Crédits : tous les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.
CHAPITRE PREMIER
« Ooooh, elle est vraiment superbe ! Laisse-moi l'essayer ! »
La personne qui venait de parler n'était autre que Shuichi Shindo, chanteur du groupe pop Bad Luck. Il s'empara de l'écrin que tenait Hiroshi Nakano, son meilleur ami et guitariste du groupe, et en sortit la bague, en argent serti de petits diamants, qu'il renfermait. « Shuichi Shindo, veux-tu m'épouser ? s'enquit-il en prenant une voix plus grave. Oh oui, Yuki, je veux être tien ! »
Hiroshi rit et reposa soigneusement le bijou dans son écrin. Ils étaient seuls dans le studio, et en attendant l'arrivée du reste de l'équipe, le jeune homme, ordinairement plus que réservé sur ses sentiments, avait décidé de se confier à son ami le plus proche.
« Je serais ennuyé qu'elle réponde « Oh oui, Yuki », surtout qu'ils ont été fiancés à une époque.
- Il est à moi, elle n'a aucune chance. Et puis… elle t'aime bien, quand même. Depuis combien de temps êtes-vous ensemble, déjà ?
- Deux ans aujourd'hui.
- Et alors tu… »
Mais le garçon s'interrompit abruptement et lança un regard noir à la personne qui venait de pousser la porte, un adolescent fluet qui lança un « Bonjour » neutre aux deux occupants de la pièce. Il n'aimait pas de façon notoire Suguru Fujisaki, leur clavier. Leur alchimie sur scène n'était qu'illusoire et prenait fin sitôt le rideau tombé.
« Cette conversation ne te regarde pas, alors dégage.
- Shu ! Arrête avec cette guéguerre, lui demanda Hiroshi. Viens donc, Fujisaki. »
Le garçon ne répondit même pas et passa devant eux comme s'ils n'existaient pas, sans daigner les gratifier d'un regard.
« Ben alors, tu boudes ton chéri ? le railla Shuichi. Dépêche-toi d'agir, il demande sa belle en mariage aujourd'hui. »
Quiconque fréquentait régulièrement les Bad Luck voyait le cousin de Tohma Seguchi perdre sa contenance devant le guitariste du groupe. Ce dernier seul était sur son nuage – parfois illégal – et ne s'apercevait de rien, ne voyant là que de la camaraderie. Suguru accusa le coup mais il n'en montra rien et poursuivit son chemin, impassible.
Ça devait arriver, non ? songea-t-il amèrement tout en déposant ses affaires dans un coin de la pièce. Je croyais quoi ? Qu'il quitterait sa petite amie pour moi ?
Il n'avait jamais cru cela, bien sûr, ni ne l'avait même espéré. Une infime partie de son cœur venait cependant de se briser et une armée de regrets l'assaillait. Dès le début, son collègue l'avait fasciné et même un peu plus. Il avait gardé le silence afin de ne pas se faire rejeter car il y avait une différence entre approuver une relation homosexuelle et en vivre une. Lui-même n'avait que difficilement accepté ses préférences mais avec le temps il avait compris.
Il s'installa à une table éloignée de celle des deux autres garçons mais ne put retenir un regard dans leur direction. Shindo s'agitait – sans surprise – et Hiroshi jouait pensivement avec un écrin.
Je suis sûr qu'elle est jolie cette bague…
L'appétit coupé, il ouvrit tout de même son bentô et avala un maki. Avoir le cœur brisé n'était pas une raison pour se laisser mourir de faim.
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Écrasé par la chaleur précoce du début du mois de juin, le week-end avait passé avec lenteur. Comme à son habitude, Hiroshi arriva en avance devant l'immeuble de N-G Productions. Comme d'habitude, il s'assit sur un petit banc, sur le trottoir d'en face, et tira une cigarette qu'il alluma. Comme d'habitude, Suguru arriva sensiblement après lui. Il lui décocha un « Bonjour, monsieur Nakano » discret et s'engouffra dans le grand hall sans attendre de réponse. Comme d'habitude, il prit un café à la machine du rez-de-chaussée et se retourna pour observer la silhouette de celui qu'il aimait à travers les hautes portes vitrées. Ce matin-là, pourtant, quelque chose changea ; ses yeux croisèrent le regard gris-bleu, ordinairement tourné vers d'autres horizons. Quelques membres du personnel passèrent entre eux et quand le champ de vision fut à nouveau libre, le guitariste avait disparu. Suguru soupira et alla prendre l'ascenseur pour se rendre au Studio 3.
