Chapitre 1

La fillette ouvrit les yeux. La pièce était plongée dans la pénombre. Tournant les yeux vers la fenêtre, elle n'aperçut aucune aurore poindre à l'horizon. Malgré cette très bonne heure, elle tira les draps et se leva. Le dallage froid sous ses pieds la fit frissonner. C'est donc avec hâte qu'elle ouvrit la petite porte qui se trouvait à côté de son lit. L'atmosphère froide du cabinet de toilette n'avait rien d'encourageant, pourtant la fillette se dévêtit comme si de rien n'était. Après une toilette rigoureuse, à l'eau froide bien entendu, elle se tourna vers le portant qui trônait entre deux imposantes armoires. Elle se saisit rapidement des vêtements disposés à son attention la veille par sa gouvernante. Elle fit une grimace. La robe n'était vraiment pas à son goût, pas plus que les accessoires d'ailleurs. Elle était habituée à des vêtements plus simples et plus sobres. Soucieuse de ne pas embarrasser ses parents, elle avait accepté sans rechigner la tenue. Mais maintenant qu'elle s'observait dans le miroir, elle ne pouvait s'empêcher de le regretter. La robe d'un rose sombre lui donnait un teint verdâtre et les nombreux noeuds de satin alourdissaient sa silhouette. Elle soupira en imaginant la coiffure dont l'afflublerait immanquablement sa gourvernante. Elle passa négligeamment une main dans ses cheveux raides, d'un noir corbeau, puis sortit de la petite pièce. Dans la chambre, la pénombre avait laissé place à une lueur pâle, presque maladive. Résolue à attendre sa gouvernante, la fillette s'assit sagement sur la banquette de la fenêtre, prenant garde à ne pas froisser sa robe. Elle souhaitait à tout prix éviter des remontrances. La faible lumière du jour dispensait juste assez de clarté pour lui permettre de reprendre sa lecture sur l'histoire des Neuf Royaumes. Bien qu'elle l'ait déjà parcourut de long en large, elle y revenait toujours, comme un leitmotiv. Absorbée par sa lecture, elle ne vit pas le soleil rougeoyer dans le ciel, signal du début de la journée. Presque aussitôt la porte s'ouvrit laissant entrer une femme d'une cinquantaine d'années, sanglée dans une robe noire. Ne s'étonnant pas de découvrir la fillette levée et habillée, elle s'avança à grandes emjambées vers la fenêtre.

" Bonjour princesse Amélia, je vous souhaite un bon anniversaire."

La fillette lui rendit sa salutation et la remercia formellement, sans manifester d'émotion particulière. Sans un mot, elle se leva et alla docilement s'asseoir devant sa coiffeuse. Les mains tremblantes, la gourvenante défit doucement la longue natte qui s'enserrait les cheveux de la princesse. Elle s'empara d'un peigne doré et démêla tendrement les boucles noires qui cascadaient dans son dos. Au bout d'un moment, des grosses larmes se mirent à couler, en silence, des yeux de la gouvernante. La fillette mit quelques instants à s'en apercevoir. Elle poussa un soupir.

" Ne pleurez pas, vous avez eu dix ans pour vous préparer à ce moment."

La gouvernante renifla bruyemment. Elle était incapable d'adopter le détachement de la fillette. Elle prit un temps infini à coiffer sa jeune protégée, ne pouvant s'empêcher de rectifier une dizaine de fois, la position de son diadème. La fillette faisait preuve de patience, bien qu'elle soupçonna fortement la gouvernante de faire durer l'opération plus longtemps que nécessaire. Lorsque la coiffure s'acheva, la femme ne put résister à l'envie de placer sa protégée devant un immense miroir en pied.

" Vous êtes ravissante Princesse, une vraie jeune fille !"

Elle chassa de la main, les larmes qui s'accumulaient dans ses yeux. Amélia ne put s'empêcher de faire la grimace. Décidément, elle se trouvait affreuse. Rectification : elle se trouvait affreuse et ridicule. Cette tenue était à cent lieues de sa véritable personnalité. Néanmoins, pour ne pas peiner sa gouvernante en ce dernier jour auprès d'elle, la fillette lui sourit.

" Je n'ai jamais porté de robe aussi élégante."

Ce qui n'était pas un mensonge. Soudain prise d'angoisse, la gouvernante se détourna du miroir et vérifia pour la troisième fois, la malle de la princesse. La fillette la regarda faire d'un air désolé et retourna tranquillement s'asseoir devant la fenêtre. Occultant l'agitation de la gouvernante, elle se replongea avec délices dans sa lecture. La femme l'observait du coin de l'oeil tout en rangeant soigneusement les tenues dans la malle. Même si elle avait la charge de la fillette depuis sa naissance, elle s'étonnait tout de même de son calme olympien en de telles circonstances. Elle allait quitter, certainement pour toujours, sa famille, sa demeure et son monde, et elle n'en faisait aucun cas. Amélia surprit le regard de la gouvernante sur elle.

