionneux, Will tendit un peu plus sa main jusqu'à pouvoir lui caresser la tête.
_ Voilà, bon chien, le gratifia Will en souriant. Tu seras bien ici, et on te trouvera une bonne famille qui prendra soin de toi.
Il se releva et s'approcha un peu plus du chien qui se laissait caresser en jappant avec enthousiasme. D'un mouvement de main, Will agrippa la corde et la détacha du poteau.
_ Tu viens avec moi ? demanda-t-il doucement plus pour la forme que pour le fond.
Il recula de quelques pas et attendit que le chien décide de le suivre, ce qu'il fit tout naturellement. Puis tous deux remontèrent le chemin pavé jusqu'à l'entrée du chenil. Will ouvrit la porte grillagée dans un grincement strident et se dirigea vers l'entrée principale. Il allait avoir pas mal de pain sur la planche avec le nouvel arrivant et espérait qu'Alana aurait le temps de l'aider aujourd'hui, comme elle lui avait annoncé il y a deux jours. Sinon tant pis, il ferait quelques heures supplémentaires. Après tout, en tant que propriétaire et gérant du chenil, il n'était plus à ça près.
Doucement, il amena le chien jusqu'à une pièce qui contenait deux grandes cages de transport posées côte à côte à même le sol. Il le fit entrer dans celle de gauche sans grande difficultés.
_ Reste là, je vais te chercher à manger et m'occuper de toi, d'accord ?
Pour toute réponse, le chien ne lui donna qu'un long bâillement avant de renifler l'intérieur de sa cage. Il tourna sur lui-même plusieurs fois, puis s'affala sur la couverture qui recouvrait le sol.
_ Au moins tu n'es pas stressé, fit Will d'un air amusé.
Puis il ressortit de la pièce et la referma soigneusement derrière lui. Il marcha le long du couloir jusqu'à atteindre un débarras qui servait d'entrepôt où se trouvaient une dizaine de sacs de croquettes posés les uns sur les autres, à côtés de nombreuses boîtes contenant divers médicaments, des gamelles en surnombre ainsi que diverses pelles, balayettes et produits d'entretien, plus quelques cages que Will s'était juré de réparer dès qu'il aurait un peu de temps. Il se saisit de deux récipients, puis se rendit à l'arrière du bâtiment, où se trouvaient les box individuels des autres chiens. Pour l'instant, il en hébergeait une petite dizaine, mais ce nombre avait tendance à presque doubler lors des grandes vacances de juillet-août. Le nombre d'abandon explosait toujours et avait pour conséquence de rendre Will un peu plus en colère contre la race humaine.
Dès qu'il posa un pied sur le béton, il fut accueilli par des aboiements et jappements enthousiastes. Il ne put s'empêcher de sourire, comme tous les jours, à chaque fois qu'il les entendait, et c'était bien cela qui le faisait tenir, contre tous les problèmes financiers et personnels que le chenil lui apportaient. Il aimait ses chiens.
_ Non non, pas maintenant, leur dit-il. Je reviendrai m'occuper de vous tout à l'heure.
Il passa devant les box jusqu'à atteindre une boîte de rangement en plastique d'une cinquantaine de centimètres à côté d'un double robinet. Il l'ouvrit, se servit de la mini-pelle etdéposa une généreuse portion de croquettes dans la gamelle. Dans l'autre, il versa de l'eau fraîche. Derrière lui, les autres canidés s'étaient calmés. Ils savaient parfaitement quand il sera l'heure de se faire chouchouter par leur maître provisoire.
Sans un bruit de plus, il repassa devant les chiens, puis retourna auprès du nouveau pensionnaire. Il posa les gamelles au sol, à distance raisonnable, referma la porte derrière lui et enfin ouvrit la cage où l'animal somnolait tranquillement. Dès que la voie fut libre, il se releva et se jeta sur les croquettes qu'il avala goulument.
