La main aux doigts crochus arracha d'un mouvement sec la cagoule de toile qui retenait la tête du prisonnier. Celui-ci secoua la tête plusieurs fois, et considéra la situation, qui n'était pas brillante. Désarmé, attaché par de solides chaînes aux poignets, son uniforme était déchiré et taché de sang. Son visage portait encore des traces sombres de coups et de coupures, et il sentait de la sueur maculer sa chemise.
Il se trouvait dans une immense salle à manger, éclairée par de nombreuses bougies disposées sur la table et accrochées aux lustres de cuivre. Devant lui, tout un assortiment de plats plus appétissants les uns que les autres attendaient d'être dégustés.
Mais l'élément qui retenait le plus son attention était l'individu qui se trouvait assis au bout de la table. C'était un homme qui paraissait grand, même sur un fauteuil au long dossier. Ses vêtements d'étoffes fines et précieuses ne dissimulaient pas une impressionnante carrure. Son visage paraissait très pâle, sous sa crinière noir de jais. Ses yeux, surtout, brillaient d'une lueur qui mit d'entrée le prisonnier très mal à l'aise. Il émanait de toute sa personne une impression d'autorité et de charisme tellement puissante qu'elle semblait presque visible à l'œil nu. Ce n'était cependant pas un rayonnement comme les grands chefs de guerre, plutôt un voile de ténèbres qui étouffait toute lumière, et toute chaleur environnante.
- Soyez le bienvenu chez moi, Hallbjörn Ludviksson, Capitaine de la Garde de l'Empereur Karl Franz, officiellement. Je crois savoir que vous êtes bien plus que ça, de manière officieuse, d'où votre présence ici. Vous êtes spécialiste à la… « chasse aux monstres », vous et vos subalternes. Paix à leur âme.
Il leva une main gantée de velours, et ordonna d'une voix grave et forte :
- Relâchez notre invité.
Le soldat impérial se débattit.
- Vous avez entendu, faces de glaire ? Bas les pattes !
Il flanqua un coup de coude au serviteur à sa gauche, et le serviteur de droite écopa d'un bleu au mollet. L'homme en bout de table reprit d'une voix lasse :
- Capitaine Ludviksson… Je vous en prie, un peu de tenue sous mon toit.
- Et vous diriez quoi si on vous « invitait » de cette façon ?
- Oui… Vous marquez un point.
Le maître des lieux tapa dans ses mains deux fois. Aussitôt, les chaînes retenant les bras de Hallbjörn tombèrent bruyamment sur le plancher. Le Norse se frotta les poignets, et regarda son hôte avec étonnement. Celui-ci se pencha en avant.
- Je vous en prie, installez-vous. Mettez-vous à l'aise, mangez, buvez. Après ce que vous avez affronté, vous avez bien mérité un peu de réconfort.
Les deux serviteurs s'étaient placés chacun dans un coin de la salle, et attendaient. Hallbjörn ne bougea pas, le regard lourd de soupçons.
L'homme assis poussa un soupir agacé, et demanda :
- Savez-vous qui je suis, maître Ludviksson ?
- Vous avez l'air d'un seigneur, d'un Graf, ou d'un type qui commande, en tout cas.
- En effet. Je suis le Comte Mannfred von Carstein. Cela vous dit quelque chose ?
Le Norse plissa les yeux.
- Vaguement. Vous dirigez cette région pourrie ?
- Oui. Ma famille règne sur la Sylvanie depuis des siècles. Je suis le dernier descendant de la dynastie des von Carstein.
- Attendez… Ah, je me souviens ! Les rumeurs disent que vous êtes un type plutôt… pas naturel.
Mannfred von Carstein eut un sourire cruel. C'est alors que Hallbjörn remarqua ses dents. Il avait des canines supérieures bien plus longues que la normale. Il ne mit guère de temps à se souvenir de ce que ça impliquait. Le Comte décrypta l'expression du Norse, et dit avec un petit rire tout aussi cruel :
- Oui, vous avez compris. Je suis un Vampire.
- Eh bien ! Et vos… vos sujets sont au courant ?
Cette fois, le Comte éclata d'un ricanement puissant.
- Mais bien sûr ! Et je peux vous dire qu'ils me respectent, à défaut de m'apprécier. Ils savent qui je suis vraiment. Un Vampire, certes, mais un meneur d'hommes avant tout. J'ai rétabli l'ordre et la discipline, j'ai uni les citoyens de la Sylvanie sous une seule bannière. Et, croyez-le ou non, cela nous a permis de… Vous n'êtes pas de l'Empire, n'est-ce pas ?
- Non, mais j'y habite depuis quelques temps.
- Savez-vous ce qu'était la Tempête du Chaos ?
- Ouais. L'invasion des hordes chaotiques venues mettre la pagaille dans l'Empire ? Ils sont passés par chez moi. Je crois savoir qu'ils se sont arrêtés à Middenheim.
