Quand la grande cloche de l'entrée du château résonna dans la nuit, le jeune Derek frissonna et se rencogna sous ses couvertures. Le vent violent s'engouffrant dans les branches dénudées des arbres du jardin faisait un bruit épouvantable, mais ne couvrait pas le fracas du tonnerre, ni le bruit de la pluie torrentielle s'abattant sur les fenêtres. Ce n'était pas un temps à mettre les cochons dehors. Pourtant, quelqu'un était à la porte.
La cloche retentit à nouveau, et Derek hésita. Peut-être que c'était important. Peut-être était-ce un messager qui lui apportait des nouvelles de ses parents ? Ils étaient partis depuis des semaines maintenant, et Derek s'inquiétait beaucoup. Prenant son courage à deux mains, il quitta la chaleur de ses couvertures. Il grimaça quand ses pieds touchèrent le sol de pierres froides et se hâta d'enfiler des chaussons.
Prenant son courage à deux mains, il s'aventura dans les couloirs sombres et austères du château. Arrivé dans le grand hall d'entrée, il saisit un chandelier dont il alluma les trois bougies avec les briquets mis à disposition. La lumière chaude des flammes l'aida à se rassurer et il finit de parcourir les quelques mètres qui le séparaient de la porte.
Comme si la personne dehors savait qu'il était là, des coups retentirent contre les battants de bois massif fouettés par la pluie.
Derek avait le front couvert de sueur. Il n'avait qu'une envie, retrouver la sécurité relative de sa couche et attendre que sa sœur aînée se lève pour veiller sur lui. Laura n'avait peut-être que quatorze ans, mais elle se comportait déjà comme un vrai chef de famille en l'absence de ses parents. Du haut de ses onze ans, Derek la considérait comme une héroïne. Mais Laura dormait et n'était pas là pour s'occuper de la personne derrière la porte.
Prenant une profonde inspiration, Derek saisit la poignée ouvragée et tira de toutes ses maigres forces pour ouvrir les lourds panneaux. Il souhaita n'avoir pas réussi quand il vit le visage qui lui faisait face.
La femme devant lui, si tant est qu'on puisse appeler ce démon une femme, avait la figure lacérée de part en part. De rares mèches de cheveux s'échappaient du capuchon qui lui recouvrait en partie le visage. Elle avait les yeux presque entièrement blancs et de nombreuses dents manquaient à son sourire cruel. Elle était recourbée et appuyée lourdement sur une canne de bois sombre.
Derek recula, terrifié, quand un éclair non loin illumina la silhouette. Il avait l'impression de faire face à un personnage sorti de ses pires cauchemars. Il manqua hurler quand la femme s'avança légèrement et commença à refermer la porte.
« Mon petit... Tu ne me laisserais pas entrer ? » demanda l'inconnue. « La pluie est forte, et je voudrais m'abriter. Tes parents ne sont pas là ? »
Rendu muet par la peur, Derek ne put que secouer légèrement la tête. Un éclat étrange passa dans les yeux de la femme. « Vraiment ? Mon pauvre petit... J'espère qu'il ne leur est rien arrivé... Un accident serait tellement tragique. Tu veux bien me laisser entrer ? » Derek secoua encore la tête.
« Je te fais peur, peut-être ? » demanda l'inconnue d'un ton mielleux. « Je comprends, tu sais. Les cicatrices, les yeux... Je comprends. Tu as peur, petit ? »
Derek hocha la tête, toujours sans rien dire. Il ne comprenait pas ce que voulait cette femme, mais il était sûr d'une chose. Il n'allait pas la faire entrer. Son père lui avait peut-être appris à toujours être poli et serviable envers les femmes, mais celle-ci ne pouvait pas en être une, avec son aspect terrifiant et son air réjoui en parlant d'un accident pour ses parents. Non, c'était une créature des Enfers.
Comme pour confirmer ses propos, la femme commença à changer devant ses yeux. Sa peau semblait fondre et son visage se regonfler en même temps. Ses yeux devenaient noirs, des cheveux poussaient à toute vitesse, et elle se redressa avec d'horribles craquements, comme si les os se réarrangeaient.
Derek faillit perdre le contrôle de sa vessie à cette vision. Il se calma légèrement quand il vit devant lui une jeune femme très belle. Elle avait maintenant de longs cheveux sombres cascadant sur ses épaules, un petit nez retroussé, un sourire charmant et de grands yeux noirs. Sa canne s'était affinée et elle la tenait maintenant à la main comme une baguette, et Derek se demanda si c'était une fée. Elle ressemblait un peu à sa mère.
