Petite série de textes écrits pour la communauté 7liens.
Merci à Gred pour la correction.
Disclaimer : rien à moi, tout à Fred Vargas!
Rating : PG
Thème : voyage
OOO
Avec un vieil Atlas
Depuis qu'il était tout môme, il adorait les cartes géographiques. Dans sa classe, en primaire, un immense planisphère était accroché sur le mur du fond. Et tandis que son professeur divaguait sur les nombres carrés ou l'accord du participe passé avec l'auxiliaire avoir - matières que, du reste, il avait déjà bien mieux compris que ses camarades écoutant avec attention - il laissait ses yeux et son esprit errer le long des pays colorés.
Mais rare et bienheureux est l'enfant que l'on laisse rêvasser à son aise. Les remontrances ne tardaient guère:
-Danglard! Cela ne vous intéresse peut-être pas ce que je raconte? Au piquet!
C'est ainsi que le petit Adrien, pourtant premier de classe, se retrouvait souvent relegué au rang d'âne, bonnet humiliant à l'appui.
Rien n'avait vraiment changé depuis. Il adorait toujours autant promener ses doigts le long d'un vieil Atlas usé à force d'avoir été trop feuilletté. Il voyageait, avec ses doigts et son cerveau, qui pour une fois s'accordait un court moment de loisir. Seuls voyages, sans doute, qu'il pourrait jamais se permettre, faute en était au manque de temps, d'argent, et au cinq enfants qu'il avait sur le dos et sur le coeur.
Quand il avait cinq minutes à lui, et c'était rare, il se calait dans un fauteuil, verre de vin blanc à portée de main, et ouvrait l'Atlas. L'odeur était toujours émouvante, odeur des vieux livres qui vous sont chers. Il posait son doigt sur la France, sur Paris, et il se prenait à sourire.
De Paris, Bruxelles, c'est près. Bruxelles, la ville verte, avec tous ses parcs. Bruxelles qui fait si piètre figure architecturale, à côté de Paris, mais qui parfois, au détour d'une rue sale, sait vous montrer des merveilles...
Il faisait un tour à Brugges, tant qu'à être en Belgique, pour voir le béguinage, et imaginer les dentellières du passé.
Il allait manger des moules et des frites sur la digue d'Ostende, en regardant la mer se déchaîner, grise sur le gris du ciel, grise à vous faire pleurer. Le flamand lui écorchait les oreilles et l'alcool lui faisait confondre Arno et Léo Ferré.
Il partait ensuite à Amsterdam, le musée Van Gogh, les canaux, les rijstafel et les bicyclettes. Généralement il y avait un froid soleil de novembre ou de mars, et les gens avaient les joues rougies par le vent, surtout les jolies filles.
Puis il y avait l'Allemagne, inévitablement, le pays le plus romantique, sans doute, avec ses contes et ses poèmes. Il se noyait en esprit dans le Rhin, il respirait les roses de Göttingen en écoutant Barbara.
Il faisait un tour dans les pays d'Europe de l'est, la Hongrie où Bartok avait vu le jour, et il reconnaissait sa musique dans chaque visage, dans chaque paysage. La musique la plus sauvage, la plus forte par son désespoir même.
Il repartait le coeur un peu gros peut-être, le piano de Bartok dans le ventre, et bientôt la Russie était en vue.
Russie. Juste le nom, et déjà son coeur manquait un battement. Immense Russie. Triste Russie. Russie des tsars et de Staline. Russie et ses enfants prodiges, Noureev, Rachmaninov, Tolstoï, Stravinsky... Il aimait la Russie en hiver, avec la neige. Il aimait la vodka et les danses populaires, il aimait St-Petersbourg autant que Moscou, même si l'une est plus belle que l'autre. Il aimait la langue, il aimait aussi les jurons tatares.
Mais c'était généralement le moment où il était interrompu, comme jadis par son instituteur.
Parfois c'était la voix stridente des jumeaux se disputant qui le sortait brusquement de son rêve. Parfois la voisine sonnait parce qu'elle n'avait plus de beurre/sel/farine. Ou alors c'était sa fille, Lisa, qui avait besoin d'aide pour un devoir de math.
Mais le plus souvent, c'était tout simplement son téléphone portable qui sonnait, et la voix douce et lente du commissaire Adamsberg, qui lui demandait telle ou telle information, parfois capitale et parfois pas, va savoir avec cet homme-là...
Quand il raccrochait, il préférait alors rêver à d'autres contrées, plus secrètes et plus lointaines peut-être encore.
Des endroits dont il ne connaissait rien, pleins de sable mouvants et de mers faussement calmes. Des lieux dangereux pour sa froide logique, sa stricte raison. Dangereux et fascinants.
Les vallées, les montagnes et les fleuves que contenaient le cerveau du commissaire Adamsberg... Il ne désespérait pas qu'un jour, il pourrait les coucher sur papier et les enfermer dans une nouvelle sorte d'Atlas.