" Moi aussi j'ai eu dix ans pour me préparer, et je le suis."

Elle ferma l'ouvrage d'un coup sec et se leva. Le soleil éclairait à présent la campagne environnante. Elle jeta un dernier coup d'oeil à sa chambre et ouvrit la porte. Deux majordomes attendaient dans le couloir. En ce jour exceptionnel, ils avaient revêtus leur livrée noire. La gouvernante referma rapidement la malle dont s'emparèrent les deux hommes. Flanquée de la femme, la fillette descendit les escaliers. Partout dans les couloirs, des hommes et des femmes vêtus de noir, saluèrent avec déférence la princesse, échangeant après son passage, à voix basse, des commentaires sur son départ imminent. La fillette prit sur elle pour ne pas les sermonner. A quoi bon ? Elle n'avait même pas réussi à convaincre sa propre gouvernante. Elle se contenta d'accélerer le pas, pressée d'arrivée dans la salle à manger. Réservée aux membres les plus proches de la famille royale, elle espérait y trouver la compréhension qui semblait manquer à tous les habitants du château. Mais à son arrivée, la pièce, pourtant immense, était déjà noire de monde. En voyant apparaître la princesse, toutes les conversations se turent et les regards se tournèrent vers elle. Quelque peu surprise, Amélia se reprit rapidement et entra dans la pièce comme à son habitude. Sauf qu'en temps normal, à cette heure matinale, la pièce était déserte. Les nobles avaient été conviés à assister au dernier déjeuner royal de la princesse Amélia, ce qui privait la fillette du calme et de la compréhension tant espérée. Un large chemin s'ouvrit devant elle, la conduisant jusqu'à ses parents et ses frères à l'autre bout de la pièce. Sur son passage, tous s'inclinèrent. Certaines femmes tamponnaient avec précaution leurs yeux maquillés. Amélia fronça les sourcils : comment une femme dont elle ignorait le nom et le rang pouvait pleurer son départ ? Sans s'arrêter, elle poursuivit son chemin au milieu de cette marée noire. Elle aperçut bientôt distinctement le visage de sa mère. Ses yeux rouges mais secs lui apprirent qu'elle avait pleuré. Mais Amélia savait que son statut de reine l'empêchait de verser des larmes en public, ce qui la rassura. Son père, quant à lui, semblait partagé entre la tristesse et la fierté. Elle lui en sut gré. Ses frères, comme à leur habitude, faisaient des messes basses. Leurs tailles et leurs carrures semblables les faisaient passer pour des jumeaux, mais ils avaient en réalité un an de différence. Leur proximité avait toujours mis inconsciemment Amélia à l'écart. Mais ils avaient joué leur rôle de grands frères : protecteurs et émancipateurs. Bien qu'étant âgés de quinze et seize ans, ils avaient été présents dans sa vie et la fillette leur en était profondemment reconnaissante. Arrivée devant sa famille, Amélia s'inclina avec grâce. La reine adressa un regard approbateur à la gouvernante qui rougit sous ce compliment silencieux. Rompant ce cérémonial, le roi invita d'un geste tous les convives à prendre place autour de la table. Amélia remarqua alors le plan de table et la vaisselle dorée, habituellement réservée aux grandes occasions. La table n'étant pas assez grande pour recevoir tous les gens présents, certains nobles de moindre rang, durent rester debout. Amélia s'assit tranquillement à la place qui était la sienne, à gauche de sa mère. La table regorgeait de plats qui n'étaient pas habituellement au menu du petit déjeuner. Elle sourit devant l'air ravi de ses deux frères, installés en face d'elle, réjouis par l'abondance et la diversité des plats. A peine le roi fut-il assis dans son fauteuil qu'une armée de serviteurs en livrée noire apparut pour proposer boissons chaudes et froides. Les conversations, d'abord discrètes, prirent lentement de l'ampleur jusqu'à emplir la salle d'un joyeux brouhaha. Amélia se comporta comme à son habitude. Malgré la variété des plats proposés, elle se contenta d'un petit déjeuner frugal, essentiellement composé de fruits et de céréales. Elle regarda avec dégoût un plat de charcuterie passer devant elle. La famille royale déjeunait en silence : les deux princes avaient la bouche toujours pleine, ce qui les empêchait de converser poliment, la gorge nouée de la reine lui faisait mâcher longuement les petites bouchées qu'elle portait à ses lèvres, quant au roi, le regard perdu au loin, il n'avait touché à aucune nourriture. Malgré la politesse et la courtoisie des nobles, Amélia devinait sans peine qu'elle était le principal sujet de discussion de l'immense tablée. Elle se sentait épiée et ces regards furtifs la mettait mal à l'aise. Pourtant quiconque l'observait à la minute, n'aurait vu qu'une fillette de dix ans tranquillement attablée à manger un abricot mûr à souhait. Avec discrétion, la princesse chercha du regard la seule personne avec laquelle elle aurait aimé converser. Mais à son grand regret, elle ne la trouva pas dans la foule de courtisans. Mais cela ne l'étonna guère, Maîtresse Page n'avait pas pour habitude de fréquenter les élites, et s'en détournait volontairement. Le déjeuner se déroulait sous l'oeil attentif du premier majordome. Efficace et discret, il veillait au bon déroulement du repas. A peine Amélia eut-elle fini son abricot, qu'un serviteur se précipita, averti par le claquement de doigt du premier majordome, pour lui proposer une magnifique corbeille de fruits brillants et appétissants. Repue, la princesse signifia poliment son refus. Elle lut la déception dans le regard du serviteur, ce dernier imaginant déjà être le héros du jour, celui qui avait nourri en dernier la princesse Amélia. Elle soupira juste assez fort pour attirer l'attention de ses parents. Se méprenant sur ce geste, sa mère lui caressa tendrement les cheveux et son père lui adressa un sourire d'encouragement. Amélia n'osa pas les détromper : comment leur avouer qu'elle se sentait presque comme soulagée de quitter le château ? Elle se pencha vers sa mère.

