Retour au Nautilus

I

Je reprends aujourd'hui mon journal que je n'avais pas tenu au cours de ces dernières années. L'histoire me semblait terminée. Je n'avais plus rien à dire. J'avais offert au monde le récit de mon extraordinaire aventure.

Aujourd'hui, j'ai décidé de reprendre l'aventure, mais cette fois, je ne la livrerai pas au monde. Je n'écris que pour moi ou peut-être pour le capitaine Nemo et ses compagnons mystérieux. Peut-être mon manuscrit sera-t-il, comme celui du capitaine Nemo, livré à la mer. Qui sait ?

J'ai pris ma décision. Il n'y guère de bagages à faire pour aller où je vais. J'ai laissé un testament " à ouvrir un an après ma disparition ". On ne sait jamais.

Mon fidèle Conseil a choisi de me suivre. Nous partirons ensemble.

Je m'explique. Et pour cela, je dois relater ce qu'a été ma vie depuis que nous avons quitté les Iles Loffoden où de braves pêcheurs nous avaient hébergés.

A mon retour en France, mon premier soin a été de mettre de l'ordre dans mes papiers et de les faire publier. J'avais fait la découverte de ma carrière. La chose la plus naturelle était de l'offrir au monde. Que le monde sache qu'il existe un navire sous-marin ! Que le monde connaisse les découvertes de ce génie qu'est le capitaine Nemo, sa conquête des mers ! Ma découverte m'étouffait. Il fallait que je la crie au monde !

Toutefois, lorsque j'arrivai à la fin du récit, je me pris à hésiter. Aux Iles Loffoden, j'ignorais la nationalité du vaisseau – des vaisseaux – coulés par le Nautilus. Maintenant je la connaissais. Un scrupule m'empêcha d'ajouter ce détail (important) à mon récit. Je ne comprenais même pas moi-même d'où me venait ce scrupule.

Le livre fut publié et traduit en plusieurs langues. Il me rapporta une petite fortune dont je n'avais, au fond, que faire.

J'essayai de reprendre ma vie au Muséum de Paris. Mais les découvertes que j'avais effectuées au Nebraska avant d'embarquer à bord de l'Abraham Lincoln avaient perdu leur intérêt. Qui pourrait s'extasier devant des plantes sèches, carcasses et même devant mon babiroussa qui était déjà un habitué du Jardin des Plantes, alors que j'avais vécu dix mois à bord du Nautilus ?

Je repris mon travail distraitement. Tout pâlissait auprès des merveilles sous-marines. Je fus convié à donner des conférences dans toute l'Europe et en Amérique. Le monde se passionnait pour le Nautilus et le capitaine Nemo. Comment était cet homme ? A quoi ressemblait-il ? A quoi ressemblait la langue qu'il parlait avec son équipage ? Quelle sorte d'hommes étaient les matelots ? Je m'efforçai de répondre tant bien que mal à ces questions insistantes du monde entier qui cherchait à m'arracher un secret que j'ignorais moi-même. Les Anglais étaient les plus agressifs. En effet, le monde avait pris conscience que la plupart des victimes du Nautilus étaient anglaises.

Au bout d'un an, je refusai de donner davantage de conférences et d'interviews. " Vous savez tout, " dis-je. " Je n'ai plus rien à dire. J'aimerais qu'on me laisse en paix. "

Les curieux continuaient à assaillir Ned Land qui leur racontait l'histoire à sa manière. Il était devenu une célébrité. Lui laissant la gloire, je retournai à ma vie au Muséum… et aux questions. Ces nombreuses questions auxquelles je n'avais pas pu répondre me tourmentaient. L'agressivité du public envers le capitaine Nemo me dérangeait beaucoup. Je me sentais mal à l'aise. Les évènements me dépassaient. Je n'arrivais plus à me concentrer sur mes recherches. Le souvenir du capitaine Nemo et de sa vie extraordinaire m'obsédait. Je m'en ouvris à Conseil qui me dit : " Ils nous volent le capitaine Nemo. "

Comme ces obsessions ne voulaient pas me quitter, je décidai de me livrer secrètement à des recherches. Je voulais trouver des réponses aux questions. Je me promettais de ne rien dire à personne, pas même à Ned Land qui n'aurait pas jugé utile de garder le secret. Seul Conseil, comme toujours, était mon confident.

Ce fut la logique qui m'aida d'abord. Je me posai la question : qui pourrait en vouloir aux Anglais ? Je trouvai facilement une liste de peuples opprimés qui seraient tous prêts à s'embarquer à bord du Nautilus. Fermant les yeux, je me représentai les traits du capitaine Nemo et de son second. Des traits méridionaux, un peu asiatiques. L'image me vint d'un prince des Milles et une Nuits. Arabes, Indiens, Turcs ?

Une autre particularité du capitaine Nemo était sa richesse. Quel homme aurait eu les moyens de construire le Nautilus et d'assembler autant de trésors si ce n'était… un rajah indien ?

Je tournais et retournais en mon esprit l'image du capitaine Nemo en rajah indien. A première vue, elle paraissait saugrenue. Cet homme était totalement imprégné de culture européenne et rien, à bord du Nautilus, n'évoquait l'Inde… ou plutôt je n'y avais rien vu qui eût évoqué l'Inde, ce qui était tout de même une nuance importante. Il n'était pas impossible que le capitaine Nemo eut dissimulé exprès tout ce qui aurait pu me faire soupçonner son origine. Et après tout, son allure princière et sa fortune…

Un voyage aux Indes sous prétexte de recherches quelconques me permis de pousser plus avant. Lors de ma visite au Bundelkund, j'entendis parler d'un certain prince Dakkar dont les Anglais avaient massacré toute la famille, et qui avait mystérieusement disparu avec un certain nombre de ses compagnons, notamment son cousin, le prince Mani, en emportant toutes ses richesses.

Au Bundelkund, les rumeurs circulaient. Où pouvait être le prince Dakkar ? Etait-il mort ? Et si tel était le cas, qu'était devenue sa fortune ? L'occupant anglais s'était-il emparé de ses trésors ? Avait-il été exécuté secrètement ? Avait-il été exilé, ainsi que son cousin ? Ou bien se cachait-il ? Et où ? Quant à sa fortune, on parlait de bijoux et d'œuvres d'art sans prix. On parlait aussi d'un orgue magnifique qui valait une fortune.

" Le prince jouait-il de l'orgue ? " questionnait-je d'un ton détaché.

" Et comment ! C'était un musicien extraordinaire, un génie instruit dans les arts comme les sciences. Pensez-vous, il a passé vingt ans de sa vie apprendre tout ce qu'il était possible d'étudier en Europe et en Amérique ! "

A mes questions sur son aspect physique, on me le décrivit d'une beauté idéalisée, grand de taille et vigoureux. Quand avait-il disparu ? Il y avait une quinzaine d'années, après le massacre de sa famille. Il devait avoir à présent une cinquantaine d'années environ. Tout concordait.

Voilà pourquoi, depuis mon retour à Paris, je me suis employé à " liquider mes affaires " et à préparer mon départ. Comme le prince Dakkar, je vais disparaître. Je vais le rejoindre.