Ce fut la quatorzième cliente ce mois-ci, la quatorzième à venir se plaindre de son petit copain, de son fiancé, de son mari. Elles se demandaient toujours si ces derniers les trompaient. Ce qui était le cas souvent, une femme n'en arrivait pas à consulter un détective privé si elle n'avait pas de solides doutes.
Et Sherlock s'ennuyait, il s'ennuyait comme un rat mort, son cerveau n'arrêtait pas de le harceler demandant pitance : une affaire sordide, complexe, qui le stimulerait ne serait-ce que pour une journée, une nuit. Il devenait de plus en plus insupportable, et John s'arrachait carrément les cheveux. Mme Hudson avait tenté vainement de le calmer mais avait fini par renoncer et éviter l'énergumène le plus possible.
Ce fut alors, après une matinée infernale, que débarqua cette cliente. Il était 11h31 et ce fut John qui lui ouvrit la porte, Mme Hudson étant partie faire des courses. Que dire de cette cliente ? Qu'elle semblait jeune malgré des vêtements vintage qui paraissaient dater des années 70 : une jupe en tweed marron, des bas épais, des chaussures de 'mémé' que même les grand-mères actuelles ne porteraient pas et une veste à carreaux en tweed épais et marron. Les cheveux étaient tressés en une natte très mal faite et des lunettes énormes qui couvraient une bonne partie de son visage. Elle avait le visage bouffi et les yeux rouges d'avoir trop souvent pleuré semblait-il. Un mouchoir à une main et un parapluie noir d'homme à l'autre, elle lui demanda poliment :
- Bonjour.. Dit-elle en reniflant : Est-ce que M Holmes est ici ?
- Oui, bien sûr entrez. Dit John en lui cédant le passage, se disant que ça ne semblait pas être l'affaire qui calmerait Sherlock. Elle ressemblait aux différentes femmes qui étaient passées pour demander une enquête sur leur conjoint. Sherlock allait être agacé au plus haut point et allait être odieux.
Il monta les escaliers pour lui montrer le chemin et elle le suivit. Sherlock jouait du violon à la fenêtre, cela voulait dire qu'il avait vu à quoi ressemblait leur nouvelle cliente et qu'il ne tarderait pas à la vexer pour l'envoyer rapidement balader.
- Sherlock nous avons une cliente. Je te présente… Il se rappela alors qu'il n'avait pas demandé son nom.
- Je me présente, je suis mademoiselle Simmons. Dit-elle rangeant tant bien que mal son mouchoir et regardant par terre, tentant de lisser vainement sa jupe défraichie signe qu'elle était assez intimidée.
- Sans aucun intérêt. Dit-il en reprenant le violon.
- Mais… Bégaya la cliente en redressant la tête et tentant de réagir.
- Sherlock ! Cria John, il avait beau s'attendre à cette réaction, il se devait de le rappeler à l'ordre, une cliente restait une cliente.
Sherlock soupira, posa son violon et se dit que s'il réglait cela rapidement il se débarrasserait vite de cette 'chose-femme' qui ne ressemblait à rien de cohérent, elle était un patchwork dénaturé, les vêtements dataient, ses ongles étaient rongés témoignant de sa nervosité perpétuelle et de son incapacité à contrôler ses sentiments. Elle semblait avoir longtemps pleuré vu l'état des poches sous ses yeux et leur rougeur. Si elle venait demander si son petit copain — petit copain car elle ne portait pas d'alliance et encore moins un bague de fiançailles—, la trompait et bien la réponse serait oui. Elle ne semblait posséder aucune de ces choses que ses congénères recherchaient chez les femmes : ni prestance, ni féminité, ni même une personnalité. Elle avait tout de la vieille fille, bien qu'elle ne semblait pas si vieille, et les poils de chat sur ses vêtements n'allaient sûrement pas le contredire. Il inspira profondément et soupira, cela allait être d'une pénibilité :
- Soyez brève car je ne veux pas que cela traine, les événements ennuyeux me tuent littéralement à petit feu. Dit-il en s'installant sur un fauteuil et croisant ses mains pour calmer son impatience déjà grandissante.
John serra les dents en se disant que c'est tout ce qu'il pouvait espérer de mieux de sa part étant donné son état mental ces derniers temps :
- Asseyez-vous s'il vous plaît. Dit John en lui montrant le fauteuil.
- Merci Monsieur vous êtes bien aimable.
Sherlock roula des yeux car en plus de s'habiller comme une personne âgée, elle en avait le langage. Elle s'entendrait bien avec Mme Hudson. L'idée le fit sourire.
- C'est au sujet de mon… euh… petit copain. Dit-elle en rougissant.