_ Hey, doucement ! lança Will d'un ton affirmé. Je ne veux pas que tu vomisses partout dans cinq minutes !
Comme s'il l'avait compris, le chien mangea de manière plus posée. Il devait aussi s'être rendu compte que Will n'allait pas lui retirer sa nourriture. Will resta à ses côtés, fesses posées sur une chaise bancale qui se trouvait contre le mur. Il attendit patiemment qu'il finisse son repas, l'observant pour déchiffrer son comportement. C'était quelque chose qu'il avait réussi à maîtriser. Un peu comme une sorte de don. Imaginer et comprendre les réactions des gens, leurs désirs, leur caractère, leurs actions. Mais bien trop souvent, Will s'était retrouvé face à des personnes qui n'avaient d'humains que la race. Violence, meurtres, mensonge, tromperie, abus. Il avait fini par jeter l'éponge, sachant pertinemment qu'il n'arriverait jamais à être une part active de la société actuelle, et avait choisi de vivre semi-reclus, sorte d'ermite entouré de chiens, préférant les aider plutôt que les hommes. Il n'avait que peu de fréquentations, pour les interactions sociales basiques qui suffisaient à son besoin de contact. Parmi elles : Alana Bloom. Psychiatre et probablement l'unique rayon de soleil dans cette sombre humanité. Elle venait l'aider au chenil autant qu'elle pouvait. Quelques heures de volontariat par-ci, du matériel par-là. Tous les animaux l'appréciaient. Non pas que Will avait besoin d'une quelconque confirmation de la gentillesse d'Alana. Il en avait été convaincu dès leur première rencontre à Quantico. Ce qu'il préférait en elle était sa finesse et son intelligence. Il aimait particulièrement leurs conversations, pour le peu de temps qu'elles duraient. Il s'était avoué son attirance pour Alana depuis longtemps. D'abord physique, puis intellectuelle. Il n'avait cependant jamais tenté une quelconque approche romantique envers elle. Tout d'abord parce qu'il n'avait pas noté d'encouragement de sa part, mais également parce qu'il chérissait leur amitié avant toute chose.
Une tête posée sur son genou le sortit de sa rêverie. Le chien avait visiblement achevé son repas et cherchait maintenant à attirer l'attention de Will, ce qui le fit sourire. Il le caressa lentement puis le gratouilla derrière les oreilles ce qu'il semblait apprécier. Sentant que l'animal était maintenant parfaitement détendu, Will attrapa son lecteur de puces électroniques qui était soigneusement rangé sur une des étagères fixées au mur. Il l'alluma d'une main, caressant toujours le chien de l'autre, et commença à le scanner. D'abord le cou, puis le garrot et enfin les cuisses. L'appareil resta muet durant toute l'opération. Will soupira. Il scanna les autres parties de l'animal, juste pour être sûr qu'il n'était pas pucé. Sans succès.
_ Je ne vais pas pouvoir te présenter aux autres sans une visite de routine, tu sais ? lui dit-il en éteignant l'appareil. Soit je te garde ici durant trois semaines, soit on va faire un tour chez le véto. Qu'est-ce que tu en penses ?
Le chien ne l'avait pas quitté du regard et se contenta de relever légèrement les oreilles pour montrer son attention. Will lui sourit et lui flatta le garrot.
_ Tu as l'air en bonne santé, alors le plus tôt ça sera fait, le plus tôt tu pourras être mis en adoption. Je reviendrai te chercher dans quelques heures.
Il se releva de sa vieille chaise en bois et guida l'animal dans la même cage. Celui-ci ne sembla pas s'en formaliser et reprit sa position allongée, tête entre les pattes.
