Chapitre 1

-C'est hors de question ! Répliqua Kanda pour la énième fois à la remarque de son père.

Celui-ci laissa échapper un long soupir et répondit en tirant une bouffée de son cigare hors de prix.

-Kanda, tu as 18 ans maintenant. Il est temps que tu arrête de te comporter comme un enfant.

-Je ne me comporte pas comme un gamin ! Mais j'ai le droit, il me semble, de choisir la voie que je veux !

-Ah… Que veux tu faire, dans ce cas ? Demanda son père tranquillement sans bouger d'un pouce, malgré la fougue de son fils.

Kanda s'immobilisa. Il venait de se faire avoir à son propre jeu, car lui et son père le savaient, il n'avait rien qu'il n'avait envie de faire.

-J'en sais rien… pour le moment. Mais je vais trouver !

-Je vois… soupira son père. Kanda. Déjà, tu as tord sur un point.

-Sur quoi ?

-Tu n'as absolument aucun droit de choisir en ce qui concerne ton avenir.

Ce disant, le visage de son père était subitement devenu très froid. Kanda serra les dents. C'était la même rengaine depuis qu'il était tout petit.

-Tu es en vie parce que nous t'avons voulu. Nous t'avons nourri et protégé. En retour…

-… je dois faire tout ce que vous voulez sans protester. Mon corps ne m'appartiens pas, puisque c'est vous qui me l'avez donné, etc... le coupa Kanda. Bon, t'as fini avec ton baratin ?

Son géniteur lui lança un regard noir, mais ne répondit rien. Kanda savait néanmoins qu'il détestait qu'on le coupe quand il parlait.

-Je disais donc, finit-il par dire avec un sourire, que tu vas t'engager dans l'entreprise pour faire fructifier ton temps libre. Bien sur, tu ne seras pas payé au début mais ça viendra. Des objections ?

Kanda se mordit la langue pour ne pas répondre. Voir son père sourire était mauvais signe. Très mauvais même. Il valait mieux battre en retraite pour le moment. Il se contenta de faire demi-tour et ressortit du bureau de son père dont il claqua la porte le plus fort possible derrière lui.

Il passa devant sa mère sans même lui jeter un regard et alla s'enfermer dans sa chambre.

-Chier ! Jura t-il en donnant un coup de poing dans le mur.

Son certificat de fin d'étude se trouvait sur son lit, négligemment jeté là. Il avait été presque heureux de l'obtenir mais maintenant, il aspirait juste à retourner à l'école pour ne pas être obligé de travailler dans l'entreprise de son père et l'avoir sur le dos toute la journée. C'était la seule chose pour laquelle il avait aimé le lycée. Être le plus loin possible d'une famille qui ne le considérait que comme une propriété. Et Kanda était intimement persuadé que s'il n'avait pas été à la hauteur de leurs attentes, ils l'auraient jeté et remplacé comme on l'aurait fait avec une machine défectueuse.

Ses parents avaient toujours été fiers de lui. Bon élève, beau garçon, doué en sport, il ne leur avait jamais donné une seule occasion d'être déçus de lui. Mais c'était l'inverse. Kanda, lui, avait terriblement honte de ses parents, de sa vie, même s'il était plutôt gâté matériellement parlant. Au niveau émotionnel, par contre, c'était une autre histoire. Sa famille avait toujours été tellement froide avec lui qu'il reproduisait le même schéma avec les autres, et encore plus avec ses parents. Il savait au fond de lui qu'il ne ressentait rien pour ses géniteurs, et que si l'un d'eux disparaissait, ça ne lui ferait rien. Et il se sentait monstrueux quand il y repensait.

Il attrapa son certificat et le balança à travers la pièce. Les feuilles blanches s'éparpillèrent dans la chambre, mais il n'avait aucune envie de les ramasser.

-Kanda, j'ai vu qu'il y avait des papiers qui traînaient dans ta chambre, fit remarquer sa mère au dîner.

Kanda lui jeta un regard de l'autre bout de l'immense table.

-Hm.

-Tu me feras le plaisir de les ramasser, dit-elle. La femme de ménage vient demain matin et je ne veux pas qu'elle voit le désordre.

Kanda ne répondit pas. Il était toujours déprimé quand il se retrouvait dans cette pièce, bien trop grande pour trois personnes. Et cette table, énorme, si énorme que les habitants de la maison pouvaient à peine se voir et encore moins discuter, était malgré tout bien représentative de l'ambiance générale.

-Je vais me coucher, dit-il subitement en se levant.

Il n'en pouvait plus, de ce silence, à peine brisé par le bruit des couverts.

-Mais tu as à peine mangé ! S'exclama sa mère.

-J'ai pas très faim.

Et sans autre forme de discussion, il retourna dans sa chambre où il alluma la télévision pour se changer les idées. Mais il n'y avait rien de bien passionnant et il se contenta de regarder les informations.

-… l'enquête s'est déroulée sans encombre, et le jeune homme que l'on croyait disparu s'était en fait enfui de chez lui pour filer le parfait amour avec sa petite amie à plus de 100 kilomètres du domicile de ses parents...

Somnolent, Kanda ne capta cette phrase que dans un demi sommeil.

Quand il se réveilla le lendemain matin, la télévision était toujours allumée et il se dépêcha de l'éteindre, mais il avait cette phrase étrange dans la tête, et il ne parvenait pas à se rappeler quand il l'avait entendu.

-Bizarre… marmonna t-il, encore endormi, la phrase étrange lui trottant dans la tête.

Son impression ne changea pas, car il était encore chamboulé par ça le midi lors du repas, tant et si bien qu'il mangea à peine, encore une fois. Sa mère s'inquiéta pour sa santé.