Si elle rougissait tant que cela c'est qu'elle n'en avait pas connu des tonnes, loin de là, tout à fait l'opposée d'Irène. Là aussi il ne put s'empêcher de sourire mais c'était un sourire nostalgique, le regard dans le vide. Cette femme représentait un perpétuel challenge capable du pire et surtout de le trahir pour le plus offrant ou pour sauver sa peau. Ce que cette période où elle gravitait autour de lui pouvait lui manquer. S'il essayait de la recontacter peut être qu'elle pourrait lui refaire un coup foireux digne de lui occuper l'esprit. Cette idée lui avait redonné espoir puis ses yeux revinrent à la femme en face de lui, avec le vieux parapluie et il déprima. Décidément il devait s'en débarrasser. Elle était en train de lui raconter son improbable histoire d'amour avec un escroc de bas étage qui était avec elle pour la plumer, véritable parasite vivant à ses crochets et sans le sou. Enfin, c'est ce que lui avait déduit car pour elle, ce petit ami idéal n'avait pas eu de chance dans la vie, n'avait pas trouvé de travail à ce jour, faisait ce qu'il pouvait…
- Tout ça ne me dérange pas mais je ne supporterais pas qu'il me trompe et je crois que l'autre jour, lors d'une soirée organisée à mon appartement, il a couché avec l'une des filles invitées.
- Et en quoi cela me concerne ?
- Je sais que vous avez un grand sens de l'observation et j'ai ramené des photos de la soirée pour que vous me disiez laquelle c'est. Je sais que votre temps est précieux et que vous ne vous occupez que des affaires de crimes graves. C'est pour cela que je ne vous demande que de jeter un coup d'œil à ces photos afin de me dire laquelle a touché à mon homme adoré. Je vous paierai mais s'il vous plait jetez y un coup d'œil et dites-moi qui est la responsable. Je sais que vous en êtes capable. Dit-elle en farfouillant dans son sac fourre-tout d'où elle sortit une vingtaine de photos. Elle lui tendit les photos tout en évitant de le regarder dans les yeux, lui ou même John. C'est l'homme qui porte une chemise en soie noire et un pantalon en velours noir. Dit-elle recommençant à renifler et recherchant dans son sac un nouveau mouchoir à sacrifier sur l'autel de sa misère amoureuse. Ah oui, j'ai oublié, j'ai trouvé cette petite culotte dans notre chambre et ce n'est pas la mienne. C'est à cause de ça que j'ai commencé à douter de lui. Dit-elle en leur tendant une toute petite culotte en dentelle très sexy.
Il prit les photos et la petite culotte et John le rejoint pour jeter un coup d'œil aux deux. Après avoir étudier la petite culotte, il regarda chaque photo avec attention. Leur 'cliente-express' était sur chacune d'elle, elle était soit isolée, soit en train de se balader avec un plateau de boissons ou de petits fours. Elle était vêtue dans le même style que Sherlock avait décidé de nommer 'rétro-vieux' mais elle semblait avoir fait un effort pour que cela ressemble, de loin malheureusement, à une tenue de soirée : un chemisier blanc à jabot et une jupe mi-longue en tweed noir. Chose qui aurait pu passer dans une soirée déguisée, mais ce n'était pas le cas d'après les vêtements des autres convives. Il feuilleta toutes les photos puis en souleva une :
- C'est elle. Dit-il en retournant la photo et lui indiquant de l'index la femme.
- Elle ! Dit-elle choquée en récupérant la photo : c'est impossible, c'est ma meilleure amie !
- C'est elle, vu ses mensurations, elle est la seule à pouvoir entrer dans ce type de sous-vêtements. Dit-il en soulevant la petite culotte. En plus de cela, il y a des regards qui ne trompent pas, ils ne se lâchent pas des yeux sur la plupart des photos, là on le voit frôler ses fesses et on a même deux photos qui prouvent que mes observations sont justes : dans la première on la voit avec la marque du slip sous sa robe et sur la seconde la marque a disparu.
- Non, ce n'est pas possible ! Dit-elle en se redressant offusquée et en commençant à pleurer : Qu'est-ce que vous en savez ! Ma meilleure amie et mon petit ami n'auraient jamais pu me faire une chose pareille ! Non, il a dû me tromper avec une étrangère qui l'a manipulé, c'est une erreur d'une nuit et je refuse de croire que ma meilleure amie y est mêlée ! Et puis d'abord vous ne devez pas être si fort que ça, que savez-vous des gens ? Rien du tout ! Dit-elle en se redressant et en lui arrachant les photos ainsi que le slip des mains.