Will referma la porte derrière lui puis se glissa derrière le comptoir qui se trouvait juste à côté de la porte d'entrée et qui servait à la fois de guichet d'accueil pour les visiteurs et de poste de travail administratif. Il alluma son ordinateur et vérifia ses emails. Il ne put s'empêcher de sourirelorsqu'il vit un message d'Alana Bloom. Elle l'avertissait qu'elle viendrait l'aider entre midi et seize heures suite à l'annulation d'un de ses patients. Will vérifia sa montre. Il avait deux heures devant lui pour avancer le plus gros du travail fastidieux et laisser à Alana les tâches les plus faciles et agréables. C'était la moindre des choses qu'il puisse faire pour la remercier de son aide. Il quitta son bureau, déposa une petite pancarte qui demandait aux éventuels visiteurs d'appuyer sur la sonnette pour le prévenir de leurs présences, puis se rendit à l'arrière du bâtiment armé de pelle et balais. Le grand nettoyage d'automne avait assez attendu !
(***)
Will ramassa la dernière pelletée de feuilles mortes qui bouchait l'évacuation d'eau puis se releva pour admirer son travail. Toutes les cages avaient été balayées les unes après les autres et il ne lui restait plus qu'à les asperger d'eau et frotter avec son balai-brosse pour qu'elles ne soient impeccables et prêtes pour l'hiver qui s'annonçait précoce.
Alors qu'il allait ranger ses outils, la sonnette retentit dans l'arrière-cour, signe qu'un visiteur venait d'arriver. Il retira vivement ses gants et son tablier et trotta jusqu'à la porte d'entrée qui donnait sur le long couloir. Lorsqu'il aperçut la silhouette familière d'Alana, il ralentit légèrement son pas et se passa une main nerveuse dans sa chevelure bouclée.
_ Alana, l'appela-t-il, tout sourire.
_ En grand ménage ? lança Alana en avisant les chaussures pleines de feuilles mortes de Will.
Il grimaça. Difficile d'être toujours présentable et de gérer un chenil ! Toutefois, la simple vue d'Alana lui réchauffa le cœur. Il la trouvait resplendissante dans son long manteau rouge.
_ Désolé, s'excusa-t-il. J'étais en train de finir de nettoyer les cages pour l'hiver.
_ Ne t'excuse pas, fit-elle en s'approchant de lui. J'espère que tu n'as pas déjà fini, je suis là pour aider, tu te rappelles ?
Le regard de Will accrocha son sourire. Il sentit ses oreilles se réchauffer dangereusement.
_ Ne t'en fais pas, il reste toujours de quoi faire !
_ Donner à manger et les promener ?
Voyant que la discussion prenait un tournant plus professionnel, Will se tint légèrement plus droit.
_ Oui, comme d'habitude si ça ne te dérange pas.
_ Avec plaisir, répondit-elle.
Elle se retourna et retira sa veste pour être plus libre de ses mouvements. Elle portait un simple pull et un pantalon noir qui lui allaient à ravir. Elle serait superbe dans n'importe quel vêtement, se dit Will, y compris les miens. Une image fugace lui traversa l'esprit : Alana vêtue d'une simple chemise à carreaux rouge et trop large pour elle, dans le même genre de celle qu'il portait à l'instant. Aussitôt il sentit ses pensées s'embrouiller.
_ Je suis un peu en avance, j'espère que ça ne pose pas de problème.
Will fut tiré de sa rêverie et se focalisa sur Alana qui le regardait fixement, sa paire de bottes dans une main, son tablier dans l'autre.
_ Non, pas de souci. Je te suis déjà reconnaissant pour ton aide.
Il jeta un rapide coup d'œil à sa montre. Elle avait effectivement une demi-heure d'avance. Ce qui l'arrangeait en fait. Plus tôt il irait chez le vétérinaire, plus tôt il reprendrait ses activités.
_ En fait, reprit-il, c'est une bonne chose. Figure-toi qu'on a un nouvel arrivant.
_ Il est en quarantaine ?
_ Oui, et pour ce que j'en ai vu, il était bien traité.
_ Tant mieux, répondit Alana, consciente que le chien avait eu de la chance dans son malheur.
_ Je vais aller voir le Docteur Richardson pour les contrôles de routine.