" Puis-je disposer Mère ? Il y a certaines personnes auxquelles je dois faire mes adieux."

La reine jeta un regard à la pendule monumentale qui occupait un pan entier de mur.

" Vous pouvez, mais ne tardez pas trop, la cérémonie est dans une heure à peine."

Amélia acquiesça et se leva promptement. Aussitôt, les nobles se levèrent pour saluer son départ. Ils l'accompagnèrent ainsi jusqu'à sa sortie de la salle. Ce n'est qu'une fois les portes refermée que la fillette se détendit. Sans qu'elle en ait véritablement conscience, ce dernier déjeuner avait été une épreuve pour elle. Habituée à la discrétion, être ainsi le centre de l'attention la mettait profondemment mal à l'aise. Elle emprunta d'un pas rapide un escalier de service qui l'amena près des sous-sols du château. Ainsi enterrés, les murs de pierre suintaient une légère humidité, chaude et étouffante en été, glaciale en hiver. Cette atmosphère avait pour effet de décourager les éventuels fouineurs. C'était l'une des principales raisons pour lesquelles Maîtresse Page avait choisi d'installer ses appartements dans cette partie du château. Ecartant la lourde tenture verte qui cachait la porte, Amélia frappa. La voix claire de Maîtresse Page l'invita à entrer. Quelle ne fut pas sa surprise de voir la pièce sans dessus dessous. De lourdes malles occupaient tout l'espace. Constatant l'absence de la femme, la princesse s'avança jusque dans la chambre. Là encore des malles. Maîtresse Page apparut soudain, sortant de son cabinet de toilette, suivie de près par toute une collection de robes. D'un geste de sa main, les vêtements se plièrent proprement et atterirent en douceur dans la malle encore ouverte. Amélia s'inclina respectueusement devant son professeur.

" Maîtresse, je suis venue vous faire mes adieux."

La magicienne regarda d'un air ému, sa jeune élève.

" C'est très aimable de ta part ! Mais veux-tu bien m'aider, les chaussures sont quelques peu récalcitrantes !"

Amélia s'approcha d'un meuble agité de soubresauts. La porte s'ouvrit d'un coup, surprenant la fillette. Une violente dispute semblait s'être engagée entre les bottines noires et la paire d'escarpins vernis. Les premières tentaient d'écraser sans aucune autre forme de procès les chaussures d'apparât. D'un couinement, les escarpins vinrent se réfugier aux pieds d'Amélia. Calmement, la fillette prononça une incantation et les chaussures redevinrent aussitôt des objets inanimés. Maîtresse Page soupira.

" Je n'aurais jamais dû les enchanter pour pouvoir danser toute la nuit au bal."

Puis d'un mouvement souple de la main, elle envoya les chaussures se ranger auprès des robes. Satisfaite, elle ferma la malle et se tourna vers Amélia, un sourire malicieux aux lèvres.

" Ainsi tu es venue me faire tes adieux ?"

La princesse hocha gravement la tête. Mais elle jetait sans cesse des regards curieux aux malles entreposées dans l'appartement.

" Quittez-vous aussi Midgard, Maîtresse Page ?"