-Je vais bien.

Et il quitta la table avant tout le monde.

Il se sentait mal à l'aise, d'autant plus que son père lui lançait des regards de plus en plus insistants.

La journée se passa sans incidents notables, et ce fut le soir qu'il se rappela où il avait entendu la fameuse phrase qui lui avait torturé l'esprit depuis le matin.

-Ah oui, c'était la télévision…

Il était presque endormi à ce moment là, mais l'affaire l'avait frappé, peut-être un peu plus qu'elle n'aurait du en temps normal. Mais elle remuait quelque chose en lui, quelque chose qu'il avait envisagé quelques années plus tôt avant de se résoudre à l'abandonner.

-Je peux aller chez Alma cet après-midi ? Demanda t-il pendant le repas, le lendemain.

Sa requête surpris ses parents. Kanda n'aimait pas trop sortir, étant plutôt du genre casanier en temps normal. Son père s'éclaircit la gorge.

-Je suis d'accord, mais tu sais qu'ici tout a un prix.

-Je sais, répondit Kanda. Mais je pensais que l'obtention de mon certificat d'études suffirait. Mais ça n'a rien à voir.

Il regarda son père dans les yeux.

-Je suppose que je n'aurais plus de temps libre quand je commencerais à travailler.

Celui-ci sourit.

-Tu as fait le bon choix, mon fils.

Kanda grinça des dents. Il détestait s'entendre appeler ainsi.

-Tu te rendras vite compte que c'était le meilleur choix à faire, continua son géniteur sans se douter de l'état psychologique de son fils.

Kanda entra dans sa chambre où son sac était déjà prêt. Il avait prétexté amener des vêtements à Alma.

-Tiens, de l'argent au cas où tu voudrais t'acheter quelque chose, dit sa main en lui remettant une liasse de billets.

-Je t'ai déjà dit cent fois que j'avais pas besoin de autant, lui répondit Kanda, blasé.

En vérité, il sautait de joie, car pour une fois, ça allait lui être utile. D'autant que sa mère allait le forcer à prendre l'argent. Ce qu'elle fit.

-Et rentre avant le dîner !

Kanda lui fit un signe de la main et s'apprêta à sortir, mais une question le tarauda soudain.

-Pourquoi vous ne m'avez pas donné votre nom quand vous m'avez adopté ?

-Hein ?

-Aucune importance, dit-il. Oublie ce que je viens de dire. À ce soir.

Et il ferma la porte derrière lui.

Il marcha en direction de la maison de son ami sur quelques rues, au cas où il serait suivi, puis il bifurqua soudain en direction de la gare.

-Où est-ce que je pourrais aller ? Dit-il en regardant les panneaux d'affichage.

Il vérifia qu'il avait bien tous ses papiers et alla retirer le maximum de liquide au distributeur le plus proche.

Il pensait rester au Japon, mais il se souvint que l'entreprise de son père avait de l'influence dans tout l'archipel, et il changea d'avis. Non, il fallait mieux qu'il sorte du Japon, ça lui laisserait plus de temps pour fuir et la police, si jamais elle se mettait à le chercher, mettrait plus de temps à le retrouver.

Il retourna au panneau d'affichage, l'idée en tête de trouver un autre pays au départ rapidement. Puis il se dit qu'il valait mieux demander au guichet.

-Alors, dans vos critères, nous avons au choix : la Chine et le Danemark. Les deux sont par avions, dit l'homme au guichet.

-Je voudrais me dépayser, dit Kanda. Et je suis déjà allé en Chine. Le Danemark, c'est comment ?

-Un peu froid, répondit l'homme en souriant. Mais je vous ferais une petite réduction si vous choisissez le Danemark.

-Pourquoi ça ? S'étonna Kanda.

-Parce que personne n'y va jamais, et l'avion n'est pas très plein. Pour être franc, nous avons reçu des consignes afin de vendre des places. Ce n'est pas un pays très touristique.

-Je vois, dit Kanda. Bon, je vais prendre ça alors.

Il avait une chance formidable aujourd'hui.

En plus de la réduction due à son jeune âge, l'homme du guichet lui enleva encore 15 % sur le prix du billet, ce qui permit à Kanda de faire une grosse économie.

-L'avion part dans une demi-heure, dit l'homme. Dépêchez vous d'aller vous faire enregistrer et d'embarquer. Un bon niveau d'anglais est conseillé également.

-Pas de problème. Merci.

Et Kanda s'éloigna.

Il était stressé. Même s'il savait qu'en temps normal il serait à peine arrivé chez Alma, il avait l'impression d'être épié de partout. Mais ce n'était qu'une impression.

Quand l'avion décolla, il poussa un long soupir de soulagement, même si un interminable voyage de 12 heures l'attendait.

Au moment où il débarqua à Copenhage, le lendemain vers midi, la police japonaise avait investi la maison de ses parents qui avaient signalé sa disparition depuis la veille au soir.

-Ah, mon portable fonctionne de nouveau, dit Kanda en posant son sac dans un coin de l'aéroport.

Il composa un numéro.

-Alma ? Salut, c'est Kanda.

-Ouais, salut Kanda.

-Alors ?

-C'est comme t'as dit. Ils sont venus m'interroger. Je leur ai dit que tu avais passé l'après midi avec moi. Heureusement que tu avais oublié ton pull la dernière fois ! Et puis tu as vraiment tout planifié !

-Ouais. Merci au fait.

-Où es-tu ?

Kanda sourit.

-Quelque part au Japon. Mais je ne t'en dit pas plus, au cas où tu serais sur écoute.

Et il raccrocha.