_ Will, tu n'es pas au courant ? le coupa Alana, sourcils froncés.
_ De ?
_ Il est parti à la retraite, expliqua-t-elle. Ca fait une quinzaine de jours que son cabinet est définitivement fermé. Tu n'as pas été prévenu ?
Will secoua légèrement la tête, contrarié.
_ Il n'a pas de remplaçant ?
_ Non. Aucun.
Il poussa un soupir. Ca n'allait pas arranger ses affaires. Le Docteur Richardson était un excellent vétérinaire et dévoué à la cause de Will. Bien souvent il ne lui faisait pas payer ses consultations. En contrepartie, Will recueillait les animaux que le docteur lui confiait. Il avait même accueilli un chat durant plusieurs semaines. Un chat ! Alana s'était beaucoup amusée de la situation puis avait trouvé une famille qui l'avait recueilli pour de bon.
_ Il reste le Docteur Pollock, mais il est un peu plus loin.
Will grinça des dents. Ses échanges avec ce vétérinaire avaient toujours été tendus. Il n'avait jamais réellement accepté la mort d'un de ses chiens lors d'une intervention chirurgicale. Non pas qu'il ait douté des capacités du docteur, il avait simplement remis en question sa volonté de faire tout le nécessaire pour sauver l' , Will faisait tout pour l'éviter.
_ Will, commença doucement Alana.
_ Je sais, l'interrompit-il. Mais tu sais ce que j'en pense.
Alana le fixa quelques instants, silencieuse.
_ Sinon, reprit-elle avec une pointe d'hésitation, j'ai appris que l'un de mes anciens collègues a changé d'orientation et a ouvert son propre cabinet vétérinaire il y a quelques années. Mais c'est loin d'ici. Une bonne heure de route. Son cabinet se trouve à Baltimore.
_ Peu importe la distance, fit Will, catégorique. Tu me le conseilles ?
_ C'était un excellent chirurgien, assura-t-elle, mais pour des raisons qui me sont inconnues, il a décidé d'abandonner la médecine pour se focaliser sur les soins vétérinaires. Je peux te certifier qu'il faisait des miracles sur ses patients humains. Je pense donc qu'il est tout aussi capable sur un chien. Mais Will… es-tu sûr de vouloir chercher un autre vétérinaire aussi loin ? Je suis persuadé qu'il y un autre tout aussi capable dans les environs. D'autant plus qu'il ne s'agit que d'une visite de routine d'après ce que j'ai compris.
_ Au contraire, objecta Will en souriant du coin des lèvres, ça me permettra de voir ce que vaut ce véto. Et s'il est effectivement à Baltimore, je serai de retour avant que tu ne sois obligée de repartir.
Alana le considéra un instant. Puis elle hocha la tête.
_ Etrangement, dès qu'il s'agit de tes chiens, tu sais faire preuve d'obstination.
_ C'est une qualité, fit Will.
_ Sauf lorsque tu te montres buté, remarqua-t-elle. Laisse-moi au moins l'appeler pour voir ses disponibilités. Ce serait stupide de parcourir cette distance pour rien.
_ Merci Alana.
Elle acquiesça avec un petit sourire puis se glissa derrière le comptoir et tapota sur l'ordinateur de Will. Enfin, elle se saisit de son mobile. C'est le moment que choisit Will pour s'éclipser. Il se questionna rapidement sur la relation que pouvait bien entretenir un chirurgien et une psychiatre. Mais il préféra abandonner le sujet de peur de retomber dans ses anciens travers et analyser les moindres faits et gestes d'Alana pour comprendre son fonctionnement, connaître son passé et voir ses pensées les plus intimes. Ce chemin obscur l'avait laissé brisé, seul, avec une haine croissante pour les plus sombres côtés de la nature humaine. Heureusement pour lui, la gestion de son chenil puis la présence d'Alana l'avaient remis sur les rails. Au moins maintenant il pouvait fonctionner tel un être humain. En apparence tout du moins.