La femme lui adressa un regard bienveillant.

" Mon rôle auprès de toi s'achève aujourd'hui, pourquoi rester une minute de plus, si je ne suis plus d'aucune utilité ?"

Comme toujours, Maîtresse Page faisait preuve d'une grande praticité. Amélia adhérait totalement à ce raisonnement.

" Le devoir m'appelle déjà, je le sens ..."

Le regard de Maîtresse Page se fit plus lointain, elle semblait presque en transe. Amélia avait appris à reconnaître cet état, aussi se garda t-elle bien de parler ou de l'interrompre. Au bout d'une minute, la femme sembla de nouveau dans la chambre. Elle fixa son regard perçant sur la fillette.

" Elle devrait naître dans quelques minutes à peine, le temps m'est compté."

Les malles se mirent à tourbillonner dans l'air, rétrécissant à vue d'oeil jusqu'à s'encastrer les unes dans les autres, comme des poupées russes. Maîtresse Page jeta un coup d'oeil à son appartement vide, comme Amélia à sa chambre quelques heures plus tôt. Sentant le moment venu, Amélia s'inclina profondemment, bien plus que ce que le protocole permettait, cherchant à exprimer par ce geste, toute sa gratitude et sa reconnaissance à la magicienne. Avec Maîtresse Page, les mots étaient rarement utiles et nécessaires. En réponse, elle s'inclina elle aussi. Dans ce geste, Amélia vit la fierté d'avoir eu la princesse comme élève mais aussi de l'amour pour son être profond. Sans une larme, les deux femmes se regardèrent un instant, puis Maîtresse Page sortit des appartements, suivit comme un toutou fidèle, par sa malle de voyage magique. Amélia resta quelques instants dans la pièce vide, cherchant à graver dans son esprit le souvenir des heures qu'elle avait passé en compagnie de Maîtresse Page. Cette femme représentait la partie la plus intéressante de sa jeune existence, pas seulement à cause de l'aspect magique de son enseignement, mais davantage pour son respect et sa compréhension de sa nature profonde. Cette partie là, sa gouvernante n'avait jamais su la voir, cherchant toujours à la modifier et à la modeler pour qu'elle devienne la princesse qu'elle devait être aux yeux de tous.

N'ayant aucune raison de s'attarder davantage, la fillette sortit des appartements et remonta vers la partie plus accueillante du château. Dans le hall, sa gouvernante faisait les cents pas, inquiète et angoissée.

" Ah vous voilà enfin Princesse !"

La gouvernante n'avait jamais su l'emplacement exact des appartements de Maîtresse Page. Amélia la soupçonnait d'avoir jeté un sort sur la gouvernante. La fillette suivit docilement la femme à l'extérieur du château. L'imposant édifice renvoyait sa blancheur sur la cour carré, l'aveuglant un instant. L'ensemble du château avait été rassemblé pour assister au départ de la princesse. Du dernier des mitrons, jusqu'au premier conseiller royal, tous étaient présents. La gouvernante abandonna la fillette sur le seuil et alla se ranger à la place qui était la sienne. Amélia marqua un temps d'arrêt, se remémorant les règles précises du protocole. Ses parents formaient le sommet de la pyramide humaine qui l'observait. Inspirant profondemment, la princesse s'avança. Elle comptait intérieurement ses pas pour s'arrêter au bon endroit. Un silence profond régnait sur la cour, faiblement balayée par le vent. Lorsqu'elle s'immobilisa, le roi prit la parole.

" Ce jour voit le départ de la princesse Amélia pour le royaume d'Asgard. Puisse son voyage se dérouler sans encombres."

Toutes les personnes présentes murmurèrent les paroles rituelles censées l'aider à accomplir son chemin.

" Le jour de son dixième anniversaire, l'enfant royal né la nuit de la neuvième lune doit être envoyé au divin Odin afin qu'il puisse décider de sa destinée."

Amélia hocha imperceptible la tête. Bien avant qu'elle soit en âge de comprendre, on l'avait préparée à ce départ. Le roi s'adressa ensuite directement à elle.

" Mon enfant, puisse Odin le Père de toutes choses te protéger et de guider."

A peine, le roi eut-il prononcé ces paroles sacrées que le cercle dessiné aux pieds d'Amélia s'illumina. La fillette jeta un dernier regard à ces parents et à ses frères. Dans le secret de son coeur, elle les rassura et tenta de leur transmettre l'amour qu'elle lui portait. Puis elle entra dans le cercle de lumière et se plaça en son centre. A peine eut-elle atteint ce point, qu'un puissant arc-en-ciel frappa le cercle comme un éclair. Éblouie, la cour ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, la princesse avait disparu.