Ses deux collègues le rejoignirent peu de temps après. Shindo avait l'air grave, ou du moins, sensiblement moins excité qu'à l'accoutumée.
« Comment tu vas faire, Hiro ?
- Et bien… peut-être qu'au début tu pourrais venir vivre avec moi ?
- Hirooo…
- Je sais, je sais. Tu habites avec Yuki.
- Et ton frère ou Sobi ? Ou alors Sakura ! »
Nakano prit sa guitare et l'accorda, l'air impassible ; Shuichi, lui, se glissa jusqu'au synthétiseur derrière lequel s'affairait déjà Suguru, qui faisait mine de ne leur accorder aucune attention.
« Dis-moi, Fujisaki, où est-ce que tu habites ? Parce que Hiro a acheté une maison et il cherche une ou… un colocataire. Et regarde, tu ne voudrais pas qu'il lui arrive malheur dans sa grande maison ? »
Le claviériste le gratifia d'un regard proprement glacial.
- Je pense que monsieur Nakano est assez grand pour prendre soin de lui, dit-il d'un ton sec.
- Mais tu n'aimerais pas, toi, prendre soin de lui ? Lui faire son petit-déjeuner, son repassage, des massages, ronronna le chanteur.
- S'il a besoin d'un domestique, qu'il se débrouille.
- Hi, guys ! les interrompit K, leur manager américain, en entrant à son tour dans la salle. Ce n'est pas le moment de rêver ! Let's work ! »
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Nakano et Shindo étaient déjà partis quand Suguru éteignit son synthétiseur. Il aimait bien s'attarder un peu le soir pour travailler en paix, car il n'avait guère l'opportunité de le faire dans son petit appartement. Ici, au moins, il n'avait pas à se soucier du volume sonore de son instrument et il lui arrivait même, de temps en temps, d'utiliser le grand piano à queue d'une salle voisine pour y jouer quelques morceaux du répertoire classique afin de se changer les idées.
Comme il prenait un dernier café à la machine, il survola d'un œil distrait les annonces affichées sur un panneau de liège à côté du distributeur. Une en particulier attira son attention.
« Recherche colocataire pour maison à Kichijôji. Loyer bas en échange d'aide pour remettre la maison à neuf. Disponibilité début juillet. »
Le claviériste identifia ensuite le numéro de téléphone de son collègue guitariste. Déjà, plusieurs billets avec le numéro avaient été enlevés. Jaloux, il retira ceux qui restaient et les froissa en une boule serrée qu'il jeta dans la corbeille.
On ne sait jamais. Par les temps qui courent, il peut tomber sur un détraqué, se justifia-t-il.
Ce n'était donc pas une blague stupide de la part de Shindo. Nakano recherchait vraiment une colocation. Début juillet… cela lui laissait un mois pour réfléchir. Mais Ayaka Usami, dans cette histoire ? N'étaient-ils pas fiancés ?
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Le lendemain, au cours d'une pause et mettant à profit une absence de Shuichi – occupé à laisser un message inepte de plus à Eiri Yuki – Suguru tenta une approche.
« Au fait, j'ai vu votre annonce, monsieur Nakano. Vous recherchez vraiment quelqu'un ?
- Oui. Tu es intéressé ?
- Eh bien… mais mademoiselle Ayaka ?
- Oh… nous avons rompu », laissa tomber le jeune homme sans émotions. À Kyoto, l'entretien avec le père de la jeune fille avait été rapide ; il avait refusé tout net la demande d'Hiroshi. Celui-ci savait que monsieur Usami était traditionaliste mais il avait toujours écouté les désirs de sa fille ; le refus était donc venu d'elle, et il en était resté profondément choqué, Suguru le regarda avec de grands yeux, abasourdi.
« Oh… » dit-il simplement. Au même instant, K s'engouffra comme une tornade dans la pièce et la discussion en resta là.
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Suguru n'avait pas osé aborder le sujet de la colocation de toute la journée, ébranlé par l'aveu de son camarade à propos de sa séparation d'avec Ayaka. Ils n'étaient donc plus ensemble ? Shindo n'avait-il pourtant pas parlé de demande en mariage ? Quel genre de femme répondrait à une proposition pareille par une rupture ?