Il sortit du bâtiment et alla chercher sa voiture, une vieille Volvo récupérée dans un garage et qui, à défaut d'être clinquante, lui permettait de se rendre d'un endroit A à un endroit B sans problème technique. De plus, il pouvait compter sur le coffre assez grand pour y dormir lors de ses week-ends consacrés à la pêche. Il se gara juste devant l'entrée du chenil et installa la cage de transport rapidement grâce à ses années d'expérience en la matière. Enfin, il retourna dans le bâtiment et constata qu'Alana avait disparue. Il se rendit dans la pièce de quarantaine où il la vit, agenouillée devant le nouvel arrivant.
_ Il a l'air gentil, commenta-t-elle sans se retourner.
_ Il semble l'être en effet.
Elle se releva et épousseta d'un geste inconscient ses genoux. Puis sortit un petit papier de sa poche qu'elle tendit à Will.
_ Tu as de la chance Will. Le Docteur Lecter se souvient de moi et en souvenir de notre passé médical a promis de te recevoir entre deux clients.
_ Clients ? répondit-il en empochant l'adresse du cabinet.
_ Patients à poils, plumes et écailles si tu préfères, rétorqua-t-elle en riant.
_ Va pour clients, admit Will en se joignant à la bonne humeur d'Alana.
_ Tu devrais te mettre en route, finit-elle par dire.
Will approuva. Tandis qu'Alana se préparait pour ses tâches, Will s'approcha du chien qui semblait très à l'aise dans sa cage.
_ Allez toi, passage obligé chez le doc.
Il ouvrit la porte et laissa l'animal en sortir. Il lui passa rapidement une laisse autour du cou et l'emmena vers le coffre de sa voiture. Le chien y sauta et se laissa attacher dans se faire prier.
_ Je me demande pourquoi des maîtres ont pu abandonner un chien aussi gentil que toi, soupira Will en lui caressant la tête.
Il referma le coffre et alla s'asseoir derrière le volant. Il sortit son portable de sa poche et sélectionna le mode GPS. Ce serait dommage qu'il perde du temps à rechercher le cabinet même s'il avait une sainte horreur de toutes les technologies modernes.
Il démarra la voiture et prit la route de Baltimore.
(***)
Au moment où Will se gara sur le petit parking du cabinet, il comprit que la facture serait salée. De part et d'autres de la rue s'élevaient de luxueuses maisons individuelles, les arbres et jardinets parfaitement entretenus et pas une seule feuille ne jonchait le sol. Sa Volvo dénotait aux côtés d'un Porsche Cayenne et d'une Bentley Continental. Il n'était clairement pas le genre de la maison. Mais si Alana avait recommandé ce fameux Docteur Lecter, il ne pouvait qu'aller au bout de son idée.
Il sortit de son véhicule pour aller ouvrir le coffre et laisser sortir le chien. Ce dernier sauta sur le bitume et s'ébroua, visiblement heureux de se dégourdir les pattes. Tous deux se rendirent alors devant la porte du cabinet vétérinaire. Dès qu'ils franchirent le seuil, Will fut submergé par le luxe qui émanait de la pièce. Tout semblait aseptisé dans ce blanc qui dominait. Le sol semblait être en marbre et de riches luminaires se succédaient à des tableaux d'arts sur le thème animalier parfois d'un goût douteux selon Will.
_ Je peux vous aider ? lança une voix aigüe sur sa droite.
_ J'ai rendez-vous avec le Docteur Lecter, répondit automatiquement Will en se retournant vers la secrétaire.
Celle-ci se tenait derrière un comptoir si blanc et brillant que Will pouvait y voir son reflet. La secrétaire scruta Will d'un air incrédule, détaillant ses mèches mal coiffées et sa barbe de trois jours.
_ Avec le Docteur Lecter, vous êtes sûr ? demanda-t-elle.
_ Oui, à moins que je ne me sois trompé d'adresse.
