Prologue

C'est ici que je suis venue au monde, c'est dans le grenier de « Maria Bonita » que j'ai grandi, c'est dans une sordide chambre du premier que j'ai perdu ma virginité, à tout juste treize ans. J'y ai eu mes premières amies, mes premières cuites. Je suis une enfant de putain. Ma mère m'a cachée comme elle a pu, élevée et protégée comme elle a pu, jusqu'à ce qu'elle meure de la syphilis. On était plusieurs gamines orphelines à crécher dans le grenier du bordel, avec pour seule bouffe quand on crevait de faim l'espoir maternel débile qu'on serait mieux que des putains ; mais quand nos mères mourraient, leurs projets mourraient avec et c'est Basher, le patron, qui reprenait notre éducation en main. Ainsi, les putains enfantent des putains.

Les hommes, on les détestait. On était obligées. C'étaient les bêtes primitives, leurs mains brutales et leur haleine fétide, leurs grognements animaux, leur violence, leur vulgarité et si on savait désirer et jouir, on ne pouvait même pas rêver d'aimer, et les vraies femmes, amoureuses, mariées, nous étaient des étrangères. Au bordel, on n'apprend pas aux femmes à être distinguées ; les femmes qui boivent, les femmes qui crachent, les femmes qui jurent, on s'en tamponne ; du moment qu'elles s'allongent. La vulgarité, finalement, c'était notre carapace.

Je n'ai jamais été très populaire au bordel ; pas que j'étais pas un bon coup, je vous assure que je suis un bon coup ; mais les hommes n'aiment pas mon corps. Trop maigre, trop dure. « C'est un mec, ta gamine ! » qu'avait lancé un jour un gars en sortant de la chambre. C'est vrai, il y a mes ongles trop courts, mes lèvres trop fines, mes seins comme deux petites boules dures, mes membres gainés, mon ventre que la musculature dessine comme celui d'un garçon. A vrai dire, j'adore ça ; je me sens puissante. J'aurais été tellement forte si j'avais pu naître homme et libre, libre à en crever. J'aurais égorgé quiconque eût voulu me commander.

-Bash ! On demande Frieda en chambre !

Basher grogne Frieda fait le service en salle ce soir, et plus si affinités. Un navire de la marine anglaise est à quai depuis midi et le bordel ne désemplit pas.

-C'est pas à la carte !, beugle-t-il à Beanie, la matrone de l'établissement. Envoie qui tu peux !

-Ce s'ra la p'tite garçonne alors, reste personne d'autre.

-Merde, Beanie !

C'est ce soir, c'est ce soir ou jamais. Ce type, mon boulot de ce soir, est un pirate. Je le sais parce qu'il est tatoué, parce qu'il est maquillé, parce qu'il est limite habillé comme une femme, et aussi parce qu'il avait un couteau court à la ceinture. Il glisse ses mains sous ma robe et sa voix coule dans mon oreille.

-Tu ressembles à un animal en cage, chérie…

-Si tu savais, que je lui feule en retour.

Pas de pitié, je me répète, pas de pitié. J'ai dix-huit ans et je vais tuer. Mon coup de lame déchire son flanc avec une rapidité fulgurante et son gémissement étranglé, bien sûr, ne passera pas pour déplacé ; le sang m'éclabousse et je veux l'achever, l'égorger mais mon second mouvement est moins rapide il l'intercepte, retourne agilement le couteau, me frappe au visage, m'entaille profondément. J'ai du sang dans les yeux, je lance mon pied à l'aveugle et par chance l'atteint dans l'abdomen ; il s'effondre. Je le vois flou giser dans une mare de sang. Le temps presse.

J'échange nos vêtements ; les siens sentent le musc et la mer, ils sont rêches, ils sont… c'est la première fois que j'enfile un pantalon et bon dieu j'adore ça. Je bande mon œil avec son foulard. Je coupe mes cheveux avec la lame encore humide de mon sang et de celui du pirate. Je me faufile par la fenêtre. Cette nuit scelle la fin de mon enfance.