- En effet. Le Seigneur de la Fin des Temps Archaon était à la tête de cette horde. Il a fallu l'intervention directe de l'Empereur Karl Franz, de l'Archimage Teclis et du Grand Théogoniste Volkmar pour l'arrêter. Mais sachez que mes légions étaient sur place, avec moi à leur tête. Sans mon intervention, la conclusion de cette bataille n'aurait peut-être pas été la même.
- Vous mangez des gens, vous torturez, vous êtes un tyran.
- C'est vrai, je suis un tyran. Un tyran dans un monde où seuls les plus forts et les plus impitoyables peuvent s'imposer, et écrire l'Histoire. Et mes sujets m'apprécient. Ils savent qu'ils sont des moutons, et que chaque troupeau a besoin d'un berger pour les mener. En Sylvanie, je suis ce berger. Les Humains ont besoin d'êtres supérieurs pour les diriger. Ils ne sont pas libres, mais ils s'en satisfont. Et je ne mange pas les gens. Je bois leur sang, c'est vrai, mais en quantité suffisante pour ne pas tuer. Certains de mes sujets viennent même me donner volontairement leur fluide vital, comme mes deux serviteurs derrière vous. Les Vampires sont un mal pour vous, mais un mal nécessaire pour que vous puissiez vivre le plus longtemps possible. Le fermier prend soin de sa vache, tant qu'elle peut lui fournir du lait qu'il utilisera à bon escient. La vache mourra de vieillesse ou de maladie, mais n'aura pas à craindre le loup, bien à l'abri dans son étable. Vous êtes la vache, je suis le fermier. Même votre empereur sait que je suis un Vampire, et il n'entre pas en guerre contre moi car il sait aussi que je suis un moindre mal comparé à d'autres choses bien pires que moi. Comprenez-vous ?
- Oui, enfin… je crois.
Mannfred von Carstein ne souriait plus.
- Maintenant que vous savez qui je suis et ce que je peux faire, ne perdons pas de temps en futilités. Vous êtes au milieu de mon château, au cœur de mon domaine, au fin fond de mes terres, dans mon pays. Vous n'avez absolument pas la moindre chance de m'échapper. Or, si je voulais votre mort, vous seriez déjà dans un cercueil et enterré. Ou alors… oh, oubliez. Alors, inutile de tenter quoi que ce soit de stupide. Vous êtes mon invité. Cette nourriture est saine, il s'agit d'un jeune cerf tué ce matin, préparé par les soins de mon meilleur cuisinier. Le vin est d'un millésime agréable, sans être trop exceptionnel, je vous l'accorde, après tout, vous n'êtes quand même pas quelqu'un d'aussi important qu'un Comte Electeur. Il n'y a ni poison, ni drogue, ni rien du tout dans ces aliments. Et je n'ai nullement l'intention de vous nuire. Tant que vous vous montrez digne de mon hospitalité, je vous donne ma parole que vous pourrez quitter cet endroit et rentrer chez vous, sain et sauf. Tout ce que je veux, c'est votre version de l'histoire sur ce qui s'est passé au manoir Regenschirm. Je ne prétends pas tout savoir, maître Ludviksson, et si j'ai des yeux et des oreilles partout en Sylvanie, j'avoue que ce qui s'est passé entre les murs de cette propriété m'a échappé. Or, je suis curieux de savoir ce qui s'y est passé pendant que vous et vos hommes y étiez. Ma question est : pourriez-vous satisfaire ma curiosité, en échange de votre vie ?
Le Norse n'était pas de nature confiante, encore moins vis-à-vis de gens tournés vers les ténèbres aussi ouvertement. Mais il se sentait épuisé par les événements vécus ces deux dernières journées, et ne se sentait pas en condition d'affronter un personnage qui avait l'air aussi puissant. Aussi, il jugea prudent de jouer le jeu selon ses règles. Il s'installa à la table, piqua la viande fumante de la fourchette, la renifla… apparemment pas de poison. Il mangea une bouchée avec circonspection. Rien. Le Comte eut un petit sourire, et se servit un verre d'une boisson rougeâtre et épaisse contenue dans une bouteille de verre noir.
- Je vous écoute, maître Ludviksson. Mangez sans façon, j'en ai vu d'autres. Vassil, servez donc un verre de vin à notre ami.
L'un des serviteurs se rapprocha, et remplit le verre du Norse de vin. Hallbjörn mangea de bon cœur, et but quelques gorgées. Puis il se racla la gorge, et dit :
- Je ne sais pas trop si vous pourriez me croire, Comte.
- J'ai vu tellement de choses, en plusieurs siècles de non-vie ! Il n'y a pas tant de choses qui pourraient me sembler impossibles. Surprenez-moi.