_ Et vous êtes ?
_ Will. Will Graham, répondit-il avec une pointe d'impatience dans la voix.
_ Will Grahaaaaaam, répéta la secrétaire en pianotant sur le clavier de son ordinateur. Non, je pense que vous vous êtes trompé de cabinet Monsieur Graham. Je peux vous conseiller un autre vétérinaire plus adapté à vos besoins ?
Ce petit jeu avec la secrétaire commença à agacer Will. A ses côtés, le chien s'était assit et le fixait de ses yeux marrons.
_ Ce n'est pas une erreur, Docteur Lecter m'a été conseillé par une amie et…
_ Je n'en doute pas ! le coupa-t-elle. Toutefois, je vais devoir vous demander de quitter le cabinet et de prendre rendez-vous. Le Docteur ne consulte que sur rendez-vous.
Will se passa une main dans les cheveux. Il tenta de sourire pour amadouer la jeune femme assise devant lui, sachant pertinemment que sa tenue du parfait petit bûcheron ne passerait pas dans un cabinet aussi huppé.
_ Je viens de Wolf Trap en Virginie pour faire évaluer ce chien. Ca ne sera qu'une question de minutes. De plus, Docteur Lecter a été averti de ma venue.
La secrétaire le jaugea une nouvelle fois, lèvres pincées.
_ Très bien, je vais voir ce que je peux faire. En attendant, veuillez prendre place dans la salle d'attente qui se trouve derrière la porte sur votre gauche.
Will la remercia le plus poliment possible et se rendit dans la salle d'attente qui était, il fallait l'avouer, la plus petite que Will ait jamais vue. Elle était assez spacieuse pour contenir trois personnes et un énorme chien de type Saint-bernard au maximum. Clairement ce cabinet n'acceptait qu'un certain type de clientèle et uniquement sur rendez-vous, comme l'avait maintes fois répété la secrétaire. Les murs étaient décorés de la même manière, les tableaux alternant avec des luminaires typés baroque. Face à Will, une porte en bois richement sculptée devait donner sur le cabinet d'examen.
Il s'assit sur l'un des fauteuils, extrêmement confortables nota-t-il, et gratta l'arrière des oreilles du canidé pour faire passer le temps. Il n'avait pas dû s'écouler plus de cinq minutes que la porte s'ouvrit et apparut ce qui devait être le Docteur Lecter. Celui-ci n'hésita qu'une petite seconde avant de prendre la parole.
_ Vous devez être Will Graham, annonça-t-il.
Will se leva immédiatement, tenant le chien toujours fermement en laisse et soulagé de ne pas avoir reçu de remarque sur sa tenue négligée ni avoir été détaillé de la tête aux pieds comme un malpropre.
_ Docteur Lecter ?
_ Lui-même, entrez je vous prie.
Will tiqua sur ces derniers mots. Le vétérinaire, habillé d'une longue blouse blanche, avait un léger accent dont Will n'arrivait pas à placer l'origine. Il s'exécuta et suivit le docteur jusque dans le cabinet. La salle était bien plus grande que les autres réunies. Une partie était réservée aux consultations ordinaires et une autre, derrière deux immenses portes battantes en verre, semblait servir de table d'opération au vu des instruments installés tout autour.
_ Je vous remercie de nous recevoir, commença Will.
_ Je vous en prie, répondit le docteur en souriant du coin des lèvres. Le Docteur Bloom est une collègue et amie de longue date.
Un gémissement interrompit l'échange. Aux côtés de Will, le chien agitait vivement la queue et geignait en fixant le docteur. Ce dernier se pencha et lui caressa doucement la tête ce qui eut pour effet de calmer immédiatement l'animal. Il s'assit et se laissa faire en jappant joyeusement.
_ Gentil chien, commenta simplement le docteur quelques secondes plus tard.
_ Vous avez déjà soigné ce chien ? s'étonna Will.