Un autre éclair illumina le ciel, vite suivit par le tonnerre, et Derek gémit. La femme s'agenouilla devant lui et passa délicatement une main sur son visage. « Chut... Mon petit, ce n'est rien. Ce n'est que de la lumière, tu vois ? Tout va bien se passer... je peux entrer ? »
Derek hocha la tête, se décalant légèrement pour la laisser passer. Il était déjà à moitié caché derrière la porte, mais il laissa quand même un passage pour elle. Mais elle se contenta de se redresser en le toisant de toute sa hauteur. « Vraiment ? Tu m'invites à entrer ? Tu es sûr de toi ? Tu ne voulais pas, il y a deux minutes... »
Derek se sentait perdu, il ne comprenait absolument pas ce que voulait cette femme. Elle demandait un abri en insistant lourdement et, quand il cédait et le lui accordait, elle ne voulait plus et le traitait avec dédain ? C'était à s'y perdre totalement !
« Vous ne voulez plus vous mettre à l'abri ? » demanda timidement Derek, parlant pour la première fois de la soirée.
« Non. » répondit l'inconnue d'une voix qui avait perdu toute sa douceur. « Non, je ne veux rien avoir à faire avec un prince aussi méchant que toi. Tu te bases sur les apparences et tu juges les gens... tut tut, tes parents auraient dû mieux t'élever. »
Elle fit tournoyer sa baguette et d'énormes papillons, ainsi que des lucioles, commencèrent à en sortir, fonçant sur l'enfant terrifié. Il fut bientôt entièrement recouvert par les insectes et il commença à crier, mais s'arrêta bien vite quand il sentit un animal commencer à rentrer dans sa bouche.
Derek tomba au sol et se mit en position fœtale, gémissant et pleurnichant en sentant les dizaines de pattes fourmiller sur sa peau. Il essayait de les chasser, en vain. Et il commença à changer. Sous ses yeux ébahis, ses ongles noircirent, se transformant en griffes. Son visage s'allongea, son arcade sourcilière s'aplatit et des poils poussèrent sur ses joues. Ses dents s'allongèrent, devenant des crocs.
Derek ne comprenait pas ce qui lui arrivait, il ne comprenait pas pourquoi cette femme, au comportement si changeant, s'en prenait à lui ainsi, et il ne comprenait pas pourquoi elle le transformait en monstre. Ni pourquoi ça la faisait ricaner.
Après un long moment il se redressa, chassant les derniers insectes s'accrochant à lui. À genoux, la tête basse, les mains posées sur le sol devant lui, il dit : « Pourquoi vous m'avez fait ça ? » sa voix était faible éteinte. Mais il pouvait quand même entendre les mots sortir hâchés, de manière gutturale, sa bouche pleine de crocs ne lui permettant plus de parler de la voix douce qu'il avait jusqu'à maintenant.
La sorcière – ça ne pouvait définitivement pas être une fée – se contenta de sourire. « C'est pour t'apprendre une leçon, mon cher Derek. Tout simplement. Pour t'apprendre à ne pas juger les gens sur leurs apparences. Tu n'as rien voulu entendre quand j'étais laide et blessée mais, dès que je me suis transformée en jolie jeune femme, tu t'es empressée de vouloir me faire entrer. Ce n'est pas comme ça que ça marche, tu sais. »
« Mais... Je suis un enfant. J'ai eu peur, c'est normal ! Il y a l'orage et vous arrivez au milieu de la nuit, c'est injuste ! »
« La vie n'est pas juste, tu sais. Et plus tôt tu apprendras ça, mieux ce sera. Je te rends un service, en réalité. Tu devrais me remercier, jeune prince. D'ailleurs... »
Elle ne termina pas sa phrase, se contentant d'agiter à nouveau sa baguette. Rien n'eut l'air de se passer, et Derek soupira intérieurement. Mais il se crispa quand la femme reporta son regard sur lui. Elle perdit la lueur cruelle qu'elle avait dans les yeux.
« Oh, Derek. Ne pleure pas, mon petit chou. Je ne suis pas si méchante que ça, tu sais. Tiens, on va faire ça comme ça. » Elle sortit une rose de sa cape et la lui tendit. « Cette rose va devenir ta meilleure amie pour ces, disons, ces quinze prochaines années. Prends-en soin. Dans quinze ans à partir de maintenant, elle se flétrira et mourra. Si, le jour où le dernier pétale tombe, tu as réussi à te faire aimer de ton âme-sœur malgré ton apparence repoussante, toi et tout ce château serez libérés de mon envoûtement. Ce n'est pas la peine d'essayer de t'en sortir en séduisant la première venue, tu n'as qu'une âme-sœur. Tu la reconnaîtras en la voyant. Mais si, par malchance, tu échouais... Alors, vous serez condamnés à rester ainsi et à vivre pour l'éternité. Sois fort, Derek. Le destin de toute cette maisonnée repose sur tes épaules. »
Puis, dans un bruissement de cape, elle disparut, ne laissant derrière elle qu'un enfant monstrueux tenant une rose merveilleuse.