Quoi qu'il en soit, Nakano n'avait rien laissé paraître de ses sentiments tout au long de la journée, même s'il n'avait pas eu le cœur à la plaisanterie ; s'il était facile de présumer de l'état des relations entre Shuichi et son amant de romancier au vu de l'humeur du chanteur, la discrétion était le maître mot du guitariste et sans cette histoire de colocation, Suguru était prêt à parier qu'il n'en aurait rien su avant longtemps.
L'esprit ailleurs, il regagna son domicile. Bien qu'Hiroshi n'ait rien avoué de ses sentiments, le claviériste pouvait parfaitement imaginer dans quel désarroi il devait être plongé. Il aurait voulu le réconforter mais que dire ? Ils n'avaient jamais été très proches même si, contrairement aux rapports que le jeune garçon entretenait avec Shindo, les leurs étaient beaucoup plus cordiaux.
Suguru referma la porte d'entrée et, s'y adossant, demeura un instant à étudier les lieux qu'il occupait depuis presque deux ans. Un petit appartement, à peine plus grand qu'un studio. En dehors d'un large poster sur l'une des cloisons du petit dégagement de l'entrée, rien ne venait égayer les murs peints en blanc. Tout n'était que fonctionnel ici, dédié au travail ; son ordinateur, ses synthétiseurs et sa console de mixage occupant une place de choix dans tout un coin de la pièce principale. Jusqu'à ce jour, le garçon n'avait pas éprouvé le moindre désir d'emménager ailleurs, d'autant qu'il préférait de loin le calme et le silence pour travailler.
Mais là… S'il devenait le colocataire d'Hiroshi, il aurait l'opportunité de le côtoyer dans un contexte autre que professionnel et parviendrait peut-être à se rapprocher de lui. Un rapprochement amical, s'entendait ; mais ce serait déjà ça.
Le claviériste soupira et retira ses chaussures qu'il plaça soigneusement dans un coin de l'entrée. S'il se proposait… et si Nakano acceptait… il n'allait pas être facile de vivre à ses côtés sans trahir les sentiments qu'il lui vouait.
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Comme tous les matins, Hiroshi arriva le premier au pied de l'immeuble de N-G. Comme tous les matins, il s'assit sur l'un des bancs installés en face et s'alluma une cigarette. La force de l'habitude… Il la fuma lentement, les yeux fixés sur les dalles grises du trottoir. Il n'avait presque pas fermé l'œil de la nuit, rongé par le chagrin et la détresse qu'il était si bien parvenu à juguler tout au long de la journée de la veille. La décision d'Ayaka l'avait proprement assommé ; rien ne lui avait laissé imaginer qu'elle puisse refuser sa demande en mariage. Il avait bâti tant de projets autour de leur vie future, avait employé tout son temps libre au cours des dernières semaines à chercher une maison entre les murs de laquelle il s'était imaginé vivre avec une famille épanouie, et Ayaka avait décliné sa proposition. Sa carrière n'était pas compatible avec une vie de famille stable, avait-elle argumenté. Elle l'aimait beaucoup mais pour ses enfants elle voulait un père plus présent qu'il ne pourrait l'être. Ses concerts et ses tournées l'éloignaient déjà d'elle, parfois pour des semaines, et elle souhaitait une vie plus réglée, plus normale. Le jeune homme avait compris qu'il ne la ferait pas changer d'avis. L'existence qu'avait toujours connue Ayaka était bien trop traditionnelle pour s'accommoder facilement d'un tout autre style de vie.
« Bonjour, monsieur Nakano. »
Comme tous les matins, Fujisaki arrivait peu après lui. Un sourire désabusé étira les lèvres du guitariste. Le plus jeune des membres de Bad Luck était lui aussi un adepte des existences bien réglées et ordonnées.
« Bonjour, Fujisaki », répondit-il en levant la tête vers le claviériste qui, au lieu de poursuivre sa route en direction des locaux de N-G, se tenait devant lui, l'air un peu embarrassé. Hiroshi fronça les sourcils, certain que son collègue souhaitait lui parler de sa rupture, et s'il y avait bien une chose dont il n'avait pas besoin, c'était de la sollicitude des autres.
« Monsieur Nakano… »
Il attendit, le visage neutre.