_ Je ne pense pas, répondit simplement le docteur.
Will fronça légèrement les sourcils. L'animal ne s'était pas montré aussi affectueux avec lui ou Alana. Il décida de ne pas pousser trop loin.
_ Je suis le gérant d'un chenil, reprit-il. Et je l'ai recueilli ce matin.
_ Le Docteur Bloom m'a informé de votre situation. Avez-vous vérifié la présence d'une puce ?
_ Oui, mais je n'ai rien trouvé. Il me semble en bonne santé, mais vous comprenez qu'il faut un certificat officiel avant que je puisse le faire adopter.
_ Bien sûr. Je vous en prie, asseyez-vous. J'en ai pour quelques minutes.
Will alla s'asseoir sur un large fauteuil accolé à l'un des murs tandis que le vétérinaire amenait le chien jusqu'à sa table d'examen. Il se saisit de l'animal et l'y reposa délicatement.
_ Comment s'appelle-t-il ?
_ Je ne sais pas, soupira Will. Ses anciens maîtres n'ont même pas eu l'obligeance de l'abandonner avec son collier. Ils l'ont attaché avec une vieille ficelle autour du cou.
Will crut voir le docteur froncer des sourcils, mais lorsqu'il fit plus attention, ce dernier n'affichait qu'un intérêt poli à l'histoire.
_ Ca vous laisse donc une dizaine de minutes pour en trouver un.
Will ne put qu'acquiescer.
Tandis que le Docteur Lecter enfilait une paire de gants pour l'ausculter, Will en profita pour le détailler aussi discrètement que possible. Grand, au maintient impeccable, et très certainement musclé au vu de sa carrure générale, les cheveux poivres et sels, les pommettes saillantes. Will remarqua les chaussures noires, qui avaient probablement dû coûter aussi chers que sa vieille Volvo. Si ce docteur était aussi efficace et professionnel qu'Alana l'avait laissé entendre, alors tant mieux pour lui. Même si Will vivait dans une maison à la limite du spartiate et bénéficiait d'une situation financière peu reluisante, il ne ressentait aucun dégoût envers les personnes qui avaient travaillé dur pour en arriver à ce niveau social. Il avait beaucoup plus de mal avec les politiciens et escrocs en tout genre.
Sur la table, le chien semblait un peu nerveux, mais heureusement pour lui, l'examen s'acheva rapidement. Le docteur, qui avait été silencieux durant toute la manipulation, reprit la parole.
_ Il semble en effet en très bonne santé. Vous avez de la chance, il a déjà été castré.
_ Tant mieux, répondit Will. Ca fera autant de frais en moins, lâcha-t-il avec un demi-sourire.
Le Docteur Lecter releva les yeux vers lui. Il se redressa puis se dirigea d'un pas nonchalant vers l'une des grandes armoires pour se saisir d'une seringue.
_ Je voudrais juste faire une vérification de routine pour la rage et d'autres maladies.
_ Je vous en prie, fit Will en hochant simplement la tête.
D'un geste sûr, le docteur enfonça l'aiguille et après avoir prélevé plusieurs échantillons, nettoya la plaie. Il retira ses gants et les jeta dans une poubelle sous la table puis retourna caresser le chien, toujours allongé.
_ Lui avez-vous trouvé un nom ? demanda-t-il.
_ Si vous vous sentez d'humeur créative, je vous en prie, soupira Will.
Le docteur se tourna pour faire face à Will. Il hésita une seconde, puis pencha la tête vers le chien qui jappait joyeusement maintenant qu'il avait le droit aux caresses.
_ Winston ? suggéra le vétérinaire.
Will haussa des épaules.
_ C'est un nom qui en vaut un autre. Adjugé pour Winston.
Il se releva de sa chaise et se dirigea vers la table où le bon docteur continuait à caresser Winston. Will l'imita et gratta l'arrière d'une oreille ce qui ravit le canidé.
_ Vous lui trouverez vite une bonne famille, j'en suis certain.