Il se redressa à son tour puis se dirigea vers son violon tandis que John commençait à se frotter les tempes sentant une forte migraine venir car il savait que Sherlock allait faire de nouveau son numéro et bien sûr sans aucun ménagement pour la cliente :
- J'en sais assez pour savoir ce que je dis, tenez, vous par exemple : vous manquez totalement de confiance en vous, vous vous habillez comme une grand-mère car vous avez des complexes par rapport à votre corps, complexes hérités du lycée mais surtout de vos parents dirigistes qui ont dû vous castrer très tôt. Vous travaillez comme secrétaire chez Malcolm et Finlay's. Vous avez deux chats, l'un est noir et l'autre est orange et blanc. Vous habitez dans un F2 sur Brixton. Ah et vous êtes une maniaque de la propreté.
Elle s'effondra sur le canapé :
- Mais comment savez-vous tout cela ! Dit-elle surprise, la bouche grande ouverte.
- J'ai vu que vous aviez des documents à en-tête Malcolm et Finlay's et ils n'étaient pas à votre nom, ce qui suppose que ça fait partie de votre travail. Chose confirmée par les traces d'encre sur vos doigts. Une encre utilisée pour les cachets officiels. Sans oublier les coupures dues aux feuilles de papier A4 que vous manipulez toute la journée. Pour les chats ce fut très simple grâce aux poils sur vos vêtements. J'ai deviné l'adresse de l'appartement car de l'une des fenêtres sur les photos on pouvait voir l'enseigne de la Brixton Academy et enfin le côté 'maniaque de la propreté' renvoie à l'état dans lequel se trouvent vos mains à cause du détergent.
John soupira, et voilà il recommençait à frimer. C'est là où il entendit la porte s'ouvrir, Mme Hudson étant revenue du marché.
- Les garçons, j'ai besoin d'aide. Dit-elle avant de commencer à monter les escaliers avec les courses.
John s'excusa auprès de la cliente le temps d'aller aider Mme Hudson. La cliente quant à elle était restée prostrée. Elle s'essuya une dernière fois les yeux tandis que Sherlock se tournait vers la fenêtre pour reprendre la partition là où il s'était arrêté. Néanmoins, il ne perdait pas de vue sa cliente-express car sa présence le gênait au plus haut point.
- Vous pouvez partir maintenant. Dit-il sans grand ménagement, comme à son habitude.
Mme Hudson venait d'accéder à l'étage suivie par John qui portait son sac de courses à roulette. Sac qu'il s'empressa de mettre dans la cuisine avant de se tourner vers la cliente. Cette dernière avait sorti une feuille sur laquelle elle écrivit quelque chose puis il la vit regarder attentivement sa montre, enlever ses lunettes comme si elles l'empêchaient de voir les aiguilles de sa montre et il la vit noter l'heure. Elle sortit ensuite un chèque et se redressa en le tendant à Sherlock.
- Que dire M Holmes : chaque travail mérite salaire et vous avez dépassé toutes mes plus folles espérances. Dit-elle en souriant.
Sherlock regarda le chèque puis la regarda, quelque chose avait changé dans sa manière de se tenir : ses épaules et son dos se sont redressés comme s'ils reprenaient leur véritable position. Elle était souriante et toute trace de tristesse avait disparu. Ce n'était plus la même personne. Il abaissa son violon et commença à l'observer attentivement. Elle rangea ses lunettes dans son sac et se tourna vers Mme Hudson :
- Cassie ! Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Et c'est quoi ce déguisement ?
Sherlock n'ayant pas récupéré le chèque, elle le tendit à John qui le prit machinalement et se tourna vers Mme Hudson :
- Tante Martha. Dit-elle en souriant avant de se diriger vers elle pour la prendre dans ses bras. En voyant cela Sherlock posa carrément son violon et son archet.
- Mais c'est quoi cet accoutrement ! Et tu ne devais arriver que demain ? Je n'ai pas terminé de préparer ta chambre.
- Ne t'inquiète pas, c'est à moi de m'excuser surtout auprès de M Watson et M Holmes. Je leur ai quelque peu menti. Dit-elle en se tournant vers eux.
- Comment ça ?
- Je me suis fait passer pour quelqu'un d'autre.
- Mais pourquoi ? Demanda John.
- En fait j'avais besoin des talents de M Holmes pour une petite expérience. Mais avant tout permettez-moi de me présenter : je suis Cassie Simmons, la petite nièce de Martha et je travaille sur une thèse de doctorat en psychologie comportementale. J'avais besoin dans le cadre de mes recherches de savoir si je pouvais piéger le grand Sherlock Holmes en imitant et combinant certains comportements humains alliés à un déguisement approprié.
- Me piéger. Dit Sherlock n'appréciant pas l'idée d'être manipulé et surtout n'appréciant pas l'idée de s'être à ce point trompé sur quelqu'un même si cette personne avait bien préparé son rôle.