« … avez-vous déjà trouvé un colocataire ? »
Surpris, Hiroshi le regarda avec un peu d'étonnement. Deux fois déjà que le jeune garçon abordait ce sujet, peut-être avait-il envie de proposer sa candidature, après tout ?
« Hé bien, j'ai eu des contacts, oui. Tu serais intéressé ?
- Peut-être, je… Oui, ça m'intéresse. Vous comprenez, pour jouer ce serait mieux en maison individuelle par rapport aux voisins », se justifia Fujisaki. Son collègue parut le scruter de la tête aux pieds, ce qui le mit quelque peu mal à l'aise. Il parvint à rester impassible mais son cœur s'emballa dans sa poitrine.
« Comme je l'ai écrit dans l'annonce, la maison n'est pas en super état. Donc, ma priorité va plutôt à quelqu'un de bricoleur, tu vois ? »
Suguru ne put s'empêcher de rougir tant le sous-entendu manquait de finesse.
« Oh, mais je peux me débrouiller aussi bien que n'importe qui ! protesta-t-il avec force. Ce n'est pas le travail qui me fait peur, vous savez !
- Oui, ça je m'en doute un peu, répondit Hiroshi avec un faible sourire. Écoute, je dois rappeler Makino, l'ingénieur du son. Il m'a dit être très intéressé, et qu'il avait l'habitude de bricoler. Nous n'avons pas encore parlé du loyer alors peut-être qu'il refusera, en fin de compte.
- Combien demandez-vous ?
- 23 300 yens, en échange d'un sérieux coup de main.
- Seulement ?
- Oui. C'est une grande maison avec un garage et un petit jardin mais cela fait un moment qu'elle est en vente et les anciens propriétaires ne semblent pas y avoir fait beaucoup de travaux. J'ai pu l'avoir à un prix nettement inférieur à sa valeur, du coup. Si l'on ne tient pas compte des circonstances, j'ai vraiment fait l'affaire du siècle », expliqua le jeune homme dont le regard se voila d'une profonde mélancolie. Suguru hésita puis déclara :
« Je suis désolé pour… votre séparation. Mais pour la maison mon offre est sérieuse et je peux prendre mes dispositions rapidement pour le bail de mon appartement. »
Hiroshi écrasa le bout de son mégot sur le trottoir et alla le jeter dans une poubelle à quelques pas.
« Je te donnerai ma réponse demain, Fujisaki. Nous ferions mieux d'y aller, maintenant.
- Oui, en effet, approuva le jeune garçon en consultant sa montre. Monsieur Nakano, voulez-vous… Je vous offre un café ? »
Le guitariste déclina l'offre d'un petit geste de la tête et attendit que son camarade se soit servi pour appeler l'ascenseur.
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Le lendemain, quand Suguru arriva en vue de l'immeuble de N-G Productions, Hiroshi était déjà là, assis sur le banc face au parvis, en train de fumer. Tâchant de ne rien laisser paraître de son inquiète impatience, il se dirigea vers lui comme si de rien n'était.
« Bonjour, monsieur Nakano.
- Bonjour, Fujisaki. Dis-moi, ta proposition pour une colocation avec moi tient toujours ?
- Oh… Oui ! Bien sûr ! s'empressa de répondre le claviériste.
- Dans ce cas, ça marche. Mais une fois qu'on aura démarré les travaux, ce ne sera plus le moment de reculer, hein ?
- Non ! Vous pouvez compter sur moi. Mais… et monsieur Makino ?
- Hé bien, en fin de compte juillet est trop tôt pour lui. Quant aux autres, le loyer les intéresse mais pas forcément la somme de travaux qui va avec. Donc, je peux compter sur toi, Fujisaki ?
- Oui, monsieur Nakano ! » s'exclama l'adolescent avec détermination et, à nouveau, un mince sourire éclaira les traits d'Hiroshi. Il ne savait pas s'il devait croire sur parole aux talents de bricoleur de son jeune collègue mais une chose était certaine : Fujisaki était bosseur et appliqué, et son côté quelque peu tatillon pouvait être un avantage étant donné le contexte.
« Je t'offre un café pour fêter ça », proposa-t-il en précédant Suguru dans le grand hall lumineux de la maison de disques.
À suivre…
14 500 yens = environ 150 euros (1 euro = 97, 74 yens – taux au 08 août 2012, donc j'ai légèrement arrondi)