_ Malheureusement, les meilleurs chiens ne sont pas ceux qui se font remarquer.
_ Je suppose que les plus turbulents attirent plus l'œil, suggéra le docteur.
_ Exactement. Et comment des parents peuvent-ils refuser un jeune chien plein d'entrain à leur chère tête blonde aux yeux bleus larmoyants ? Après tout, ce n'est pas comme si, au bout du compte, ce serait à eux de gérer le chien une fois que le bambin se sera lassé.
Will lança un regard en direction du vétérinaire. Celui-ci avait légèrement tourné la tête et cachait un sourire en coin. Peut-être le Docteur Lecter, propret sous toutes ses apparences, appréciait-il une pointe de sarcasme ? Will baissa la tête rapidement, cherchant lui aussi à masquer son sourire satisfait.
_ Quoi qu'il en soit, je ferai en sorte qu'il trouve une famille qui lui convienne, annonça Will en reprenant la parole ainsi que son calme habituel.
_ Je n'en doute pas.
_ Pour vos honoraires, reprit Will, dois-je voir avec votre secrétaire ?
_ Non, Mademoiselle Wagner ne s'occupe que des rendez-vous des clients réguliers. Je gère le cabinet moi-même pour tout ce qui est administratif.
_ Comptable en plus d'être un excellent docteur ?
_ En cas d'erreur, je ne pourrais m'en prendre qu'à moi-même, répondit le docteur en souriant.
Will acquiesça.
_ Acceptez-vous les cartes de crédit ? demanda-t-il.
Le docteur secoua la tête.
_ Comme je vous l'ai dit, je tiens le Docteur Bloom en très haute estime. Si elle apprend que je vous ai facturé une petite fortune pour un examen de cinq minutes, je pense qu'elle viendra me demander des comptes d'un ton ferme.
Will retint une petite grimace. Oui, Alana était souvent prête à sortir des sentiers battus pour l'aider.
_ Je vous remercie, dit-il simplement, j'espère de ne pas avoir empiété sur votre agenda.
_ Ne vous en faites pas, répondit le docteur en cessant de caresser Winston.
Il s'éloigna de quelques pas et ouvrit un autre tiroir de l'armoire. Il griffonna sur un morceau de papier, puis se retourna vers Will.
_ Je vous enverrai les résultats des tests d'ici quelques jours. Si jamais… Winston… montre des signes de fatigue ou de nervosité, je vous demanderai de me contacter immédiatement.
Il tendit le papier qui s'avéra être une carte de visite.
_ En cas d'urgence, mon numéro de mobile est à votre disposition, Monsieur Graham.
_ Je vous remercie encore une fois, Docteur Lecter, répondit Will en se saisissant de la carte.
Il la parcouru rapidement du regard et la rangea dans la poche arrière de son jeans.
_ Ravi d'avoir fait votre connaissance, poursuivit le vétérinaire en tendant sa main avec Will, qui s'en saisit et la serra.
Will s'éloigna de quelques pas et attrapa la laisse de Winston. Celui-ci comprit immédiatement qu'il était temps de fuir le cabinet. Il sauta au sol et attendit l'ordre de Will. Le docteur lui indiqua la porte de sortie qui, chose étrange, n'était pas la même que celle par laquelle il était entré. Le docteur referma derrière lui.
Will se retrouva dans une autre pièce qui devait faire office de sas de relaxation. Il s'imaginait une sorte de Cruella remettre son manteau de vison avant d'affronter le froid de Baltimore. Il ricana. Il aurait dû demander au docteur si des clientes lui avaient déjà demandé de leurs fournir des dalmatiens.
A sa grande surprise, la porte de sortie donnait directement sur le petit parking qui jouxtait le cabinet. Il n'eut que quelques mètres à marcher pour atteindre sa voiture. Il ouvrit rapidement le coffre et y installa Winston. Enfin, il reprit le chemin de Wolf Trap.