- Non, excusez-moi je me suis mal exprimée, en fait je voulais savoir si je pouvais orienter vos conclusions sur les individus. Je sais que vous fonctionnez sur la dialectique observation/déduction, ayant largement étudié les mécanismes de cette dialectique j'ai su exactement quoi faire pour vous induire en erreur. Cela n'a été possible que parce que je vous ai étudié attentivement et que j'ai longtemps travaillé sur mon propre corps pour qu'il ne me trahisse pas. Les vêtements amples et aussi laids m'y ont énormément aidée.
- Sherlock est le sujet de votre thèse ? S'enquit John se demandant si l'ego de Sherlock n'était pas déjà assez étendu.
- Non, il n'est pas le sujet de ma thèse.
- Et quel est le sujet de votre thèse ? Demanda Sherlock.
- Les joueurs de poker. Dit-elle en souriant poliment avant de se tourner vers Mme Hudson. Tantine tu veux bien me montrer la salle de bain j'ai besoin de me débarbouiller.
- Oh oui bien sûr ma chérie, et après je te montrerai ta chambre, je l'ai nettoyée de fond en comble. C'est celle qui est au dernier étage.
- Celle du grenier !
- Oui.
- Ah parfait j'ai toujours aimé la vue que donne sa fenêtre sur les toits des maisons londoniennes.
- Sa chambre ? demanda Sherlock n'aimant pas du tout le ton de leur conversation, se doutant que l'express-cliente allait au final rester plus longtemps que prévu.
- Ah oui, je n'ai pas eu le temps de vous prévenir mais Cassie va habiter ici durant les 6 prochains mois. Le temps de terminer ses recherches pour sa thèse et d'en finaliser la rédaction.
- Eh oui je suis votre colocataire durant un certain moment ! J'espère que notre cohabitation se fera dans les meilleures conditions. Vous verrez que je suis quelqu'un de très discret. Dit-elle en regardant Sherlock puis en se tournant vers John à qui elle fit son plus beau sourire. Elle l'aimait bien, et d'après ce qu'en disait sa tante il semblait quelqu'un de bien. Sherlock s'était une autre paire de manches et il valait mieux garder ses distances avec lui si on ne voulait pas se faire massacrer tous les jours par ses paroles acerbes non filtrées par les règles de politesse.
- Mais bien sûr voyons. Répondit à leur place Mme Hudson.
- Attendez Mme Hudson vous auriez dû en parler avec nous avant de prendre une telle décision ! Dit Sherlock outré de subir une présence non désirée sous son toit.
- Sherlock ! Mme Hudson est chez elle et elle peut héberger un membre de sa famille quand elle le désire sans avoir besoin de notre autorisation.
- Encore heureux ! Dit Mme Hudson en foudroyant du regard Sherlock.
- En tout cas, en ce qui me concerne je suis heureux de rencontrer la nièce de Mme Hudson même si ce fut dans des circonstances un peu inhabituelles.
- Encore désolée d'avoir dû vous mentir, cela ne se reproduira plus. Dit-elle réellement gênée.
- Allez viens je vais te montrer la salle de bain et ta chambre. Dit Mme Hudson en glissant son bras autour de la taille de sa nièce alors que celle-ci entourait du sien son épaule. Elles montèrent les escaliers en discutant des nouvelles de la famille.
- Mais comment ose-t-elle me faire ça ! S'exaspéra Sherlock.
Cela eut le don de faire soupirer John se disant qu'il allait devoir subir la mauvaise humeur, déjà très pénible ces derniers temps, de Sherlock.
- Inviter une parfaite inconnue chez nous sans même nous consulter. Dit-il commençant à marcher de long en large.
John s'installa sur son fauteuil et ouvrit son journal décidé clairement à ignorer son ami :
- Fais-toi une raison.
- Oh que non, je vais faire mon possible pour qu'elle parte. Dit Sherlock s'arrêtant net et jubilant déjà à l'idée de pouvoir faire payer à cette insolente son impudence.
John abaissa violemment son journal et regarda Sherlock :
- Oh que non, ça serait un manque total de respect envers Mme Hudson et puis comme je connais ton fichu caractère, tu n'auras qu'à continuer à te comporter comme d'habitude cela suffira à faire fuir toute personne saine d'esprit à des kilomètres à la ronde.
- Tu as raison, elle ne mérite pas que je lui accorde une quelconque attention. En parlant de faire fuir des personnes saines d'esprit, je te rappelle que toi et Mme Hudson êtes toujours là à mes côtés.
- C'est justement la raison qui me pousse à me poser des questions sur notre santé mentale. Dit John en redressant son journal pour reprendre sa lecture.
Sherlock le foudroya du regard puis se tourna vers la fenêtre pour reprendre où il en était avec son violon.
C'est comme cela que commença la plus improbable des colocations, qui l'était déjà bien assez entre ces trois-là : un détective de génie mais à tendance sociopathe, un médecin militaire sans le sou et une logeuse qui n'était pas leur gouvernante. Une équation qui allait désormais inclure une doctorante en psychologie comportementale.
